Skip to main content

Full text of "La mort et le diable : histoire et philosophie des deux négations suprêmes; prédédé d'une lettre á l'auteur de E. Littré"

See other formats


;f- 


I1S»«     ! 


Wmm 


."  ;■ 


.■: 


LA  MORT 


ET 


LE    DIABLE 


PARIS.    —   TYPOGRAPHIE  A.   HENNUYER,   RUE  D'ARCET,    7. 


CONTRIBUTION  A  L'ÉTUDE  DE  L  ÉVOLUTION   DES  IDÉES. 


LA    MORT 

ET 

LE  DIABLE 

HISTOIRE   ET   PHILOSOPHIE 
DES    DEUX   NÉGATIONS    SUPRÊMES 


PAR 


POMPEÏO   GENER 

De  la  Société  d'anthropologie  de  Paris. 


PRECEDE   D'UNE    LETTRE    A    L'AUTEUR 

DE 

E.    LITTRÉ 

Membre  de  l'Académie  française. 


PARIS 

C.    REINWALD,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

15,  RUE    DES    SAINTS-PÈRES,    13 

1880 


m* 


./ 


u 


■4 


MONSIEUR  ERNEST  RENAN 


EN    PREUVE    DE   RECONNAISSANCE. 


P.  G. 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Lettre-préface  de  M.  E.  Littré xxv 

Préface  de  l'auteur xxxv 


LIVRE  PREMIER. 
LA  MORT  ET  L'IMMORTALITE. 

Partie    historique. 

I 

INDE. 

Analogies  de  l'Évolution  de  la  civilisation  indienne  et  de  celle  de  la 
civilisation  indo-germanique  occidentale.  La  méthode  naturaliste 
pour  la  reconstruction  d'un  état  social  passé.  Application  à  l'Inde.— 
Invasion  des  Àryâs  dans  l'Hindoustan.  Formation  des  castes.  Carac- 
tère de  la  nature  du  pays  ;  la  flore  et  la  faune.  Le  culte  du  feu, 
Agni;  le  culte  du  soleil;  adoration  de  la  lumière  comme  origine 
du  monde.  La  création  selon  le  Rig-  Véda  ;  absence  de  l'idée  d'un 
créateur.  Naissance  de  l'idée  de  lirahma  ;  sa  signification  imper- 
sonnelle dans  le  Sama-Véda;  il  devient  un  dieu  personnel.  —  Les 
Brahmanes  des  Védas,  poëtes-philosophes.  Chants  relatifs  à  la 
mort  ;  funérailles.  Incarnations  de  Brahoia.  Unification  des  êtres  en 
Brahma.  Transmigration.  Le  dogme  de  la  chut"  dans  Mcmou;  consé- 
quences; désir  d'anéantissement;  expiations  dans  d'autres  corps.  Ori- 
gine du  culte  de  Swa.  Vichnou,  dieu  intermédiaire.  Génération  des 
autres  dieux.  Intention  réformiste  du  Bouddha.  Le  Bouddhisme  se 
confond  avec  le  Brahmanisme.  Pratiques  relatives  à  la  mort  dans 
la  décadence  hindoue .  Immortalité  nulle 


Il 

PEBSE. 

Parenté  dn*  Iraniens  et   des   Aryâs   de    l'Inde  et  de  l'Europe.  Carac- 
tère  libéral  de  la  société   iranienne.  Amour  du  feu,   de  la  terre  et 


vm  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages, 
des  animaux.  L'Iranien  devant  la  nature.  Son  idée  de  la  mort  ; 
Ahriinane.  Sun  idée  iVOrumzd,  comme  lumière  pure.  L'âme  re- 
tourne à  la  lumière.  Funérailles  ;  le  corps  est  exposé  au  soleil  et  dé- 
voré par  les  ./seaux  ;  voyage  de  l'âme  après  le  troisième  jour  de 
la  moi  t .  La  religion  iranienne  repoussait  le  Fatalisme  

III 
L'EGYPTE. 

Conditions  d'existence  de  l'Egyptien;  il  subordonne  tout  à  la  conser- 
vation. Architecture.  Conservation  du  mort.  Laboratoire  d'em- 
baumement. Diverses  sortes  de  momifications.  On  étend  la  momi- 
fication à  tous  les  êtres.  La  Nécropole  :  les  Pyramides;  tombeaux 
des  prêtres;  hypogées  des  guerriers  ;  nul  autre  que  le  prêtre  ne  con- 
naissait la  demeure  de  chaque  défunt.  La  demeure  des  morts  sous 
les  premières  dynasties.  Raison  des  embaumements  ;  tout  conspire 
à  l'immobilité  et  à  la  régularité,  même  la  Nature  ;  la  vie  est  prise 
comme  simple  durée  de  la  forme  ;  on  ne  croit  pas  à  la  mort;  elle 
n'est  qu'une  parenthèse  de  la  vie.  Réalisation  de  la  justice  après 
la  mort.  Révivification.  On  ne  croit  pas  à  l'âme  entièrement  distincte 
du  corps  ;  l'âme  est  une  émanation  impulsive  du  dieu  solaire;  l'âme 
triple  :  intelligence,  âme  et  esprit.  Erreur  de  certains  auteurs  qui  ont 
pensé  que  les  Égyptiens  croyaient  à  une  âme  pareille  à  celle  qu'ont 
imaginée  nos  métaphysiciens  ;  l'âme  n'était  individuelle  qu'en  tant 
qu'elle  se  manifestait  dans  l'individu  ;  elle  n'était  pas  non  plus 
tout  à  fait  distincte  de  l'organisme.  Le  Livre  des  morts.  Raison  de 
l'embaumement  des  autres  êtres  que  l'Homme.  Idées  peu  précises 
de  l'Égyptien,  à  l'égard  de  l'espèce,  et  même  de  l'humanité.  Con- 
clusion         32 

IV 

PHÉNICIE. 

Adoration  des  divers  aspects  de  la  Nature  chez  les  Sémites.  Division 
de  la  Divinité  en  masculine  et  féminine,  en  bienfaisante  et  mal- 
faisante. Noms  divers  du  Dieu  ;  ceux  du  Dieu  naissant  ;  ceux  de  la 
Déesse  voluptueuse  ou  sinistre.  Etait-ce  un  polythéisme  ou  un  mo- 
nothéisme? Cultes  obscènes  et  funèbres  en  Asie  Mineure  et  en 
Phénicie.  Biblos.  Théogonie  et  cosmogonie  phéniciennes.  Le  prin- 
temps en  Phénicie.  L'été  ;  mort  des  productions  de  la  nature  par 
la  chaleur.  L'automne  et  les  pluies.  Renaissance  de  la  vie  Per- 
sonnification de  ces  phénomènes  ;  amour  de  Baalath  pour  Adon; 
celui-ci  est  tué  par  Moloch  ;  désolation  de  la  Déesse  ;  le  sang  du 
Dieu  ;  la  Résurrection.  Le  temple  de  la  grande  Déesse.  Culte  du 
Dieu  mort.  Carême,  flagellations  et  processions.  Le  sermon  de 
Passion  du  grand  prêtre.  Ensevelissement  du  Dieu  mort.  Moloch 
règne  en  été;  sacrifices  d'enfants.  Le  Dieu  remonte  au  ciel.  Orgie 
sacrée S4 


TABLE  DES  MATIÈRES,  ix 


GRÈCE . 

Pages. 
La  nature  du  pays;  tranquillité  et  proportion.  L'organisation  de  la 
société  hellénique  conformément  à  son  milieu.  La  mort  n'est  pas 
lugubre  en  Grèce  ;  on  n'y  considère  que  la  vie.  Dignité  des  Grecs 
dans  la  mort.  Funérailles.  Le  bûcher.  L'ombre.  Crémation  des 
cadavres  trouvés  ;  elle  est  refusée  aux  traîtres  et  aux  tyrans.  Urnes 
cinéraires;  le  souvenir  du  défunt.  Perpétuité  dans  la  patrie.  L'es- 
clave n'a  pas  d'immortalité.  —  Analogie  de  Rome  avec  la  Grèce. 
Le  testament C5 

VI 

LES  HÉBREUX. 

L'Hébreu  est  l'esclave  par  excellence.  Son  caractère.  Ses  tendances 
terrstres.  Ce  qu'il  a  fait  pour  la  civilisation.  Il  croyait  seulement 
à  l'existence  terrestre.  L'esprit  conçu  comme  souffle. Le  mort  dans 
le  Scheol.  La  justice  se  réalisant  par  le  châtiment  ou  la  récompense 
en  une  autre  vie.  Après  les  malbeurs  d'Israël,  cette  théorie  ne 
tient  plus. Rétributions  et  peines  aux  descendants  ;  Job  rejette  cette 
théorie.  Captivité  de  Babylone.  Probabilités  de  la  naissance  dans 
cette  ville  de  la  théorie  du  corps  et  de  l'esprit.  Idée  de  l'âme  et 
de  sa  destinée  à  Babylone  ;  idée  de  l'esprit-souffle  qui  s'en  va  vers 
Dieu.  L'idée  de  l'autre  vie  naît  pour  expliquer  le  triomphe  des 
ennemis  du  peuple  élu  ;  le  bonheur  à  la  lin  des  siècles  ;  résurrec- 
tion de  la  chair  ;  Messianisme.  La  description  de  la  fin  du  monde 
et  du  jugement  dernier  forme  le  sujet  des  apocalypses  ;  leur  carac- 
tère désolant  n'aboutit  qu'à  augmenter  le  malheur  ;  crainte  des 
peines  d'outre-tombe 72 

VII 
LA  DÉCADENCE. 

Discrédit  de  Jupiter;  Bacchus  à  Eleusis  ;  le  peuple  l'acclame  ;  Eschyle 
et  ses  amis  protestent  ;  ils  repoussent  les  dieux  de  l'Asie.  Les  mys- 
tères d'Eleusis;  limmortalité  de  l'âme;  le  blé,  le  vin  sang  du  Dieu; 
nécessité  de  la  descente  du  dieu  de  l'amour.  Eschyle  est  poursuivi 
comme  athée  ;  persécution  de  ses  amis.  Bacchus  règne  par  la  femme 
et  par  l'esclave.  La  femme  invoque  les  divinités  pleureuses  de 
l'Orient.  Protestation  et  condamnation  de  Sapho.  La  Diane  chaste 
devient  sinistre  et  crapuleuse  à  Ephèse.  La  Mort  entre  avec 
l'Amour  en  Grèce  ;  les  dieux  de  l'Orient  lui  prêtent  le  caractère 
sinistre.  Prométhée.  —  Idées  des  philosophes  grecs  sur  l'âme  ;  Déino- 
crite  ;  Leucippe  ;  Heraclite  ;  le  nous  d'Aristote  ;  Pythagore  et  Platon  ; 
l'âme  humaine   dérive    de  l'âme   universelle,  selon  ce  dernier;  sa 


X  TABLE  DES  MATIERES. 

Papes. 

triple  division  ;  dans  le  corps  elle  esl  déchue.  —  Naissance  du 
traso'ii  dantalisme  à  Rome  Ame,  Anima,  d'Anemos;  le  dualisme  de 
corps  e1  d'âme.  Après  la  chute  «les  républiques  et  le  triomphe  de 
l'Empire,  les  dieux  de  l'Orienl  donnent  à  la  religion  la  prépondé- 
rance sur  l'organisation  civile;  prépondérance  du  monothéisme. Le 
médiateur.  Rome  reçoit  les  cultes  funèbres  de  l'Egypte.  L'empereur 
absolu  aboutit  à  Mitra.  Corruption  par  les  esclaves  orientaux. 
Superstitions.  Mépris  de  la  vie  et  horreur  de  la  mort.  Le  Cirque. 
Règne  typique;  celui  de  Néron.  Tentatives  d'émancipation  avortées. 
Personne  n'ose  s'opposer  au  César.  Condaininations  et  suicide-;. 
Impuissance  des  Stoïciens.  La  plèbe  réclame  la  félicité  dans  une 
autre  vie.  Les  apôtres  du  Christ.  Origine  de  la  Morl  sel, m  les  chré- 
tiens. La  résurrection  des  corps  t'ait  des  prosélytes;  les  Agapes.  Mil- 
lenarisme.  La  nouvelle  Jérusalem  et  la  nouvelle  Babylone.  Martyrs. 
Catacombes.  Définitions  vagues  du  ciel.  Diverses  définitions  de 
l'âme  selon  Justin,  Tatien,  Athénagore,  [renée,  Origène,  Valentin, 
Tertullien,  .Montanus,  Manès  et  saint  Augustin,  qui  la  fixe.  —  Loi 
des  grands  changements  de  l'Humanité.  Résumé  de  toute  la  déca- 
dence  antique  dans  le  christianisme   82 

VIII 
LE  MOYEN  AGE. 

Irruption  des  Barbares  sur  l'Empire  romain.  Leurs  croyances  ;  carac- 
tère de  leurs  dieux  ;  la  récompense  future  clans  l'armée  de  Woden  ; 
caractère  de  leur  idée  de  la  mort.  Les  seigneurs  s'établissent;  ils 
se  font  chrétiens  ;  le  pape  les  domine.  Les  couvents.  Suicide  lent 
des  Ascètes  ;  ceux  d'Orient.  Influence  du  millenarisme.  L'an  1000. 
Misère  et  faim  ;  anthropophagie.  La  croisade.  La  faim  réparait; 
la  peste  et  la  lèpre  lui  succèdent.  Dégénération  du  type  hu- 
main. Réaction  de  ceux  qui  veulent  vivre  ;  la  Pierre  philosopha  h- 
de  l'esprit  et  l'Elixir  de  longue  vie  ;  résultats  de  ces  recherches. 
Malheurs  du  commencement  du  quatorzième  siècle.  Excommuniés 
et  Broculacos.  La  peste  considérée  comme  châtiment  divin  dans 
le  Nord  ;  on  accuse  les  Maures  et  les  Juifs  dans  le  Midi.  On 
parle  du  Juif  errant  ;  il  personnifie  la  souffrance  éternelle  ;  sa  lé- 
gende ;  notices  historiques  sur  le  Juif  errant.  Danse  de  Saint-Guy  ; 
rondes  furieuses.  Elévation  des  cathédrales.  La  commune  et  le 
château.  L'oppression  et  les  malheurs  du  peuple  croyant  produi- 
sent une  insurrection  mystique  dans  les  Eglises;  on  se  venge  des 
puissants  par  la  mort.  Les  sermons  égalitaires  de  la  Mort.  Per- 
sonnifications de  la  Mort  dans  le  squelette  déguisé  ;  comment  elle 
se  présente  aux  mortels;  elle  finit  par  tout  inspirer 118 

IX 

LA  DANSE  MACABRE  ET  LE  DIES  IR/E. 

Signification    du  mot  Macabre.  —  Quelle  fut  la  première  danse  ma 
cabre  qu'on   peignit.  Opinions   de    F.   Douce  et  de  Champfleury. 


TABLE  DES  MATIERES.  xi 

Paget. 
Opinion  qui  la  fait  dériver  de  la  danse  de  Saint-Guy.  La  danse 
macabre  du  charnier  des  Innocents  à  Paris.  A  partir  de  là,  la  danse 
macabre  envahit  tout.  Caractère  de  la  Mort  dans  cette  représenta- 
tion plastique.  Diverses  compositions  littéraires  sur  la  danse,  de  la 
Mort.  Danza  gênerai  de  lu  Muerte.  Poëme  de  Plowman  illustré  par 
Tory.  Holbein  s'inspire  de  refrains  populaires  sur  le  triomphe  de 
la  Mort.  Caractère  de  la  danse  d 'Holbein.  La  danse  macabre  est  un 
chef-d'œuvre  de  peinture  critique.  Champfleury  veut'qu'elle  soit  de 
toutes  époques  ;  elle  n'est  fille  que  du  manque  de  vie  et  des  idées 
mystiques  du  moyen  âge.  Elle  n'est  pas  applicable  aux  temps  mo- 
dernes ;  exemple,  celles  de  Grandville  et  Rethel.  — Caractère  auto- 
ritaire et  dogmatique  du  Dies  irœ  ;  populaire  et  égalitaire  de  la 
danse  macabre.  Unité  du  premier  ei  diversité  de  la  seconde.  La 
danse  macabre  déclare  l'homme  égal  à  l'homme  devant  la  mort. 
Le  Dies  irœ  le  déclare  indigne  devant  Dieu.  Le  Dieu  irse  comme 
œuvre  d'art.  Analyse  du  chant;  tout  en  lui  aboutit  au  même;  Dieu 
est  arbitraire  en  absolu;  l'homme  ne  peut  réclamer  la  justice,  car 
est  indigne  et  misérable  ;  le  juste  lui-même  n'est  pas  sûr  d'être 
sauvé  ;  il  faut  demander  pardon  individuellement.  Le  caractère  de 
l'Homme,  au  moyen  âgej  se  trouve  décrit  dans  ce  chant.  Influence 
désastreuse  du  Dies  irée  ;  il  augmenta  la  peur  de  la  Mort,  à  cause 
des  doutes  sur  le  salut.  Comment  on  peut  interpréter  dans  l'évo- 
lution de  l'espèce  ce  que  le  christianisme  a  formulé  pour  l'homme 
individuellement  :  la  chair,  l'esprit  et  la  résurrection.  Raison  des 
enterrements 150 


LA  RENAISSANCE  ET  L'ESPAGNE  CATHOLIQUE. 

L'art  reprend  la  Beauté.  Inventions,  nouvelles  manifestations  de 
la  vie.  Le  pouvoir  civil  et  ecclésiastique  s'unissent  contre  la 
libre  pensée.  Aristocratie  du  génie.  L'idée  delà  mort  revient  au 
Paganisme  et  au  Naturalisme.  La  Réforme  ne  la  modifie  pas.  L'E- 
glise recourt  à  la  terreur  pour  assujettir  le  peuple.  Le  catholi- 
cisme combattu  se  réfugie  en  Espagne.  Caractère  libéral  de  l'Es- 
pagne au  moyen  âge.  L'absolutisme,  importation  autrichienne. 
L'Eglise  y  attache  son  absolutisme  religieux  ;  la  liberté  religieuse 
que  l'Espagne  avait  au  moyen  âge  disparait.  L'Empire  de  Charles- 
Quint  c'est  le  césarisme  romain;  caractère  de  l'empereur;  il  est  un 
cas  curieux  d'atavisme  multiple.  Inconvénients  de  la  monarchie 
héréditaire  ;  les  rois  autrichiens  servent  l'Eglise.  Le  roi  est  déclaré 
sacré.  On  ne  considère  digne  que  de  servir  la  couronne  ou  la 
religion  ;  les  premiers  génies  de  l'Espagne,  soldats  ou  religieux. 
On  n'écrit  que  pour  le  catholicisme.  Les  évoques  poussent  les  rois 
à  l'extermination  des  hérétiques.  Férocité  du  clergé  dans  les  pays 
conquis  et  dans  la  Péninsule.  Purification  par  le  feu.  Concupiscence 
et  dévotion.  La  religion  s'accroît  et  la  population  diminue  à  cause 
de  la  sélection  artificielle  faite  par  la  monarchie  et  l'église  ;  déca- 
dence de  l'industrie,  du  commerce  et  de  la  marine  au  dix-septième 


X11  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages . 

siècle.  La  famine  désole  Madrid.  Le  roi  vole  pour  manger.  Le?  chef- 
d'œuvre  de  l'arl  à  cette  époque  révèlent  la  famine    et  la  misère  ; 
peintres  et  littérateurs  ;  leur  réalisme.  Caractère  sombre  et  funèbre 
des  monarques;  Leur  monument  est  un  mausolée.  Le  transcendanta- 
lisme  aboutit  en  Espagne  à  la  Mort L77 

XI 

LA  RÉVOLUTION. 

La  France  influencée  par  des  nations  réformées.  Caractère  de  la  Cour  ; 
souffrances  des  campagnards  ;  sévices  des  villes.  La  Bourgeoisie. 
L'Encyclopédie.  La  Révolution.  La  réaction  ;  son  caractère  rous- 
seaunien.  La  dignité  dans  la  mort  des  révolutionnaires  est  la  consé- 
quence de  leur  idéal  humanitaire.  L'Empire 204 


Partie   philosophique. 

La  tendance  de  l'homme  à  la  vie  le  pousse  à  en  accepter  une  autre 
quand  il  ne  peut  vivre  sur  la  terre.  Le  but  de  la  vie.  Nous  allons 
définir  au  milieu  des  tendances  multiples  de  l'époque  moderne, 
l'idée  que  la  science  nous  donne  de  la  mort  et  quelle  est  l'immor- 
talité que  l'homme  peut  atteindre 211 

I 

LA  VIE  ET  LA  MORT. 

La  mort  n'est  qu'une  négation  ;  pour  la  définir  il  faut  définir  d'abord 
son  terme  positif  opposé,  la  vie.  Définitions  de  la  vie  selon  Stahl, 
Descartes,  Pelletan,  Kant,  Béclard,  Blainville,  Claude  Bernard, 
Spencer,  Virchow  et  Letourneau.  Caractère  essentiel  .  de  la  vie. 
Son  intensité  dépend  de  la  rapidité  de  l'échange  de  la  matière. 
Les  forces  biologiques  se  réduisent  en  forces  chimiques  et  mé- 
caniques. L'ascension  et  la  descension  de  la  vie  sont  en  relation  avec 
l'assimilation  et  la  désassimilation.  En  quoi  consiste  la  mort  ;  elle 
sert  au  renouvellement  de  la  vie  ;  elle  est  aussi  la  conséquence  forcée 
de  la  vie  ;  mourir  est  avoir  vécu.  Non-sens  de  la  crainte  de  la 
mort  en  soi 

II 

DU  CORPS  ET  DE  L'AME. 

Qu'est-ce  que  l'âmeï  Réfutation  du  dualisme  métaphysique  de 
l'homme,  et  de  l'idée  qu'il  est  un  être  à  part  daus  la  création. 
Pour  réfuter  la  conception  panthéiste  sur  l'homme,  il  faut  remonter 
à  la  réfutation  de  la  dualité  de  l'esprit  et  de  matière  dans  l'uni- 
vers. Comment  ont  été  formées  les  idées  d'esprit  et  de  matière, 
de  corps  H  d'âme.  Réduction  de  tout  ce  qui  peul  être  connu  à  nu 


215 


TABLE  DES  MATIERES.  xm 

Pages, 
élément  commun,  le  mouvement.  L'idée  du  mouvement  ren- 
ferme celle  de  l'étendue  et  de  la  durée  ;  la  force,  cause  hypothéti- 
que du  mouvement  ;  réduction  de  la  matière  au  mouvement.  Nul- 
lité des  arguments  de  Pas  d'effet  sans  cause  et  Pas  de  mouvement 
sans  objet  mû,  quand  on  les  applique  à  toutl'ensemhle  des  choses. 
De  l'unité  de  la  nature  découle  l'unité  de  l'homme.  Il  y  a  divers  de- 
grés d'animation  î-elativement  aux  organisations.  L'âme,  fonction 
du  système  nerveux  ;  les  facultés  animiques  sont  en  rapport  des 
tissus  cérébraux,  le  cerveau  étant  leur  siège.  Rapport  de  la 
structure  et  disposition,  composition  chimique,  poids  et  volume, 
et  rapidité  de  la  circulation  du  sang,  avec  les  facultés  animiques. 
Arguments  tirés  de  la  physiologie  et  de  la  pathologie  du  cerveau  : 
sections  des  lobes  ;  lésions  des  corps  striés  et  des  couches  optiques; 
altération  de  la  substance  grise  ;  fonctionnalisme  de  la  mémoire  ; 
effets  des  lésions  guéries,  de  l'inflammation,  de  la  pression  et  de  la 
commotion  ;  loi  de  Taine  sur  l'altération  des  lobes  ;  vivisections  de 
Flourens  et  de  Valentin  ;  effets  de  la  dégénération  des  tissus  céré- 
braux, de  l'éréthisnie,  de  lascloroseet  de  l'aphasie  ;  effet  delà  rapidité 
de  la  circulation  du  sang,  de  l'anémie,  de  l'éthérisation,  des  narcoti- 
ques et  des  excitants  et  comment  ils  agissent.  Tout  démontre  que 
l'âme  est  une  fonction  et  non  un  sujet.  Accord  des  hommes  de 
science.  Difficulté  des  spiritualistes  pour  iixer  le  siège  de  l'âme. 
Pour  admettre  l'âme  comme  entité  à  part,  il  faut  démontrer  que 
les  facultés  animiques  ne  dépendent  pas  de  l'organisation  de  la 
substance  nerveuse 228 

III 

DE  L'IMMORTALITÉ. 

La  mortalité  de  l'âme  ne  s'oppose  pas  à  l'immortalité  humaine.  L'im- 
mortalité de  l'âme  et  la  résurrection  de  la  chair  ont  été  conçues 
sous  la  pression  de  malheurs  ;  ces  idées  disparaissent  avec  l'ac- 
quisition de  conditions  d'existence.  On  ne  peut  pas  mesurer  la  vie 
par  la  durée  de  l'individu  ;  d'où  dépend  l'énergie  vitale.  La  somme  plus 
grande  de  vie  à  laquelle  nous  parvenons  aujourd'hui  dépend  de  ce 
que  notre  vie  résume  toutes  les  précédentes.  La  vie  croît  à  mesure  que 
les  temps  s'avancent  par  acquisition  individuelle,  par  adaptation 
successive,  et  par  hérédité  accumulée  ;  gratitude  que  nous  devons  à 
tous  ceux  qui  nous  ont  précédés  en  travaillant  pour  nous  ;  grâce  à 
eux  nous  sommes  parvenus  à  la  quantité  de  vie  que  nous  avons  ; 
nous  travaillons  pour  ceux  qui  viendront.  L'immortalité  consiste  à 
laisser  ses  idées,  ses  œuvres,  sa  manière  d'être  à  l'Humanité  ;  on 
ne  prolonge  son  existence  qu'en  agissant  sur  les  successeurs.  Con- 
firmation de  cette  théorie  par  la  plupart  des  philosophes  modernes. 
Cette  immortalité  nous  attache  à  ceux  qui  ont  été,  comme  à  ceux 
qui  seront;  solidarité  dans  le  temps.  On  est  immortel  en  raison 
directe  de  ce  qu'on  a  fait  ;  point  d'immortalité  pour  les  égoïstes 
et  les  vulgaires  ;  sorte  d'immortalité  des  talents  méchants  et 
de  ceux    qui  se  dévouent  à  des  buts  inutiles  ;   les  revendications 


xiv  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages, 
dans  l'histoire.  On  dit  qui'  cette  théorie  est  aristocratique  et  injuste; 
réfutation.    L'immortalité   chrétienne  ne  satisfait  plus  ;  il   faut    la 
réalisation  do  la  justice  sur  la  terre.  Le  ciel  d'ici-bas 260 

IV 

CONSÉQUENCES  PRATIQUES. 

Si  mourir  c'est  avoir  vécu,  plus  on  aura  vécu,  moins  on  regrettera  la 
mort  ;  la  mort  au  paroxysme  de  la  vie  n'inspire  pas  l'horreur;  le  re- 
gret de  mourir  provient  de  n'avoir  pas  vécu.  Pourquoi  l'amour  tend 
à  la  mort  et  la  mort  à  l'amour.  Augmentant  la  vie,  la  mort  de- 
viendra de  moins  en  moins  redoutable.  Erreur  de  l'ascétisme;  mor- 
tification chrétienne  ;  scepticisme  de  la  vie.  Tendance  inverse  de  la 
philosophie  de  l'évolution.  Résumé  :  dans  l'antiquité  gréco-romaine, 
la  mort-pousse  à  vivre  individuellement;  dans  le  Christianisme,  la 
mort  pousse  à  abandonner  la  vie  en  perspective  d'une  autre  vie 
d'outre-tombe  :  à  l'âge  moderne,  la  mort  nous  pousse  à  vivre  pour 
nous  et  pour  l'espèce.  Inanité  de  l'argument  de  la  vanité  de  la  vie, 
parce  qu'elle  est  passagère.  Condition  d'une  mort  heureuse.  Réfu- 
tation de  l'accusation  d'immoralité  de  la  théorie  positiviste.  La  récom- 
pense et  la  peine  d'outre-tombe  ne  vont  qu'avec  un  état  inférieur 
intellectuel  et  moral  ;  elles  ne  produisent  pas  la  moralité.  L'accom- 
plissement de  la  loi  morale  dépend  de  la  conscience  de  la  justice. 
Réfutation  de  1  argument  basé  sur  le  malheur  des  esprits 282 


LIVRE   DEUXIÈME. 
LE  DÉMON. 

ÉVOLUTION    DE   L'IDÉE    DU    MAL   A   TRAVERS   SES   PERSONNIFICATIONS. 

Anthropomorphisme  et  zoomorphisme  des  hommes  primitifs.  Les 
doubles  moi.  Le  mal  est  attribué  d'abord  à  divers  êtres,  puis  à  un 
seul  ;  il  dérive  ensuite  d'un  être  qui  fait  à  la  fois  le  mal  et  le  bien  ; 
il  est  un  dédoublement  de  celui-ci  ;  îles  êtres  intermédiaires 
entre  les  deux  qui  résultent  du  Dieu  unique,  et  l'homme,  se  produi- 
sent. Jusqu'à  présent  chaque  époque  a  eu  son  démon  ou  ses  dé- 
mons      303 

I 

TYPHON. 

Le  mai  avant  les  Hyksos  n'avait  pas  de  représentation  unique. 
Erreur  d'assimiler  Sel  à  Satan.  Comment  se  forma  le  mythe  de 
Set.  l'invasion  des  pasteurs  ;  leur  dieu  Sutek  ;  il  fusionne  avec 
le  Set  d'Ombos;  Il  consacre  les  rois  et  ceux-ci  l'adorent:  il  devient 


TABLE  DES  MATIÈRES.  xv 

Pages. 
providence.  Expulsion  des  Hyksos.  Set  est  considéré  comme  l'ori- 
gine de  tout  mal  ;  fuite  de  Set.  Proscription  de  son  culte.  Noms 
qu'on  lui  donne,  formes  qu'on  lui  prête,  maléfices  qu'on  lui  attri- 
bue. Osiris  prend  sa  place  et  Set  se  venge  ;  la  légende  de  la  mort 
d'Osiris  et  de  sa  résurrection  ;  sens  de  la  légende  ;  la  lutte  des 
saisons  en  Egypte  ;  la  même  lutte  reproduite  chaque  jour;  la 
course  du  soleil  et  ses  luttes  dans  l'enfer  ;  Ra-Osiris-Hor.  Les  maux 
produits  par  Set-Typhon 307 

11 

AHRLMAN. 

La  lutte  de  l'homme  avec  la  Nature  inspire  l'Iranien  ;  le  soleil  vient  à 
son  aide.  La  lumière  conçue  comme  principe  bon  ;  l'obscurité  comme 
principe  méchant.  Généralisation  à  des  phénomènes  analogues.  Con- 
ception active  de  l'Univers,  basée  sur  la  lutte  des  deux  principes. 
Ahouramazda  l'emporte  de  plus  en  plus  sur  Angromainyous.  Le 
travail.  La  justice  extensive  à  tous  les  êtres.  Ce  que  demandent  l'eau, 
la  terre  et  la  plante  ;  biens  qu'elles  rendent  ;  ce  que  disent  le  cuir, 
le  fer,  le  bois,  la  pierre  et  le  feu  à  l'homme  ;  en  les  satisfaisant, 
Ahoura  grandit.  Morale  des  Iraniens.  Leur  ennemi  est  le  pasteur  va- 
gabond ;  c'est  lui  le  soldat  d'Angroniainyous.  Animaux  impurs  ;  es- 
prits du  mal.  Armée  du  bien  :  les  Ameshçapentas,  les  Yazatas,  les 
Fravarshis,  les  animaux  purs.  Le  Perse  fait  avancer  Ahoura  en 
combattant.  Angromainyous  se  convertit  en  principe  bon  par  le 
travail.  Le  mal  n'est  pas  éternel.  Comparaison  d'Angroniainyous  et 
de  Satan.  L'Iranien  avait  en  germe  l'idée  de  l'évolution.  —  Le  Maz- 
déisme devient  Monothéisme  ;  celui-ci  aboutit  à  la  monarchie  à  ten- 
dances conquérantes.  L'Iranien  s'unit  auMède.  Le  Mazdéisme  achève 
sa  corruption  à  Babylone.  Effémination  et  luxe  des  Perses 318 


III 

BABYLONE. 

Résultats  de  la  loi  d'inertie  dans  les  organismes  et  dans  les  sociétés  ; 
le  peuple  conserve  les  dieux  déchus  ;  application  de  ces  principes 
à  Babylone.  Comparaison  entre  la  magie  babylonienne  et  l'égyp- 
tienne. Religion  des  Accadiens  ;  leurs  idées  sur  l'Univers  ;  Anna, 
seigneur  du  ciel  ;  Ea,  dieu  de  la  terre  ;  Réa,  sa  mère,  et  Davkina. 
son  épouse  ;  Moulgé  et  Ni?i-ge,  dieux  des  régions  inférieures  ;  Oud 
le  soleil  diurne  ;  Nindar,  le  soleil  descendu  aux  enfers  ;  il  y  entre 
pour  chasser  les  ombres  de  l'enfer  ;  les  démons,  les  fantômes  et  les 
vampires  en  sortent.  Les  démons  sont  partout  ;  les  malfaisants  : 
les  lammas  et  les  mas,  les  outoitg,  les  gigims,  le  telal,  le  maskim,  les 
sept  fantômes  de  flamme,  hs  sept  génie-:  des  sphères  de  feu,  les  sept 
démons  de  l'abîme,  ceux  des  maladies,  incubes  et  succubes.  Adora- 


xvi  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Par>  - 

lion  «lu  feu;  culte  du  soleil;  culte  de  l'eau;  prières  à  Vesprit  du  ciel 
et  à  celui  de  lu  terre  ;  secours  de  Silikmoulouki.  Iullueuce  magique 
des  nombres  ;  talismans  ;  châtiments  des  dieux.  Comparaison  de 
cette  religion  et  du  Mazdéisme.  —  Evolution  des  dieux  accadiens 
sous  L'influence  sémitique.  La  religion  accadienue  devient  la  magie. 
Organisation  hiérarenique  de  la  religion  à  Babylone.  L'homme  est 
subordonné  aux  dieux  des  astres  et  au  dieu  suprême  ;  rapport 
entre  les  mouvements  du  ciel  et  les  événements  de  la  terre  ;  Le 
Cbaldéen  attribue  ses  classes  et  ses  fonctions  aux  corps  célestes  ; 
idées  mystiques  sur  le  lien  qui  unit  l'homme  aux  astres.  Le  soleil, 
roi  des  astres,  produit  la  divinité  des  rois  babyloniens  ;  ces  rois 
doivent  subjuguer  les  autres.  On  attribue  aux  dieux  sidéraux  des 
amours  comme  aux  hommes.  Caractère  des  dieux  des  mytholo- 
gies  sémitiques.  Myr-mylitta.  L'unité  de  régime  au  ciel  et  sur  la 
terre  demande  l'unification  de  la  race  ;  cultes  d'amour  ;  La  femme 
prêtresse  de  Vénus  Mylitta  ;  raison  individuelle  de  ces  orgies  sa- 
crées. Explication  de  l'inceste  divin.  La  prépondérance  de  la 
femme  résulte  de  ces  cultes  ;  les  femmes  sémites  ;  leur  caractère 
sensuel  ;  Marie  est  Zirbanit  renversée.— Le  mal  précédant  la  créa- 
tion, selon  Bérose.  Tiamat  et  Boni  ;  les  maux  provenant  de  la 
mort  du  dieu  solaire  ;  la  légende  de  la  descente  d'Istar  aux  enfers. 
Origine  du  péché  et  son  châtiment  ;  la  légende  du  déluge.— Résumé.     335 


IV 

IAHWEH  ET  SATAN. 

Hazazel  ;  fantômes  nocturnes,  le  démon  de  midi,  spectres  du  matin. — Le 
mal  pour  l'Hébreu  procède,  comme  toute  chose,  de  Iahweh.  Com- 
paraison entre  celui-ci  et  Ahoura,  Bal  ou  Beel,  et  Osiris.  Iahweh 
est  le  dieu  unique  et  distinct  de  la  nature.  Il  résume  le  mal  et  le 
bien,  l'être  et  le  non-être.  Il  existe  par  lui-même.  La  nature  et 
l'homme,  il  les  a  créés  pour  lui.  11  dispose  des  éléments  à  volonté.  Il 
gouverne  sou  peuple  en  monarque  absolu  ;  il  est  dieu  d'Israël.  Il 
conduit  son  peuple  contre  toutes  les  nations.  Il  est  vindicatif. 
C'est  lui  qui  fait  tout  le  mal.  Il  distribue  les  biens  et  les  maux  à 
son  caprice.  Son  caractère  âpre.  Sa  ressemblance  avec  Moloch.  Il 
domine  par  la  terreur.  Soncarèctère  arbitraire  et  son  despotisme. — 
Eloh/i,  dieu  pluriel  des  Patriarches.  Origine  de  Iahweh.  A-t-il  été  un 
dieu  de  l'atmosphère?  Dérive-t-il  du  Moloch  chananéen ?  Au  com- 
mencement,  il  partage  le  pouvoir  avec  d'autres  dieux.  Comment  il 
triompha  d'eux  dans  la  lutte  pour  l'existence.  Il  prend  tous  les  ca- 
ractères de  son  peuple.  Il  devient  le  dieu  du  Monothéisme,  grâce 
à  son  exclusivisme,  et  de  plus  il  arrive  à  être  distinct  de  la  nature. — 
Satan  dans  le  livre  de  Job  ;  selon  les  Chroniques  et  selon  Zacharie. 
C'est  un  critique  fataliste  qui  accuse  les  hommes  devant  Dieu.  Si- 
gnification du  mot  Satan.  D'où  procède  cette  personnification  du 
Mal  :  trois  hypothèses  à  faire. . 366 


TABLE  DES  MATIERES.  xvii 


LE  TARTARE,  LES  DÉMONS  ET  L'ART  SACRÉ. 

Pages . 
Le  mal,  chez  les  Grecs,  n'a  pas  de  représentation  unique.  Les  mythes  du 
mal  se  développent  en  Grèce  ainsi  qu'à  Rome,  sous  l'influence  des 
cultes  de  l'Orient.  Idée  de  VEnfer  dans  la  Grèce  préhomérique  ; 
laboratoire  souterrain  de  la  vie.  Le  Tartare  ne  prédomine  pas  dans 
les  âges  héroïques.  Le  Tartare  selon  Homère.  L'idée  plastique  de 
l'enfer  est  fille  de  l'aspect  de  l'Arcadie.  L'idée  du  Tartare  n'influence 
pas  les  contemporains  d'Homère.  Leur  idée  de  la  Justice  ;  le  Grec 
ne  se  soumet  pas  aux  Dieux.  Idée  de  la  Justice  au  temps  d'Hésiode. 
Comment  s'accentua  l'importance  du  Tartare.  Pindare  confond 
le  crime  avec  l'impiété.  Pour  quelques-uns,  Zeus  est  la  source  des 
maux.  Terrible  jugement  des  morts  selon  Platon.  Influences  égyp- 
tiennes.—  Les  démons  selon  Homère  et  selon  Hésiode.  Les  héros  s'y 
confondent  avec  tous  les  demi-dieux  ;  on  les  considère  comme  des 
divinité?  infernales.  Des  divinités  déchues  viennent  se  joindre  à 
eux.  Platon  les  multiplie  à  l'infini.  Le  démon  de  Socrate.  Influence 
de  l'idée  des  démons  dans  la  philosophie.  Ames  des  morts.  Songes 
et  hallucinations  expliqués  par  les  démons  à  Rome.  —  Les  terreurs 
des  dieux  s'accentuent.  Châtiments  d'outre-tombe.  Protestation  de 
Lucrèce.  Les  Stoïciens  et  les  Epicuriens  repoussent  les  supersti- 
tions. La  plèbe  les  accepte.  Descriptions  sinistres  des  poètes.  Minos, 
juge  redouté.  Enfer  de  Virgile  et  d'Ovide.  —  La.  piété  obscurcit  la 
justice-.  La  magie  devient  prépondérante  Personnages  extraordi- 
naires. Enchanteurs,  devins,  astrologues  ;  mystères,  évocations,  con- 
jurations. Pouvoir  des  plantes  ;  philtres.  Néron  magicien  Hélio- 
gobale  au  temple  du  Soleil.  L'Art  sacré  est  enseigné  par  les  prê- 
tres égyptiens  ;  initiation  ;  théories  ;  idées  des  Alexandrins  sur  ce 
sujet  ;  formules  cabalistiques 392 


VI 

DU  MAL  SELON  LA  GNOSE  ET  SELON  L'ORTHODOXIE. 

Cosmopolitisme  de  la  corruption  de  l'Empire  romain.  Le  mysticisme 
vient  par  contre-coup.  Mort  des  dieux  de  la  Nature.  Le  dieu-fils 
des  Juifs  apparaît.  —  Décadence  de  la  philosophie  grecque.  Le 
dieu  de  Platon  ;  la  matière,  dernier  degré  d'éloignement  de 
Dieu  ;  elle  est  synonyme  de  Mal.  Egarement  de  la  dialec- 
tique. Aristote  définit  la  philosophie  ;  il  part  de  la  réalité  ;  la 
matière  et  le  mal  n'existent  pas  en  soi  ;  le  dieu  d'Aristote.  Dé- 
cadence du  péripatéticisme.  Réaction  des  Epicuriens  et  des  Stoï- 
ciens ;  la  morale  de  leurs  théories;  leur  impuissance.  Tout  déchoit, 
seule  la  religion  avance.  La  philosophie  aboutit  à  la  religion.  L'O- 
rient  et  l'Occident  s'unissent.    L'origine  du  mal  esl  la  <-hut<;  pour 


xvni  TAHI.E  DES  MATIÈRES. 

Pages . 

les  Alexandrins  et  les  Chrétiens.  L'école  d'Alexandrie  retourne,  à  La 
fin,  vers  le  bon  sens;  elle  aboutit  au  monisme.  —Divers  éléments 
qui  concoururent  à  In  formation  de  l'idée  du  mal  dans  le  chris- 
tianisme Etat  pathologique  dis  esprits  à  cette  époque.  Prépon- 
dérance des  inférieurs.  Inspirés.  L'état  de  délire  s'aggrave  avec  les 
désastres  de  l'Empire.  Garart  èiv  delà  littérature  qui  en  résulte  chez  les 
Juifs*  Personnifications  du  mal  chez  les  Judéo-chrétiens.  Toutes  les 
sectes  croient  aux  dénions.  Confusion  des  démons  païens  avec  les 
Schédim.  Le  diabolos  du  livre  de  la  Sagesse.  La  légende  de  la  chute 
tira  Anaes  au  livre  d'Hénoch.  Chute  de  Satan  selon  l'Apocalypse  ; 
selon  Luc,  Pierre  et  Judas.  Idée  que  Paul  a  du  démon.  Pour  les 
chrétiens  de  la  seconde  génération,  il  est  le  contraire  de  ce  qu'ils 
soutiennent  ;  les  dieux  deviennent  diables,  et  le  paganisme  leur 
œuvre.  Origine  de  Beelzébuih.  La  prostituée  et  la  bêtê  de  l'Apo- 
calypse. Tout  ce  qui  n'est  pas  chrétien  est  anathématisé.  Satan 
devient  un  i  entité  métaphysique  pour  le  christianisme  grec  ;  sa 
lutte  avec  le  Verbe;  analogie  de  l'idée  du  mal  du  quatrième  évan- 
gile  et  de  celle  de  la  gnose.  —  Qu'est-ce  que  La  Gnose?  Son  oppo- 
sition avec  leJudaïsmë.  Caractères  différents  dès  gnostiques.  Pour- 
quoi èchoitèrent-iis  ?  Simon  le  Magicien  et  tiélène.  Cerinthe  :  le 
Khristos  et  1  homme  Jésus.  Saturnin:  le  Khristos  nous  délivre  de 
lahweh.  Ascétisme  de  faiien.  Bardèsane  apporte  un  système  com- 
plet :  h-  Dieu  inconnu;  eons  et  syzygies.  Cerdon  :  non-incarnation 
du  Khristos.  Gnose  cabalistique  e1  sidérale  de  Basilide;  365  Ûranoi: 
/i'  Plerome  ;  le  Nous  ;  la  vertu  de  K'aulakau  ;  indifférence  entre  la 
vertu  et  le  vice.  Le  Khristos-faniàme  <\e±  Ùoeétes-  Marcion  :  la 
bonté  du  Dirii  suprême  en  opposition  avec  la  justice  du  drmiourgos. 
Valentin  :  le  mal  expliqué  par  un  trouble  de  la  Divinité  dans  son 
développement  ;  émanation  de  dieu  en  Eons  ;  lu  monade  indes- 
criptible ;  la  première  octave  supérieure  ;  les  douze  principes  de  la 
vie  spirituelle;  souffrances  des  Eons;  Sophia  ou  Àchamoth ;  h' 
Sauveur  ou  Paraclet  ;  Khristos  s'unit  à  la  Sagesse  d'en  bas  ;  YEon 
sauveur  descend  pour  la  consoler  ;  le  monde  fils  de  la  douleur  de 
la  divinité  ;  le  drmiourgos  et  le  diable;  Ames  privilégiées  ;  la  fin 
du  monde.  La  moralité  des  Valentiniens.  Les  Ophites;  Ialdabaoth 
et  Ophiomorphos  ;  immoralité  de  cette  secte.  Les  cainites  prêchent 
le  mal  comme  moyen  de  salut.  Fin  de  la  gnose.  —  Opposition  des 
Peines  latin*.  I renée  :  sa  théorie  de  la  rédemption.  Tertullien  :  son 
style  grossier  ei  sa  haine  contre  la  philosophie  ;  l'âme  détériorée 
comme  origine  du  maL — Chrétiens  alexandrins  ;  ce  sont  dcsNéopla- 
toniciens  et  des  gnostiques  modérés  ;  le  dieu  Agathos  ;  le  Verbe 
et  le  Saint-Esprit  Saint  Clément  ;  il  base  son  système  sur  la  philo- 
sophie grecque  ;  son  optimisme.  Origène  :  son  Dieu  et  la  création  ; 
chute  des  essences  rationnelles  ;  Dieu  crée  la  matière  pour  les  ar- 
rêter; tout  doit  retourner  à  Dieu,  y  conquis  Satan  ;  le  Christ  mul- 
tiple. Opinions  d'autres  Pères.—  Manès  :  lutte  de  la  lumière  et  <\r^ 
ténèbres;  l'âme  universelle  ;  éternité  du  mal.  Réfutation  d'Augus- 
tin ;  le  libre  arbitre.  Réplique  des  Manichéens.  Augustin  est 
forcé  d'abandonner    son    système  ;    le    péché   originel}  source  du 


TABLE  DFS  MATIÈRES.  xix 

Pages, 
mal  ;  prédestination.  Protestation  de   Pelage  ;  le  pouvoir  de  la  vo- 
lonté ;  Pelage  repousse  le  péché  originel.  Pourquoi  échôuê-t-il?  Cri- 
tique sur  Augustin  et  sur  Pelage.  —  Résumé 'i ^ 


VII 

LE  DIABLE  BESTIAL  ET  LE  PAUVRE  DIABLE. 

Les  dieux  du  Panthéon  sont  morts.  Ceux  de  la  Nature  sont  transfor- 
més en  diables;  grâce  à  eux.  la  Nature  ne  périt  pas.  Les  chrétiens 
l'abandonnent.  Aspect  diabolique  de  la  Nature.  Les  cénobites  de 
la  Thébaïde  ;  Ils  Voyaient  partout  le  diable.  L'irruption  des  Bar- 
Rares  apporte  les  génies  dû  Nord,  lesquels  se  confondent  avec  les 
esprits  de  la  nature  des  pays  latins.  Sans  d'à  minores  le  peuple 
fait  des  saints  :  on  lui  empêche  d'en  faire,  et  alors  il  fait  des  dia- 
bles. Le  peuple  resté  païen  au  fond.  Formes  bestiales  qu'adop- 
tent les  diables.  L'Eglise  les  combat,  et  met  sur  leur  compte  les 
maux  qui  affligent  lès  paysans.  Pourvu  qu'on  soit  dévoué  à  l'Eglise 
on  peut  se  servir  du  diable  sans  lui  payer  ce  qu'on  lui  ait  pro- 
mis. Légende  de  saint  Théophile  :  celle  du  roi  Dagobert  et  de 
l'âme  de  Charlemagne  ;  damnation  de  Charles  Martel.  Le  diable 
trompé  fait  signer  son  pacte  ,  comment  on  élude  son  pacte.  Bon- 
homie du  diable;  il  est  domestiqué;  il  est  bouffon  ;  il  protège  les 
hommes  sans  rien  exiger:  il  s'amuse  avec  eux.  A  quoi  le  diable 
doit  son  caractère  ridicule.  Le  surnaturel  expliquant  tout,  saints 
et  diables  interviennent  en  toutes  choses.  Possessions  démoniaques; 
exorcismes.  Le  diable  ridiculise  les  religieux.  Incubes  et  succubes: 
leur  tradition  ;  on  les  éloigne  à  l'aidé  de  drogues  :  opinions  des 
théologiens  sur  leur  nature  et  sur  leurs  fonctions.  Le  diable 
plaide  pour  les  âmes.  Le  diable  dans  la  plastique  ;  comment  il  est 
représenté  dans  les  cathédrales 497 

VIII 

LE  GRAND  DIABLE. 

Dualité  du  diable  au  moyen  âge.  Caractère  du  diable  qui  s'oppose 
à  l'Eglise.  Au  dixième  siècle  commence  le  Grand  Ùiable  :  il  est  le 
produit  logique  de  la  personnification  du  bien  en  Dieu.  Légende 
du  roi  Robert,  celle  de  Sylvestre  II.  Le  diable  corrompt  l'Èglisè  : 
réforme  d'Hildebrand  ;  la  femme  est  considérée  comme  une  auxi- 
liaire du  diable.  —  Le  diable  produit  l'invasion  des  adorateurs  du 
Créateur.  Les  Arabes  en  Espagne.  Leur  civilisation.  Effet  diabo- 
lique sur  les  vrais  chrétiens  de  leurs  produits  et  de  leurs  inven- 
tions. La  philosophie  grecque  renaît  en  Espagne.  Culture  de  Cor- 
doue  sous  Hakam  IL  Réaction  d'Almanzor.  Caractère  du  F  Usa  f et  : 
conception  de  l'Univers  ;  idée  de  l'immortalité  ;  morale  ;  idée  sur 
la  femme.  Le  gréeo-arabisme  envahit  les  universités  chrétiennes  ; 
propositions  hérétiques.  L'Espagne,  foyer  d'hérésies.  Les  docteurs 


xx  TABLE  DES  MATIERES. 

Page». 

orthodoxes  combattent  le  gréco-arabisnie.  Damnation  de  ses  par- 
tisans. Averroès  et  De  tribus  impostoribus .  —  Caractère  libéral  du 
douzième  siècle.  L'idée  du  Christ-émanation  réapparaît.  La  démo- 
cratie, du  Saint-Esprit.  L'Evangile  éternel  ;  Rome  le  poursuit 
comme  une  œuvre  du  diable.  Messies  humains  :  insurrections 
du  Nord;  Pierre  du  Bruys  aux  Alpes  ;  les  Vaudois  et  Arnauld  de 
Brescia.  —  Le  diable  s'empare  des  gens  du  Verbe.  Vilgar.  Roscelliu, 
de  Compiègue,  fonde  le  nominalisme.  Le  réalisme  avail  produit 
la  croyance  aux  entités  vides  ;  ses  arguments.  Abélard  à  Sainte- 
Geneviève  ;  ratioualisme  de  ses  enseignements  ;  son  hétérodoxie.  Ber- 
nard de  Clairvaux.  Abélard  prend  lefroc  ;  son  enseignement  en  plein 
air  ;  sa  persécution  et  sa  mort.  Méthode  de  l'Eglise  pour  empêcher 
la  raison  de  produire  des  hérésies.  La  machine  à  penser  de  R.  Lulle. 

—  Caractère  hérétique  du  treizième  siècle;  comme  contre-coup,  la 
terreur  ecclésiastique.  Les  hérésies  des  peuples  du  Languedoc. 
Croyances  des  Albigeois  ;  ce  qu'en  disaient  les  catholiques.  Vi- 
sion de  Saint-Dominique.  L'évéque  d'Osma.  Les  Frères  de  Cit  aux 
et  la  croisade  contre  le  Midi  ;  actes  de  cruauté  des  croisés  ;  mort  du 
roid 'Aragon. — Frédéric  //et  ses  suecesseurs  en  guerre  avec  l'Eglise. 

—  Le  diable  de  la  recherche  inspire  Roger  Bacon  ;  ce  penseur  est 
condamné. — L'Eglise  triomphe  sur  toute  la  ligne.  Les  Dominicains . 
La  société  prend  un  caractère  sombre  et  pauvre.  Le  roi  exige  de 
l'or  du  seigneur  ;  celui-ci  du  paysan.  Les  Juifs  sont  attachés  à  la 
couronne.  La  banque  el  la  lettre  de  change.  Les  opérations  com- 
merciales apparaissent  comme  l'œuvre  du  diable.  Idée  sur  l'Anté- 
christ. Le  diable  roi  de  l'or.  Usure  des  Juifs  ;  massacres  dans  les 
juiveries.  Bénéfices  de  la  prépondérance  de  l'or.  L'Eglise  l'accepte, 

et  vend  tous  les  biens  spirituels.  —  L'Enfer  du  Dante 5B0 

IX 

LE  SABBAT  ET  L'ALCHIMIE. 

Le  quatorzième  siècle  ;  son  caractère  est  la  folie;  en  lui  finit  le  moyen 
âge  et  l'on  pressent  l'âge  moderne.  Influence  des  épices,  des  drogues 
et  des  chaleurs  ;  prépondérance  de  l'amour  excentrique.  Empire 
exagéré  de  la  Femme  :  femmes  extraordinaires.  Troubles  de  l'esprit. 
Extravagance  des  costumes  des  hommes  ;  aspect  diabolique  des 
armures  et  des  costumes  des  femmes  ;  changements  de  costu- 
mes. Caractère  fébrile  et  insensé  de  l'architecture  ;  sécheresse  du  go- 
thique du  Nord  ;  exubérance  de  celui  du  Midi.  La  littérature  de- 
vient insensée.  Le  diable  règne  en  ce  siècle. Les  princes  sonl  des  fous; 
folie  des  peuples;  tètes  et  légendes  impossibles;  tout  se  manifeste 
par  la  danse,  fin  du  siècle. —  Le  Sabbat.  Détresse  du  peuple  ;  bruta- 
lité des  seigneurs;  on  ferme  le  ciel  à  Jacques  Bonhomme;  il  se  donne 
au  diable.  L'oppression  religieuse  grossit  le  Sabbat  ;  le  diable  libé- 
rateur :  le  peuple  espère  en  lui,  car  il  ne  croit  plus  au  seigneur  ni 
au  prêtre.  Le  siècle  donne  au  Sabbat  la  danse  et  le  sacerdoce 
de  la  femme.  Description  du  Sabbat.  Qu'est-ce  qui  se  passait  réelle- 
ment au  Sabbat?  —  L'Alchimie.  Caractère  énigmatique  des  formules 


TABLE  DES  MATIERES.  xxi 

Pages, 
du  grand  œuvre;   opérations;  invocations;  nullité  des  résultats. 

Arnaud  de  Vilanova  et  Bernard  de  la  Marca  Trevisana.  Com- 
ment Nicolas  Flamel  lit  de  l'or.  A  quoi  aboutirent  les  recherches  des 
alchimistes.  La  vie  de  la  matière  ;  les  esprits  des  corps  ;  diables  li- 
quides. Pouvoir  de  Satan  au  quinzième  siècle.  Horreur  du  vulgaire 
pour  les  sciences. Don  Enrique  de  Villena:  la  légende  de  la  bouteille 
enchantée;  destruction  des  œuvres  de  l'Infant  d'Aragon 595 


LE  DIABLE  DE  LA  RENAISSANCE  AUX  TEMPS  MODERNES. 

Explication  des  grandes  inventions  par  le  darwinisme.  État  des 
esprits  au  quinzième  siècle  ;  recherche  des  livres  ;  besoin  de  lire  ; 
abréviations  ;  écriture  rapide  ;  on  veut  connaître  l'antiquité.  Ce  fut 
la  nécessité  qui  fit  trouver  un  moyen  de  reproduction  rapide  pour 
les  écrits.  Opinions  diverses  sur  la  découverte  de  l'imprimerie. 
Les  inventions  ne  se  font  jamais  d'un  coup;  illusions  qu'on  a  à  cet 
égard.  Comment  se  divulgua  le  procédé  de  l'imprimerie.  Jean 
Faust  à  Paris.  Persécution  contre  lui  et  contre  les  autres  inven- 
teurs de  Yars perpulchra.  Y  a-t-ileu  un  ou  deux  Faust?  La  légende. 
Signification  du  mythe  magique  de  l'Allemagne.  —  L'Église  et  la 
Réforme  persécutent  la  libre  pensée.  La  sorcellerie.  Le  maléfice  est 
assimilé  à  l'hérésie.  Superstitions  païennes  qui  reparaissent  à  la 
Renaissance.  Fureur  purificatrice  de  l'Église.  La  sorcellerie  sauva 
l'Église.  Premières  persécutions  contre  les  sorciers  en  France .  Effets  de 
la  bulle  Summîs  desiderantes.  Le  Maliens  maleficorum  ;  soncaractère  ; 
ce  qu'il  explique  ;  sa  méthode  criminaliste  ;  résultats  qu'elle  pro- 
duit. Maladie  mentale  des  sorcières.  Ce  qu'il  fallait  pour  être  brûlé. 
Les  bûchers  en  Allemagne,  en  Espagne,  en  Italie  et  en  Angleterre. 
Appuis  des  sorciers  ;  seigneurs  et  clercs  vont  au  sabbat  ;  les  dames 
invoquent  la  sorcellerie.  Effets  des  drogues.  Loups-garous.  Le  sor- 
cier devient  manipulateur  de  drogues,  ou  jongleur;  il  pénètre  dans 
les  cours.  Catherine  de  Médicis  et  ses  magiciens.  Superstitions 
qu'elle  apporta  à  Paris.  Charles  IX  et  Trois  échelles.  Sorcelleries  de 
Henri  III.  — Protestations  des  médecins,  des  gens  illustres.  Les  ma- 
gistrats civils  brûlent  plus  que  les  inquisiteurs.  Bodin.  Interdiction 
aux  clercs  de  juger  les  religieux.  Le  diable  se  fait  homme  d'Église. 
Le  diable  de  Luther;  le  Méphisto  de  la  légende  et  celui  de  Mar- 
lowe  ;  le  diable  de  Milton.  Pour  les  protestants,  Satan,  c'est  la 
papauté.  Scandales  des  clercs.  Le  diable  se  déguise  en  confesseur  : 
corruption  des  pénitentes  en  Espagne  et  en  France.  On  pardonne  les 
péchés  d'amour.  Régime  des  couvents  de  Nonnes  ;  théories  quiétis- 
tes  ;  littérature  mystico-sensuelle  ;  thérèse  de  Jésus.  On  devait  pé- 
cher par  force.  Erreur  des  casuistes.  On  cache  la  chose  en  Espagne; 
en  France,  la  débauche  devient  possession  démoniaque.  Histoire 
de  Gauffridi  et  des  exorcismes  de  la  Sainte  Baume.  Histoire  d'Ur- 
bain  Grandier  et  des  diables   de   Loudun.  Histoire  de  Madeleine 


xxu  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 
bavent  et  des  diables  de  Louviera.  Autres  procès  faits  à  des  religieux. 
Procès  de  .Mllr  Catherine  Cadière  et  du  Jésuite  Girard,  L'inquisition 
en  Espagne  au  dix-septième  siècle.  Sous  Charles  II,  les  posses- 
sion démoniaques  deviennent  générales  ;  le  roi  ensorcelé.  Les  pos- 
sessions de  Swur  Agueda  et  de  Frère  Jean  de  la  Yega.  Charles  II! 
chasse  le  diable  et  les  jésuites  d'Espagne.  Le  démon  meurt  au  sein 
de  l'Église 63"2 


XI 

DE  L'IDÉE  DU  MAL  PHILOSOPHIQUEMENT  CONSIDÉRÉE. 

Résumé  de  l'évolution  de  l'idée  du  mal  et  de  ses  mythes  en  Egypte, 
dans  l'Iran,  chez  les  Àccadiens,  en  Chaldée,  à  Israël,  en  Grèce,  à 
Rome  el  an  sein  du  Christianisme  jusqu'à  l'âge  moderne.  La  civilisa- 
t ne  comporte  plus  les  personnifications  du  bien  et  du  mal.  Relati- 
vité de  ces  notions,  démontrée  par  toutes  1rs  sciences.— La  qualité 
qui  détermine  la  bonté  dans  une  chose,  c'est  l'accomplissement  du 
but  auquel  elle  est  destinée;  le  non-accomplissement  détermine  le 
mal.  L'homme  appelle  bonnes  et  mauvaises  les  choses  par  rapporta 
lui.  Pour  lui,  le  bien  sera  la  satisfaction  adéquate  et  complète  de  ses 
besoins;   le   mal,  leur  manque  de  satisfaction  ou  leur  satisfaction 

inc plète.  Division  îles  maux  qui  affectent,  l'humanité  selon  leurs 

causes.  Maux  provenant  d'éléments  inorganiques,  leur  énumération. 
Vaux  provenant  de  causes  organiques  internes  ;  maladies  physiques 
et  morales,  acquises  ou  héritées.  Les  maladies  peuvent  être 
communes  à  certaines  époques  et  à  certains  peuples  sans  qu'ils  s'en 
doutent.  Vaux  organiques  externes;  toxiques,  infections,  parasites, 
attaques  des  animaux  Maux  provenant  des  hommes  contre  les 
hommessue  le  terrain  individuel  et  sur  le  terrain  superorganique. 
Il  faut  les  étudier  conjointement.  Le  crime.  La  peine  ne  peut  être 
considérée  connue  une  vengeance  ni  comme  un  exemple;  on  ne  peut 
l'appliquer  qu'en  vertu  du  droit  de  défense;  celui-ci  est  dérivé  du 
droit  d'évolution.  Le  droit  d'évolution  étant  actif ,  suppose  le  droit 
d'éliminer  les  obstacles.  Ce  qu'on  doit  considérer  pour  l'application 
de  la  peine.  Les  coupables  ont  l''  droit  d'être  punis,  c'est-à-dire 

i lifiés.  Les  êtres  arriérés  ont  droit  à  ce  qu'on  les  aide  dans  leur 

évolution  arrêté,' ;  telle  est  l'idée  directrice  du  Kultur-Kampf  et  de 
l'intervention  des  Européens  et  des  Américains  dans  les  états  bar- 
bares  ou  arriérés.  Raison  de  la  souveraineté  de  l'homme  sur  tous 
les  autres  êtres  ;  favoriser  l'organisation  harmonique  de  la  terre.  On 
ne  peut,  sans  manquer  à.  la  justice,  se  servir  des  êtres  inférieurs, 
même  pas  des  contraires,  que  danslamesure  strictement  nécessaire 
Tendances  qui  s'j  conforment  :  le  perfectionnement  des  machines 
pour  émanciper  le  manœuvre  et  la  bète  de  somme;  protection 
des  animaux  domestiques  e1  inoffensifs;  faire;  souffrir  le  moins 
possible  ceux  qu'on  doit  tuer  pour  se  servir   d'eux  :  sociétés  pro- 


TABLE  DLS  MATIÈRES.  xmii 

Pages . 
tectrices  des  animaux}  lois  Je  chasse  et  de  pêche-  droit  des  gens 
dans   la   -uerre.  On   ne   fait  disparaître    les  aptitudes  criminelles 
qu'avec  l'instruction  et  par  une  éducation  adéquate,  aidée  ,1.-  l'amé- 
lioration des  conditions  de  justice  qui  garantissent  a  chacun  ce  qui 
lui  appartient.  Injustices.  La  rente  ;   la  propriété  des   uns  ne  peut 
envahir  celle  des  autres.  L'exploitation  de,  travaux  d'autrui,  source 
de  propriétés  mal  acquises.  L'idée  de'  la  valeur  des  choses  fera  dispa- 
raître ces  injustices;  l'idée  de  la  valeur  des  choses  doit  se  fonder  Mu- 
ta connaissance  de  l'organisation  et  de  l'effort  qu'il  faut  pour  les  pro- 
duire, et  des  utilité-  qu'elles  rapportent.  L'ignorance  de  la  valeur 
réelle  des  objets,  source  d'injustice.  \2 utilitarisme  américain  est  une 
cause  de  rétrogradation.  Dans  l'échelle  de.  la  vah-nr  des  produits, 
la  première  place  appartient  aux  conceptions  scientifiques;  point 
de  réalisation  de  la  justice  sans  la  connaissance  de-  choses   Inanité 
de  la  définition  juridique  qui  la  fait  consister  uniquement  dans  l'in- 
tention. —  Perspective  qu'a  l'espèce  humaine  de  manquer  un  jour 
de  subsistances  et  d'espace  sur  la  terre  effet  de  sa  multiplication, 
démonstration  de  la  fausseté  de  cette    perspective.  La   puissance 
génésique   est   en  raison    inverse  du   développement    individuel. 
Équilibre  futur  de  l'humanité  avec  les  productions  et  avec  la  terre. 
—  Le  mal,  est-ce  le  positif  ou  le  négatif?  Le  mal  est  la  mort  sentie 
par  la  vie.  Pour  Schopenhauer,   c'est   le  positif.  Selon   Hartmann 
cela  dépend  du  point  de  vue.  Soi!  Inconscient.  Son  pessimisme  esl 
plus  outré  que   celui  des  chrétiens  et  que  celui  des  bouddhistes. 
Son   idée  de  la  perfection.   Sa  théorie  aboutit  à  l'immoralité.  Son 
système  pour  coordonner  la  création  d'un  monde  de  douleurs  avec 
l'omniscience   de  l'Inconscient.    Le    salut    dans    l'anéantissement 
du  monde.  —  Les  éléments  primordiaux  de   l'idé     du  bien  et  du 
mal   sont  le  plaisir  et  la  douleur;  opinions    d'Epicure,  de   Platon 
et  d'Aristote.  eu  Grèce  ;  d'Ennius  et  de  Tite-Live  à  Rome;  opinions 
qui  prédominèrent  au  moyen  âge;  idées  plus  exactes  des  philoso- 
phes à  partir  de  la  renaissance  :  Vive-.  Cardan.  Spinoza.  Hobbes , 
Kant  viennent  fixer  la  place  des  phénomènes  affectifs. Le  plaisirest 
le  résultat  de  la  satisfaction  adéquate  d'une  fonction.  Le  bonheur 
n'est  possible  qu'avec  des  besoins  progressifs  parallèlement  à  sa 
satisfaction.   Caractère  momentané   du  plaisir  :  caractère  d'équili- 
bre; un  excès  aboutit  à  la  douleur,  de  même  qu'un  défaut.  Le  plai- 
sir croit  avec  l'évolution  de  l'organisme,  conséquemment  avec  la 
vie.  Caractère  actif  du  plaisir;  le  travail  source  de  plaisir.  Objec- 
tions à  la  théorie  exposé'.   Le  plaisir,  résultant  d'une  augmenta- 
tion de  vie,  ne  doit  pas  nécessairement  être  précédé  d'une  douleur. 
Plaisirs  de  l'art  et  de  la  science.  Caractère  négatif  de  la  douleur, 
démontré  par  Maudsley.   La   félicité  n'est   possible    que  pour  les 
hommes  différenciés  d'intelligence  et  de  sensibilité  — La  morale  doit 
se  baser  sur  ces  états  de  sensibilité, le  plaisir  et  la  douleur,  et  l'idé  i 
de  justice    doit  la  diriger.   La  sensation  agréable  doit  être  consi- 
dérée relativement  à  tous  les  individus  coexistants  i  t  même  aux 
futurs.    Loi  de  la  convergence  des  énergies  dans   1  -  agrégats  so- 
ciaux ;  en  vertu  de  cela  l'homme  chaque  jour  deviendra  plus  sen- 
sible aux  douleurs  des  autre-  et  y  remédiera,  puis   il  jouira    eu 


xiv  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages, 
même  temps  de  leurs  plaisirs.  La  morale  doit  regarder  ;i  la  per- 
manence et  à  l'extension  de  l'étal  agréable.  Plus  un  organisme  est 
homogène  et  incohérent,  plus  il  est  immoral;  plus  il  est  diversifié  el 
plus  cohérent,  plus  il  est  moral.  La  vie  morale  n'est  point  nue  vie 
monotone,  mais  une  vie  cohérente  et  diversifiée.  Théories  immo- 
rales, celles  qui  détournent  de  la  vie  :  le  sacrifice  pris  comme 
but  ;  la  conscience  eu  soi  ne  peut  produire  la  morale.  Objection  : 
cette  morale  n'est  pas  possible,  car  pour  que  les  uns  soient  heureux 
il  faut  que  les  autres  en  souffrent.  Réponse  :  L'homme  en  lutte  avec 
la  nature.  Etats  de  l'humanité  dans  la  lutte  pour  l'existence 694 

CONCLUSION. 

Résumé  du  premier  livre  :  La  vie  est  progressive.  —  Résumé  du  se- 
cond :  Le  bien  est  synonyme  de  vie  ;  il  s'accroît  avec  elle.  Les  maux 
vont  disparaissant  chaque  jour  de  plus  en  plus.  Objections  du  pes- 
simisme allemand  :  Par  l'accroissement  de  la  sensibilité  et  par 
l'opposition  croissante  des  égoïsmes  de  jour  en  jour  plus  dévelop- 
pés, le  progrès  social  rend  impossible  le  bien,  en  dépit  de  sa  con- 
formité avec  la  vie.  Les  trois  états  d'illusion  de  l'Humanité,  selon 
Hartmann.  Décrépitude  de  la  civilisation  et  annulation  de  l'Univers. 
Réfutation  :  le  perfectionnement  de  la  sensibilité  nous  préserve 
des  maux  et  nous  fait  mieux  sentir  les  biens.  Biens  que  produit 
l'égoïsme  :  l'altruisme  en  résulte  par  évolution.  L'évolution  supé- 
rieure des  sociétés  fait  disparaître  d'eux-mêmes  certains  maux.  Man- 
que de  fondement  historique  de  la  division  d'Hartmann.  L'antiquité 
n'est  pas  une  période  car  elle  comprend  plusieurs  civilisations, 
pourvues  chacune  de  leurs  périodes  respectives.  Le  moyen  âge  n'est 
qu'un  état  pathologique  du  développement  superorganique.  L'Hu- 
manité est  encore  dans  l'enfance  à  l'âge  moderne  ;  sa  décrépitude 
est  bien  lointaine  Affirmation  par  l'art  de  la  disparition  progres- 
sive du  mal,  à  mesure  que  la  vie  avance  dans  l'évolution  super- 
organique. Illusion  d'Hartmann  sur  l'aptitude  de  la  douleur  coium*' 
résultat  de  la  civilisation  ;  cette  aptitude  nous  vient  du  moyen  âge 
par  la  loi  d'hérédité 750 


APPENDICES. 

De  la  portée  des  influences  cosmiques  sur  l'évolution  de  l'Humanité.  762 

La  volonté  et  la  mémoire 768 

Du  sens  dans  lequel  nous  employons  le  mot  cotiscience  en  morale.. .  769 

De  l'hypostase   féminine    de  Iahweh ...  770 

De  la  transition  des  cultes  phalliques  à  l'ascétisme  chrétien '1-2 

FIN    WC    I.A    TABLE   ANALYTIQUE   DES   MATIÈRES. 


LETTRE  DE  M.  E.  LETTRE  A  L'AUTEUR 


Monsieur, 

Vous  êtes  du  nombre  de  ces  amis  inconnus  dont  j'ai 
parlé  quelquefois,  et  avec  qui  il  suffit  de  la  moindre 
circonstance  pour  que  la  liaison  s'établisse.  C'est 
chaque  fois  une  bonne  fortune  qui  m'arrive;  car  y  a-t-il 
chose  qui  satisfasse  plus  nos  meilleurs  sentiments , 
que  d'apprendre  qu'on  est  au  loin  en  communication 
morale  et  intellectuelle  avec  des  esprits  éclairés  qui 
aiment  à  rendre  ce  qui  leur  a  été  donné,  même  par 
voie  philosophique  et  générale? 

De  votre  part,  la  circonstance  a  été  la  conception 
d'un  travail  que  vous  voulez  mener  à  bien  sous  les 
auspices  de  la  philosophie  positive.  Jeune  disciple  de 
cette  philosophie,  vous  vous  êtes  adressé  à  un  disciple 
plus  vieux  que  vous  et  qui,  depuis  trente  ans  qu'il  s'en 
sert,  l'a  trouvée  fidèle  à  ses  promesses  et  guide  sûr  dans 
les  graves  difficultés  mentales  de  notre  époque. 

Il  vaut  la  peine  de  remarquer  combien  est  grande 
la  force  de  pénétration  de  cette  philosophie.  La  voilà 
qui  va,  au  milieu  de  la  catholique  Espagne,  dans  le 
pays  que  la  théologie  a  gardé  si  longtemps  contre  toute 
invasion  de  l'esprit  moderne,  s'adresser  à  des  intelli- 
gences qu'elle  attire,  qu'elle  charme  et  soumet  à  sa  loi. 


xxv,  LETTRE  DE  M.  L1TTRE. 

Je  note  ici  (et  ce  n'est  point  un  hors  d'œuvre)  qu'au- 
tant m'est  advenu  avec  le  Portugal.  Là  aussi  j'ai  des 
amis  inconnus  qui  se  sont  (ail  connaître.  Le  lien  a  été 
cette  doctrine  fondée  sur  les  sciences,  qui  assure  l'in- 
telligence et  fortifie  le  cœur  au  milieu  du  trouble 
causé  par  la  décadence  progressive  des  croyances  an- 
ciennes. 

Cette  force  de  pénétration  appartenant  à  la  philoso- 
phie positive,  môme  au  travers  de  milieux  les  plus 
réfractaires  en  apparence,  est  non  un  miracle,  mais 
un  effel  naturel  el  historique  de  l'évolution,  qui, 
commune  à  noire  Occident,  en  a  préparé  plus  ou 
moins  toutes  les  parties.  Un  des  savants  renommés  de 
ce  temps-ci,  M.  Pasteur,  a  montré  que  l'air  ambiant 
contient  une  multitude  infinie  de  corpuscules  vivants 
qui  se  glissent  par  les  moindres  pertuis,  et  qui,  tom- 
bant sur  un  terrain  favorable,  donnent  lieu  à  des 
multiplications  illimitées,  il  n'en  est  pas  autrement  de 
l'aii-  intellectuel,  si  je  puis  me  servir  de  cette  expres- 
sion, qui  nous  enveloppe  de  toutes  parts;  grâce  à  la 
culture  universelle,  il  est  plein  de  germes,  de  critique  et 
de  science  qui  se  disséminent  sans  relâche,  qui  passent 
malgré  les  fermetures  les  plus  hermétiques  et  qui  pro- 
duisent une  féconde  et  incompressible  fermentation. 

Au  point  de  vue  où  je  suis  placé,  et  malgré  ma  qua- 
lité d'étranger  et  mon  éloignement,  je  rue  permets 
d'attribuer  une  grande  importance;  à  tous  les  travaux 
qui  ont  pour  objet  de  faire  connaître  et  de  propager  en 
Espagne  la  philosophie  positive.  Dans  toutes  les  ré- 
gions qui  s'ouvrent,  il  est  des  pionniers  qui  devancent 
les  autres  et  créent  les  premiers  défrichements.  C'est 
vous  et  ceux  qui  ont  reçu  les  mêmes  influences,  qui 
êtes   les  ouvriers  de  la  première  heure  et  qui,  dans 


LETTRE  DE  M.  LITTRÉ.  xxvu 

votre  mission  spontanée,  ne  devez  plaindre  ni  efforts, 
ni  labeurs,  ni  sacrifices. 

L'Espagne,  dans  l'ordre  philosophique,  traverse  la 
phase,  si  bien  retracée  par  la  sociologie,  qu'ont  présentée 
tous  les  peuples  occidentaux  :  sortant  de  la  théologie, 
elle  entre  dans  les  voies  métaphysiques.  Seulement, 
comme  cette  phase  a  été  bien  plus  l'œuvre  des  autres 
que  la  sienne,  c'est  à  eux  qu'elle  s'empresse  de  l'em- 
prunter. Toutes  les  sortes  de  systèmes  s'y  précipitent; 
on  y  voit  se  coudoyer  les  doctrines  de  l'école  écossaise, 
l'éclectisme  de  Cousin,  l'idéalisme  objectif  de  Krause  et 
la  transcendance  de  Hegel,  contre  lesquels  la  théologie 
défend  à  grand'peine  son  empire  jadis  exclusif. 

Simultanément  avec  la  liberté  d'opinions  et  avec  les 
systèmes  métaphysiques,  sont  entrées  les  sciences  mo- 
dernes, leurs  méthodes  vigoureuses,  leur  appel  con- 
stant à  l'expérience,  leur  répulsion  pour  le  subjectif  et 
leurs  résultats  précis.  Ce  sont  elles  qui  ont  ouvert  la 
voie  aux  doctrines  de  la  philosophie  positive.  En  at- 
tendant plus,  ces  doctrines  se  sont  cantonnées  dans 
les  facultés  des  sciences  et  de  la  médecine,  où  elles  ont 
pris  possession  de  quelques  esprits. 

Vos  confidences  m'ont  appris  que,  depuis  quatre  ans 
d'études,  vous  préparez  un  livre  intitulé  :  La  Mort  et  le 
Diable  —  Histoire  et  philosophie  des  deux  négations  su- 
prêmes. Ces  idées  de  la  mort  et  du  mal,  qui  sont  pure- 
ment nominalesquand  on  considère  l'ensemble  des  cho- 
ses, mais  pleinement  réelles  quand  on  considère  notre 
frêle  humanité,  ont  joué,  en  effet,  un  rôle  terrible  dans 
les  périodes  préparatives  de  l'histoire  humaine.  Ce  rôle 
se  transforme;  et,  sans  cesser  de  prendre  une  part  consi- 
dérable à  notre  dure  condition,  il  s'adoucit  grâce  à  une 
connaissance  plus  exacte  des  choses  et  à  une  meilleure 


X.wiii  LETTRE  DE  M.   EITTRÉ. 

culture.  Les  folles  terreurs  disparaissent;  les  nécessi- 
tés s'acceptent  avec  résignation;  et  un  travail  incessant 
qui  occupe,  en  les  dirigeant,  toutes  nos  forces  morales 
et  intellectuelles,  diminue  les  difficultés  et  les  souf- 
frances de  notre  existence.  C'est  là  l'œuvre  de  la  civi- 
lisation. 

La  mort  et  le  mal  ont  été  personnifiés  sous  la  forme 
de  deux  génies  formidables,  Tune  appartenant  plus 
particulièrement  à  l'antiquité  païenne,  l'autre  étant 
plus  spécial  à  l'époque  intermédiaire  du  moyen  âge, 
dont  il  forme,  on  peut  le  dire,  un  des  traits  essentiels. 
Rechercher  l'origine  et  le  caractère  des  conceptions 
théologiques,  afin  de  montrer  qu'elles  ont  été  des  de- 
grés nécessaires  de  l'évolution  totale,  est  un  des  ser- 
vices considérables  de  laphilosophie positive,  llne  telle 
vérification  est  à  double  fin  et  effectue  deux  objets  : 
d'un  coté,  elle  nous  défend  contre  la  réaction  du 
passé,  en  indiquant  la  source  naturelle  non  miracu- 
leuse, historique  etnon  providentielle,  humaine  et  non 
divine,  des  établissements  théologiques;  d'autre  côté, 
elle  nous  défend  contre  l'absolu  révolutionnaire,  qui 
anathématise  le  passé  religieux  de  l'humanité  et  qui, 
brisant  par  là  le  lien  de  filiation,  fuit  la  raison  de  l'his- 
toire et  devient  singulièrement  dangereux. 

Il  était  impossible  que  les  anciens  hommes,  quand 
leurs  réflexions  se  fixèrent  sur  le  phénomène  de  la 
mort,  comprissent  dans  son  rôle  cette  usure  des  or- 
ganes, qui  amène  la  dissolution  de  la  substance  vi- 
vante. Aussi,  transformant  un  fait  naturel,  qu'ils  n'en- 
tendaient pas,  en  un  fait  surnaturel  qu'ils  croyaient 
entendre,  chargèrent-ils  de  la  fonction  un  être  redou- 
table qui  moissonnait  régulièrement  les  générations 
humaines.  Dès  lors  tout  s'explique,  le  mythe  grandiose 


LETTRE  DE  M.   LITTRÉ.  XX1K 

saisissait  les  imaginations,  et  il  ne  restait  plus  qu'à 
implorer  la  puissance  fatale,  à  lui  demander  de  retar- 
der les  coups,  ou  à  chercher  dans  des  rites  mystérieux 
une  protection  provisoire.  Les  Grecs,  pour  adoucir  les 
traits  menaçants  d'une  telle  déité,  lui  donnaient  pour 
frère  le  sommeil;  et,  consolant  leur  imagination  at- 
tristée, ils  firent  du  repos  quotidien  (alta  quies  placidœ- 
que  simillima  morti)  une  image  du  repos  éternel. 

Selon  une  autre  conception  théologique,  la  mort  est 
dite  une  punition  infligée  pour  cause  d'infraction  du 
commandement  divin.  Voilà  encore  une  explication 
subjective  :  ne  pouvant  comprendre  pourquoi  nous 
subissions  l'agonie  et  le  trépas,  ces  hommes-là  se  sen- 
tirent satisfaits  quand  ils  eurent  représenté  la  mort 
comme  une  juste  peine.  Les  autorités  humaines  ne  pu- 
nissent-elles pas  du  dernier  supplice  les  crimes  qui  se 
commettent  contre  la  société?  Conception  caduque  et 
transitoire  !  La  mort  n'est  pas  plus  une  punition  qu'elle 
n'est  un  génie.  Les  animaux  qui  n'ont  rien  enfreint, 
puisque  rien  ne  leur  a  été  commandé,  meurent  comme 
nous;  cela  seul  suffit  à  prouver  que  mourir  est  une  né- 
cessité naturelle  imposée  à  tout  organisme.  L'étude  des 
altérations  que  la  vieillesse  amène  progressivement  té- 
moigne amplement  que  la  vie  finit  par  devenir  incom- 
patible avec  des  tissus  qui  ne  conservent  plus  ni  leur 
trame  ni  leurs  propriétés. 

De  même  qu'on  avait  spéculé  théologiquement  sur 
ce  qui  causait  la  mort,  de  même  on  spécula  théologi- 
quement sur  ce  qui  l'avait  précédée  et  devait  la  suivre. 

Pour  l'antécédence  de  la  mort,  plusieurs  imaginè- 
rent (et  des  religions  et  des  nations  entières  y  ont  con- 
formé leur  croyance)  que  les  hommes,  avant  de  vivre 
la  vie   actuelle ,    avaient  eu  une   suite   innombrable 


ixx  LETTRE  DE  M.   I.ITTRE. 

d'existences  à  travers  les  diverses  formes  de  l'animalité; 
une  sanction  morale  s'y  joignit,  et  le  dogme  fut  que, 
suivant  le  mérite  ou  le  démérite,  on  montait  ou  l'on 
descendait  dans  l'échelle  des  êtres.  Ai-je  besoin  de  dire 
que,  depuis  les  milliers  d'années  que  les  hommes  vi- 
vent et  meurent,  aucun  témoin,  aucun  fait,  aucune  ex- 
périence n'est  venue  attester  les  retours  à  la  vie  et  les 
passages  par  la  métempsycose?  Pour  ce  qui  est  après 
la  mort,  une  opinion  très  répandue,  qui,  elle  aussi, 
est  devenue  une  croyance  et  a  ses  sanctions  morales, 
prononça  que  l'homme,  au-delà  du  tombeau,  conti- 
nuait à  vivre  dans  des  lieux  qu'on  désignait,  sans  en 
spécifier  davantage  le  chemin  et  l'emplacement,  sous 
les  noms  de  paradis  et  d'enfer.  C'est,  comme  vous  le 
savez,  une  des  plus  fermes  et  des  plus  salutaires  pro- 
positions que  la  philosophie  positive  établit,  quand  elle 
dit  que  nous  ne  pouvons  rien  savoir  ni  de  l'origine  ni 
de  la  fin  des  choses.  Eh  quoi,  dira-t-on,  vous  supprimez 
sans  autorisation  l'étude  de  ces  problèmes,  qui,  depuis 
tant  de  siècles,  occupent  les  hommes  chez  tant  de  na- 
tions et  au  sein  de  tant  de  religions?  La  suppression 
est  beaucoup  plus  apparente  que  réelle.  Sans  doute  il 
fut  inévitable  et  il  fut  bon  que  l'humanité  se  proposât 
ces  problèmes  et  en  tentât  la  solution  par  voie  de  con- 
ception subjective;  ce  fut  une  large  thèse  à  discussions 
profondes  et  variées  et  une  source  abondante  de  pré- 
ceptes moraux  et  d'institutions  sociales.  Mais  c'est  jus- 
tement ce  travail  séculaire  qui,  n'aboutissant  jamais, 
a  indiqué,  par  voit?  négative,  qu'on  s'était  engagé  dans 
une  tentative  sans  issue,  tandis  que,  par  voie  positive, 
les  sciences  écartaient  ces  mêmes  problèmes  comme 
n'appartenant  pas  à  leur  domaine.  Leur  domaine  à 
elles  est  l'expérience,  et  l'expérience  n'atteint  jamais 


LETTRK  DE  M.   LITTRE.  xxxi 

ni  une  origine  ni  une  fin.  Ces  questions  sont  donc  inac- 
cessibles aux  seules  méthodes  qui,  désormais,  aient  la 
vertu  de  procurer,  parmi  les  esprits  émancipés,  la  con- 
viction et  la  convergence.  La  philosophie  positive, 
quand  elle  les  supprime,  ne  supprime  en  définitive 
qu'une  apparence;  car  la  vie  et  le  développement  en 
sont  retirés.  C'est  le  cas  d'appliquer  ici  la  phrase  de 
l'Evangile  :  Laissons  les  morts  enterrer  leurs  morts,  et 
passons  aux  vivants  et  aux  œuvres  vives. 

Ces  œuvres  vives  des  vivants  sont  toutes  comprises 
dans  ces  mots  :  service  de  l'humanité.  Aussi  la  philo- 
sophie positive  conseille-t-elle,  à  nous  ses  disciples,  de 
faire  pour  ce  service  ce  qui  doit  être  fait,  sans  nous  oc- 
cuper de  ce  qui  sera  après  nous  plus  que  nous  ne  nous 
occupons  de  ce  qui  a  été  avant  nous.  Après  nous,  avant 
nous,  est  dit  ici,  on  le  comprend  de  reste,  non  au  point 
de  vue  de  l'histoire,  mais  à  celui  du  surnaturel,  à  celui 
de  l'origine  et  de  la  fin,  comme  vous  le  dites  excellem- 
ment, l'humanité  marche  vers  des  civilisations  incon- 
nues par  une  direction  connue.  Cette  direction  connue 
est  tout  entière  dans  la  main  de  la  science  positive. 

L'humanité  antique,  comme  elle  avait  conçu  un  au- 
teur de  la  mort,  conçut  un  auteur  du  mal.  Typhon, 
Ahrimane,  Satan  le  représentèrent  sous  la  forme  objec- 
tive, chez  les  Egyptiens,  chez  les  Iraniens,  chez  les 
Hébreux.  Mais  ce  fut  surtout  au  moyen  âge,  dans  le 
christianisme,  que  l'auteur  du  mal,  devenu  le  diable, 
reçut  la  plus  grande  consécration.  Ennemi  acharné  de 
l'homme,  quœrens  quem  devoret,  il  nous  guette,  il  nous 
tente,  il  nous  perd,  et  se  charge  dans  l'autre  vie  de 
tourmenter  à  loisir  les  victimes  de  ses  embûches.  Est-il 
nécessaire  de  dire  qu'il  n'est  aucune  sorcellerie  qui  ait 
résisté  à  l'investigation  de  la  science  positive,  et  que 


xxxii  LETTRE  DE  M.  LITTRE. 

le  diable,  quelque  loin  qu'on  l'ait  cherché,  s'est  tou- 
jours dérobé,  évanoui?  A  toutes  ces  conceptions  sub- 
jectives il  faut  appliquer  le  dire  du  poète  :  Tenues  sine 
corpore  vitas. 

Maintenant  que  des  notions  positives  ont  été  acquises 
tant  sur  les  cosmos  que  sur  l'organisation  cérébrale, 
on  a  des  explications  suffisantes  du  mal  physique  et 
du  mal  moral.  Au  besoin  qui  tourmentait  nos  ancêtres 
et  que  la  théologie  apaisa  de  la  manière  seule  que  la 
civilisation  d'alors  comportât,  la  science  positive  a  sa- 
tisfait, remplaçant  ainsi  ce  qu'elle  a  détruit. 

Cette  croyance  du  moyen  âge  au  diable  et  son  inter- 
vention dans  la  sorcellerie  eut  un  résultat  singulier, 
mais  fâcheux,  que  votre  livre  met  en  lumière  d'une  fa- 
çon originale  :  elle  fit  considérer  comme  des  œuvres 
diaboliques,  et  par  conséquent  dangereuses  et  punis- 
sables, les  inventions,  les  innovations  que  procurait  la 
recherche  scientifique.  Si  nous  pouvions  apporter  en 
plein  moyen  âge  nos  appareils  de  physique  et  de  chi- 
mie, nul  doute  que  tout  cela,  produisant  l'étonnement 
ou  la  terreur,  passerait  pour  des  opérations  effectuées 
par  le  secours  de  l'esprit  du  mal.  La  chose  est  si  vraie 
que  les  essais,  les  tentatives,  les  découvertes  des  cher- 
cheurs durant  l'empire  de  la  croyance  au  démon  furent 
gravement  suspectés,  sévèrement  poursuivis  par  les 
autorités  spirituelles  et  temporelles.  La  liste  est  lon- 
gue des  persécutés  pour  ce  chef.  Ce  n'est  que  par  des 
efforts  persévérants  et  au  prix  de  beaucoup  de  souf- 
frances que  la  science  positive  a  fini  par  triompher  et 
par  conquérir  son  indépendance  et  la  liberté  de  son 
évolution. 

Et  voyez,  la  lutte  du  diable  contre  l'émancipation 
n'a  pas  cessé,  et,  quittant  le  domaine  scientifique  où 


LETTRE  DE  M.  LITTRÉ.  xxxm 

elle  ne  peut  plus  se  soutenir,  elle  a  passé  sur  le  do- 
maine social,  qui  en  est  le  dernier  théâtre.  Les  doc- 
trines qui  sont  la  suite  des  découvertes  de  la  science 
positive,  qui  ont  fait  la  Révolution  et  qui  la  continuent, 
sont  traitées  d'œuvres  du  diable  par  la  théologie.  C'est 
donc  jusqu'à  nos  temps  que  vous  suivez  le  rôle  du 
diable,  qui,  par  dernière  transformation,  est  devenu 
l'adversaire  juré  de  la  réaction.  Il  est  heureux  qu'elle 
ait  contre  elle  des  obstacles  plus  effectifs. 

Ce  contlit  social,  qui  est  le  nœud  même  de  la  situa- 
tion moderne,  c'est  la  sociologie  qui  le  départage.  Elle 
établit  à  la  fois  que  la  Révolution  a  été  juste  et  néces- 
saire en  brisant  l'ancienne  conception  du  monde,  mais 
qu'elle  se  précipiterait  dans  le  vide  et  l'anarchie,  si  elle 
ne  se  soumettait  pas  aux  enseignements  de  l'his- 
toire, aux  conditions  de  l'ordre,  aux  lois  de  l'évolu- 
tion. 

Et  comment  se  fait-il  que  la  sociologie  puisse  parler 
avec  une  telle  autorité?  C'est  qu'elle  est  le  couronne- 
ment du  système  scientifique  tout  entier,  grande  hié- 
rarchie où  la  mathématique  est  à  l'assise  inférieure, 
et  où  l'astronomie,  la  physique,  la  chimie  et  la  biologie 
se  suivent  dans  leur  ordre  de  complication,  jusqu'à  la 
doctrine  des  choses  sociales,  la  plus  compliquée  de 
toutes.  Vous  vous  êtes  approprié  cette  hiérarchie;  c'est 
pourquoi  vous  marchez  avec  tant  de  rectitude  parmi 
les  difficultés  de  votre  sujet. 

Et  comment  se  fait-il  que  les  sciences  positives  et  la 
philosophie  qui  en  émane  donnent  à  l'homme  et  aux 
sociétés  la  garantie  d'une  évolution  conforme  à  notre 
nature  ?  C'est  qu'elles  renoncent  résolument  à  l'enq  uête 
des  choses  en  soi  et  de  l'absolu,  et  se  tiennent  dans  le 
relatif.  Là  est  l'expérience  en  son  ample  développe- 


*** 


xxxiv  LETTRE  DK  M.   I.1TTRÉ. 

ment,  et  avec  elle  toute  la  certitude  que  comporte  la 
condition  humaine. 

A  mesure  que  la  théologie  décroît,  les  sciences  pren- 
nent plus  d'importance  dans  la  société.  A  mesure  que 
le  sciences  prennent  plus  d'importance  dans  la  société, 
les  éléments  de  la  philosophie  positive  se  répandent 
davantage.  Votre  livre  en  est  un  témoignage  pour  l'Es- 
pagne. 

E.    LlTTRÉ. 


Paris,  janvier  1876. 


AU   LECTEUR 


Pour  arriver  au  degré  de  civilisation  qu'elle  a  atteint, 
l'Humanité  a  eu  à  combattre  une  multitude  d'obstacles 
qui  s'opposaient  à  son  évolution.  A  tout  prix  il 
fallait  qu'elle  en  triomphât,  sous  peine  d'être  vaincue 
par  eux. 

Les  éléments  d'abord,  puis  les  différents  êtres  qui 
occupent  notre  globe,  et  l'organisme  humain  lui-même, 
tels  sont  les  adversaires  qui  se  sont  constamment  em- 
ployés à  entraver  le  développement  de  notre  espèce.  Si 
l'homme  a  appris  à  satisfaire  ses  besoins  ;  s'il  a  acquis 
des  connaissances  et  groupé  des  idées;  s'il  a  peuplé  la 
Terre  ;  s'il  a  constitué  des  sociétés  et  créé  des  civilisa- 
tions ;  s'il  a  inventé  des  instruments  et  des  machines 
pour  faciliter  le  travail,  pour  le  perfectionner,  pour 
accroître  ses  relations,  pour  les  étendre,  les  rendre  plus 
rapides  et  moins  difficiles  :  c'est  à  an  labeur  incessant, 
c'est  à  une  lutte  soutenue  non-seulement  contre  le 
monde  extérieur,  mais  encore  contre  lui-même,  qu'il 
est  redevable  de  ces  résultats. 

Il  lui  a  fallu  lutter  contre  sa  propre  personne  pour 
élever  ses  sens,  pour  faire  usage  de  ses  organes,  pour 
dominer  ses  instincts,  pour  diriger  sa  raison.  11  lui  a 
fallu  lutter  contre  les  individus  de  son  espèce  pour  par- 
venir à  s'établir  dans  chaque  pays,  pour  défendre  ses 


xxxvi  AU  LECTEUR. 

progrès  contre  ceux  dont  la  civilisation  était  moins 
avancée  que  la  sienne,  pour  les  faire  agréer  par  ceux 
qui  étaient  réfractaires.  11  lui  a  fallu  lutter  contre  le 
reste  des  êtres  qui  peuplent  le  globe  pour  se  procurer 
la  nourriture ,  un  abri  et  la  sécurité  de  sa  per- 
sonne. 11  lui  a  fallu  lutter  enfin  contre  ce  que  les  an- 
ciens appelaient  les  quatre  éléments,  c'est-à-dire  contre 
la  Terre,  contre  l'Eau,  contre  l'Air  et  contre  le  Feu,  et 
c'est  à  ces  combats  journaliers,  récompensés  par  une 
succession  de  victoires,  que  l'Homme  a  dû  ce  qu'il  est 
actuellement,  et  qu'il  devra  dans  l'avenir  un  état  plus 
parfait  et  la  grandeur  vers  lesquels  le  pousse  incessam- 
ment son  activité. 

La  synthèse  des  contrariétés  subies  par  l'Homme 
dans  cette  lutte  est  tout  entière  contenue  dans  ces  deux 
abstractions  :  la  mort  et  le  mal. 

La  mort  est  le  terme  de  l'individu  dans  son  combat 
pour  l'existence  ;  le  mal  est  la  négation  ou  la  limite  du 
bien-être  matériel  ou  du  bien  moral.  C'est  en  faisant 
l'historique  de  ces  deux  négations,  c'est  en  parcourant 
la  série  des  faits  auxquels  elles  se  rapportent,  c'est 
en  un  mot  en  suivant  leur  évolution  que  nous  les  verrons 
décroître  progressivement,  bien  que  par  oscillations, 
en  raison  directe  de  l'accroissement  continu  de  la  vie  et 
de  la  Justice  parmi  les  hommes.  En  même  temps  que 
nous  observerons  ce  décroissement,  nous  remarque- 
rons aussi  combien  l'idée  que  l'on  a  eue  de  ces  néga- 
tions a  changé  de  signification  suivant  les  différents 
âges,  qui  leur  ont  attribué  chacun  des  origines  diverses 
et  les  ont  rapportées  à  des  événements  distincts.  A 
l'aide  d'une  philosophie  qui  s'appuie  sur  les  résultats 
de  la  science,  nous  démontrerons  qu'elles  ne  corres- 
pondent qu'à  des  rapports  purement  naturels  et  nous 


AU  LECTEUR.  xxxvu 

dégagerons  ce  qu'on  leur  oppose  de  réel  selon  le  cri- 
térium positif. 

Dans  son  évolution  historique,  l'Homme  a  eu  trois 
manières  de  concevoir  les  faits.  La  philosophie  posi- 
tive s'est  inspirée  de  ces  conceptions  pour  diviser  l'his- 
toire en  trois  périodes,  qui  sont  :  \sl  période  théologique, 
la  période  métaphysique  et  la  période  positive. 

Dans  la  période  théologique  ou  mythologique,  toutes 
les  forces  de  la  Nature,  tous  ses  rapports  prenaient  un 
corps  dans  l'esprit  humain,  de  sorte  que  toutes  les 
idées  se  formulaient  au  moyen  de  symboles  et  de  per- 
sonnifications. Dans  cette  période  —  nécessaire  du 
reste  pour  l'éclosion  des  suivantes,  comme  l'enfance 
dans  l'individu  est  nécessaire  pour  arriver  à  l'âge  viril 
—  clans  cette  période,  ces  deux  négations  suprêmes 
sont  considérées,  de  même  que  les  autres  phénomènes 
naturels,  comme  résultant  de  la  volonté  d'êtres  exté- 
rieurs et  supérieurs  à  l'homme. 

Toutes  les  théologies  ont  considéré  le  mal  comme 
étant  le  produit  d'un  ou  de  plusieurs  êtres  surnaturels, 
et  la  mort  comme  le  résultat  d'une  volonté  divine,  fatale 
ou  providentielle. 

Dans  la  période  métaphysique  ,  période  de  pure 
transition,  on  cloute,  on  cherche,  on  discute;  les  per- 
sonnifications perdent  leur  corps  et  se  rangent,  sortes 
de  fantômes  impalpables,  dans  la  catégorie  des  entités 
immatérielles  ;  mais  les  raisonnements  se  basent  encore 
sur  les  à  priori  de  la  théologie, 

Enfin,  dans  la  troisième  période,  dans  la  période 
positive,  ou,  comme  l'appellent  les  philosophes  alle- 
mands modernes,  dans  Y  ère  du  réalisme,  la  raison  mé- 
dite, non  plus  sur  les  principes  théologiques,  mais  sur 
des  données  fournies  par  l'expérience.  Les  sciences  se 


wwiii  AU   LKCTEUR. 

forment,  elles  classent  et  ordonnent  les  faits,  d'où  elles 
induisent  des  lois;  et  c'est  la  comparaison  de  ces  sé- 
ries de  données,  c'est  la  comparaison  entre  elles  de 
toutes  les  lois  particulières  à  chaque  science  qui  engen- 
dre la  véritable  philosophie. 

Si  la  véritable  philosophie  est  issue  de  l'étude 
comparative  des  sciences,  c'est  parce  qu'on  ne  peut 
philosopher  avec  profit  que  sur  des  matières  que 
l'on  connaît  et  que  l'on  possède.  Philosopher  sur  ce 
qui  n'est  pas  connu  ou  sur  ce  qui  ne  le  sera  jamais, 
c'est  une  sorte  de  stérilité  intellectuelle  qui  ne  saurait 
aboutir  qu'à  une  ontologie  chimérique.  C'est  en  raison 
directe  de  la  détermination  des  lois  de  la  Nature,  c'est 
en  raison  de  la  généralisation  de  ces  lois  et  de  leur 
application  qu'a  progressé  l'espèce  humaine.  Le  degré 
de  bien-être  moral  et  matériel  qu'atteint  l'Homme 
dépend  toujours  de  l'empire  qu'il  exerce  sur  la  Nature, 
dont,  bien  entendu,  il  forme  partie  intégrante. 

Dans  la  période  théologique,  les  actions  et  les  réac- 
tions qui  se  succèdent  dans  l'Univers  étaient  ado- 
rées comme  les  manifestations  d'un  ou  de  plusieurs 
êtres  divins;  l'Homme  n'avait  point  de  puissance  sur 
elles.  Souvent  même  l'investigation  ne  lui  était  pas 
permise.  Les  théocraties  faisaient  bonne  garde,  car  vou- 
loir empêcher  le  fonctionnement  de  la  Fatalité  aurait 
été  un  sacrilège. 

Après  la  période  de  doute  et  de  lutte,  après  la  période 
des  argumentations  pivotant  autour  de  l'Absolu,  après 
l'échec  de  toutes  les  tentatives  de  spéculation  pure, 
l'esprit  humain  s'attache  à  l'étude  de  tous  les  phéno- 
mènes qui  tombent  sous  les  sens,  il  se  désintéresse  de 
toute  opinion  préalable,  et  le  succès  récompense  si 
bien   ses  calculs   et  ses  recherches  qu'il  semble  que 


AU  LF.CTEUR.  xxxix 

l'Homme  va  dominer  complètement  la  Nature.  Il  por- 
tait en  lui-même  le  principal  obstacle  qui  s'opposait  à 
ses  triomphes.  C'était  une  conception  erronée  de  l'Uni- 
vers qu'il  avait  puisée  dans  une  méthode  qui  le  menait  à 
contre-sens. 

A  partir  de  cette  époque,  l'esprit  humain  ne  recher- 
che plus  la  série  d'êtres  hypothétiques,  supérieurs  et 
éternels,  cachés  derrière  les  phénomènes  dont  un  jour 
il  les  avait  crus  la  cause;  il  observe  la  série  des  orga- 
nismes qui  s'élève  du  minéral  à  l'Homme,  ainsi  que  la 
série  d'actions  qui  lui  est  parallèle,  depuis  la  simple 
action  moléculaire  jusqu'à  la  volonté  intelligemment 
consciente  du  savant.  11  ne  confond  plus  déjà  le  mou- 
vement d'attraction  minérale  avec  la  simple  contraclilité 
des  organismes  primaires,  ni  avec  l'irritation  nerveuse, 
confusément  consciente,  d'êtres  plus  compliqués,  ni 
avec  la  volonté  réfléchie  d'êtres  plus  parfaits.  Ce  qui, 
un  jour,  lui  était  apparu  comme  l'effet  de  volontés 
surnaturelles,  ne  lui  apparaît  plus  à  cette  heure  que 
comme  de  simples  mouvements,  des  résultais  physi- 
ques qu'il  est  en  son  pouvoir  de  modifier.  La  science 
lui  a  démontré  que  la  volonté  n'existe  qu'avec  l'orga- 
nisation, et  déjà,  sans  superstition,  il  a  osé  attaquer 
ce  qu'il  croyait  invincible. 

Alors  l'Absolu  est  éliminé  de  toutes  les  spéculations 
humaines.  L'Homme  n'étudie  plus  que  les  rapports  des 
choses  et  il  abandonne  les  questions  d'origine  et  de  fin. 
La  connaissance  seule  des  phénomènes  lui  est  possible, 
et,  qui  plus  est,  lui  est  profitable.  L'Infini,  l'Eter- 
nité ne  sont  pas  de  son  ressort.  La  seule  prétention 
d'introduire  ces  facteurs  dans  une  question  quelconque 
en  rend  la  solution  impossible  L'Homme  ne  pourra 
jamais  dire  d'où  est  sorti  l'Univers,  il   ne  pourra  ja- 


XL  AU  LECTEUR. 

mais  assigner  une  date  à  sa  fin  ;  bien  mieux,  il  ne 
pourra  jamais  dire  s'il  a  eu  un  commencement,  s'il 
aura  une  fin.  Rien  qu'à  énoncer  ce  problème,  la  raison 
manifeste  ses  répugnances.  Mais  de  ce  que  nous  ne 
connaissons  ni  le  commencement  ni  la  fin  de  l'Univers, 
en  résulte-t-il  que  nous  ne  puissions  connaître  la  direc- 
tion de  la  série?  La  connaissance  de  la  direction  du 
mouvement  appartient  en  plein  à  l'ordre  scientifique, 
soit  qu'il  s'agisse  de  la  formation  et  du  cours  des  astres, 
de  l'évolution  des  organismes  ou  de  celle  des  sociétés 
humaines. 

L'Humanité,  en  suivant  le  mouvement  universel, 
s'avance  vers  des  civilisations  inconnues,  mais  sa  di- 
rection nous  est  connue.  La  direction  d'une  série  de 
phénomènes  peut  parfaitement  être  déterminée  par  la 
science  ou  par  les  sciences  auxquelles  appartiennent 
ces  phénomènes. 

Déterminer  la  direction  de  l'Humanité,  en  démon- 
trant qu'elle  s'avance  toujours  vers  un  état  meilleur 
pour  réaliser  chaque  jour  une  plus  grande  somme  de 
vie  et  de  bien-être  sans  parvenir  jamais  à  l'Immortalité 
ni  à  la  réalisation  de  la  Justice  d'une  façon  absolue, 
tel  est  le  but  que  nous  avons  poursuivi  dans  ce  livre. 


J'adresse  ici  mes  remercîments  à  MM.  Renan, 
Maspero,  Morel-Fatio,  Jules  Soury,  Charcot,  Daily, 
Grès  et  Fernandez  de  los  Rios,  pour  les  données  et 
documents  qu'ils  ont  bien  voulu  mettre  à  ma  dispo- 
sition pour  ce  travail. 


Paris,  'Jii  décembre  1879. 


LIVRE    PREMIER 


LA  MORT 


El 


L'IMMORTALITÉ 


LA   MORT 


ET 


L'IMMORTALITÉ 


-î-  -«■  i  -3>-8«J — 4— 


Récemment  affranchis  dos  croyances  qui,  jusqu'au 
siècle  présent,  ont  présidé  à  la  formation  des  idées  de 
l'Humanité  et  déterminé  la  conduite  de  l'Homme,  nous 
pouvons  aborder  avec  une  pleine  liberté  de  conscience  la 
discussion  des  systèmes  et  des  sectes  qui  prétendent  offrir 
à  l'Humanité  la  solution  des  grands  problèmes  voilés 
jusqu'ici  par  le  symbolisme  des  religions. 

Un  de  ces  problèmes  intimement  liés  à  l'humaine  condi- 
tion est  celui  de  la  Mort  et  de  l'Immortalité. 

L'Homme  est  constamment  entraîné  par  le  désir  d'éten- 
dre son  action  au-delà  de  sa  vie.  La  nature  de  la  société 
dans  laquelle  il  a  vécu  et  les  conditions  de  son  exis- 
tence sont  les  causes  déterminantes  de  l'idée  qu'il  s'est 
faite  de  l'Immortalité.  Tantôt  il  a  cru  qu'il  se  perpétuait 
en  se  transformant  en  d'autres  êtres  et  en  parcourant 
des  séries  d'organisations,  ascendantes  ou  descendantes, 
selon  que  sa  conduite  sur  cette  Terre  avait  été  bonne 
ou  mauvaise  ;  tantôt,  il  s'est  forgé  une  immortalité  sidé- 
rale, consistant  en  des  migrations  successives  d'un  astre 
dans  un  autre.  Ici,  il  a  prétendu  s'anéantir  en  s'absorbant 
dans  le  Dieu  Tout,  dont  il  s'est  cru  partie  intégrante. 
Là,  imaginant  qu'il  est  double,  l'Homme  a  cru  que,  tandis 


i  LA  MORT 

qu'il  léguait  son  corps  à  la  décomposition,  son   esprit 

s'élevait  dans  son  intégrité  en  dehors  du  Monde  pour 
jouir  on  souffrir  toute  l'éternité. 

Toutes  ces  croyances  se  sont  succédé  pendant  la  pé- 
riode préparatoire  de  l'Humanité,  pendant  cette  enfance 
de  son  intellect,  connue  sous  le  nom  de  période  théolo- 
gique. 

Que  devient  cette  question  dans  la  période  positive? 

C'est  une  des  pins  importantes  parmi  celles  qui  ont 
agité  l'Humanité;  elle  est  de  celles  que  la  métaphysique 
n'a  pu  résoudre  qu'en  composant  avec  le  dogme.  Selon 
la  solution  qui  lui  sera  donnée,  l'Homme  pourra  s'éman- 
ciper de  tout  ce  qui  est  fatal  et  inconscient,  ou  bien  sa 
tendance  vers  le  progrés  ne  sera  plus  qu'une  chimère, 
et  la  liberté  humaine  qu'une  impossibilité  dans  ce 
monde. 

Mais,  pour  résoudre  une  question,  il  convient  tout 
d'abord  de  la  formuler  nettement.  Presque  tous  les  pro- 
blèmes réputés  insolubles  n'ont  paru  tels  que  parce  qu'ils 
n'ont  pas  été  convenablement  posés.  Les  théologiens  se 
sont  demandé  ce  qui  advient  à  l'Homme  après  la  Mort, 
sans  s'attarder  à  rechercher  s'il  peut  lui  arriver  quelque 
chose  quand  il  a  cessé  d'être,  ni  s'il  existe  une  preuve 
absolue  de  cette  continuation  de  l'individu. 

La  philosophie  positive  aidée  de  la  sociologie  seule 
est  impuissante  à  résoudre  un  problème  aussi  ardu.  Avec 
sa  méthode  expérimentale  toute  particulière,  c'est-à-dire 
par  la  filiation  des  sociétés,  la  sociologie  ne  peut  nous 
fournir  que  la  connaissance  du  mode  de  formation  de 
l'idée  telle  que  l'ont  possédée  les  peuples  pendant  leur 
évolution,  et  nous  dire  sous  quelle  impulsion  ont  pris 
naissance  leurs  concepts  transcendantaux  et  de  finalité. 

Ceci  acquis,  la  philosophie  doit  descendre  sur  le  terrain 
de  la  biologie  et  même  sur  celui  de  la  chimie,  afin  de  s'ai- 
der des  méthodes  respectives  de  comparaison  et  d'expé- 
rimentation   de  ces  deux  sciences.  Comme   la  méthode 


ET  LIAI  MORTALITE.  3 

scientifique  n'a  jamais  constaté  ni  un  commencement  ni 
une  fin,  l'étude  de  la  filiation  des  sociétés  humaines  ne 
peut  nous  fournir  que  la  loi,  c'est-à-dire  la  relation  entre 
la  manière  de  vivre  de  l'Homme,  la  Mort  qui  l'attend  et 
le  genre  d'Immortalité  auquel  il  imagine  être  destiné. 
Mais  la  biologie  et  la  chimie,  en  éliminant  la  transcen- 
dance du  problème,  comme  étant  en  dehors  de  ce  qui 
peut  être  connu,  permettront  à  la  philosophie  positive 
d'indiquer  le  genre  d'immortalité  réelle  que  l'homme  peut 
atteindre. 


PARTIE   HISTORIQUE 


L'étude  du  passé  nous  seii  à  découvrir  les  lois  qui  prc- 
sideni  aux  événements  ;  elle  nous  enseigne  que  les  phéno- 
mènes sociaux  ont  les  leurs  à  l'égal  des  phénomènes  phy- 
siques et  biologiques,  ce  dont  il  n'esl  plus  permis  de 
douter.  C'est  ainsi  qu'étant  donnés  certains  faits,  on  peut, 
si  l'on  sait  déterminer  les  rapports  qu'ont  cuire  eux  les 
phénomènes  sociaux,  prédire  les  conséquences  qu'ils  doi- 
vent avoir. 

Là  où  apparaît  une  civilisation  avec  un  caractère  propre, 
surgit,  comme  une  résultante  forcée,  un  art  distinct  de 
celui  des  autres  époques  et  des  autres  pays.  Lorsque,  par 
l'oppression,  on  prétend  enrayer  le  progrès  d'un  peuple 
ou  l'émancipation  d'une  classe,  on  provoque  une  révolu- 
tion dont  l'effort  est  en  raison  directe  delà  réaction  qui 
l'a  produite,  etc. 

Et,  il  est  si  vrai  qu'il  existe  dans  l'histoire  des  rap- 
ports fixes  susceptibles  d'être  formulés  en  lois  qu'il  est 
possible  de  prévoir  certains  événements  quand  lèguent 
les  causes  qui  doivent  les  déterminer. 

Pour  déterminer  la  loi  de  l'idée  que  les  sociétés  se  font 
de  la  Mort  et  les  conséquences  qu'apporte  cette  idée  rela- 
tivement au  bien-être  des  individus  et  à  la  perpétuation 
de  leur  mémoire,  il  nous  faudra  faire  des  recherches  dans 
l'histoire  de  deux  séries  de  civilisations  bien  distinctes  : 
la  série  indienne  et  celle  qui  comprend  les  peuples  qui 


PARTIE  HISTORIQUE.  7 

ont  concouru  à  la  formation  de  la  civilisation  occidentale 
moderne  (1),  européenne  et  américaine. 

La  civilisation  indienne  s'abîma  dans  une  décadence 
dont  elle  n'a  pu  se  relever  malgré  les  grands  efforts  du 
bouddha  Çâkyamouni  et  de  ses  disciples.  Quant  à  la 
seconde  série,  si  elle  a  également  présenté  un  spectacle 
de  ruine,  sa  décadence,  nécessaire  à  l'élan  de  son  progrès, 
ne  fut  en  somme  qu'une  éclipse  partielle  et  passagère. 

(I)  Nous  ne  nous  égarerons  pas  dans  des  recherches  sur  les  temps 
préhistoriques,  car,  bien  que  de  récentes  découvertes  aient  jeté  une  cer- 
taine clarté  sur  les'cérémonies  ou  sur  les  actes  exécutés  aux  funérailles 
par  les  hommes  de  la  période  quaternaire,  cette  étude  ne  nous  servirait 
de  rien  pour  le  but  que  nous  nous  proposons,  puisque  nous  ne  savons 
pas  ce  que  pensaient  les  hommes  de  cette  époque  sur  rame  ni  sur  l'im- 
mortalité de  Tètre  humain. 


INDE 


Le  peuple  indien,  avec  lequel  les  races  européennes  ont 
une  origine  commune  (1),  possédait  une  civilisation  ayant 
déjà  un  caractère  particulière  une  époque  que  les  histo- 
riens modernes  les  plus  consciencieux  fixent  à  3000  ans 
avant  Jésus-Christ.  Cette  civilisation  a,  pendant  sa  pre- 
mière période,  c'est-à-dire  au  temps  de  sa  splendeur,  une 
certaine  ressemblance  avec  la  civilisation  antique  des  peu- 
ples de  l'Occident,  et,  pendant  sa  deuxième  période,  c'est- 
à-dire,  au  temps  de  s'a  décadence,  avec  la  civilisation  du 
moyen  âge.  Son  évolution  s'est  accomplie  dans  les  plaines 
qu'arrose  le  Gange,  sans  franchir  les  chaînes  de  l'Hima- 
lâya  (2).  Elle  tombe  à  la  fin  dans  le  mysticisme  au  degré 
le  plus  infime  que  puisse  atteindre  une  nation  ;  l'Inde  en 
arriva,  en  effet,  à  mépriser  la  personnalité  humaine  et  à 
déifier  la  mort.  Plus  tard,  sous  l'influence  des  mêmes 
principes,  nous  verrons  les  idées  de  quiétisme,  d'oisiveté, 
de  mortification,  d'aversion  pour  la  vie,  se  développer 
également  en  Europe  ;  l'Homme  y  proscrire  tout  progrès, 

(1)  Sauf  la  race  basque,  la  race  caucasienne  et  la  race  turco-tartare 
dont  quelques  débris  restent  encore  clair-seraés  en  Europe. 

(2)  En  disant  que  cette  civilisation  ne  s'étendit  pas  au-delà  des  mon- 
tagnes de  l'Himalaya,  nous  voulons  parler  de  son  ensemble.  En  effet, 
le  système  numéral  décimal,  que  les  Arabes  ont  introduit  en  Europe, 
est.  paraît-il,  originaire  de  l'Inde.  Certains  philosophes  des  premiers  siè- 
cles du  christianisme  ont  fait  de  larges  emprunts  aux  systèmes  indiens, 
et,  aujourd'hui,  Schopenhauer  n'est  en  somme  qu'un  bouddhiste  ger- 
manique. 


INDE.  g 

et  en  arriver  jusqu'à  abdiquer  sa  dignité  et  à  descendre  à 
un  degré  d'avilissement  assez  semblable  à  celui  des  habi- 
tants de  l'Inde  (I). 

C'est  pourquoi  nous  aborderons  la  critique  des  civi- 
lisations par  la  série  divergente  (2),  puisque  la  première 
elle  présenta  le  phénomène  de  son  développement  sous 
l'impulsion  de  l'effort  humain,  puis  celui  de  sa  décadence 
par  suite  de  sa  soumission  à  l'Absolu. 

Pour  nous  faire  une  idée  de  ce  que  fut  l'Inde  durant 
ces  périodes  primitives  —  de  même  que  pour  toute  autre 
civilisation  disparue, —  il  convient  d'adopter  une  méthode 
synthétique  analogue  à  celle  qu'emploient  les  naturalistes 
quand  ils  veulent  reconstruire  la  flore  ou  la  faune  d'une 
époque  géologique  passée. 

Il  existe,  dans  la  nature,  des  espèces  qui,  en  consé- 
quence de  l'influence  des  milieux  et  de  leurs  qualités  orga- 
niques, ont  succombé  dans  la  lutte  pour  l'existence,  ou 
qui  ont  été  éliminées  en  vertu  de  la  loi  de  sélection  ;  elles 
n'ont  laissé  aucun  échantillon  vivant,  tandis  que  certaines 
autres  espèces  se  sont,  au  contraire,  perpétuées  presque 
sans  variation  sensible.  A  l'aide  donc  des  restes  fossiles 
des  premières,  et  des  types  vivants  des  secondes,  il  est 
possible  de  reconstruire  la  flore  ou  la  faune  de  la  période 
que  l'on  étudie. 

Du  sein  de  l'énorme  cahos  panthéistique  de  l'Inde 
actuelle  les  orientalistes  ont  pu  isoler  des  croyances  et  des 
rites,  des  idées  et  des  coutumes  dont  l'origine  remonte  à 
la  plus  haute  antiquité  historique.  Ces  données,  jointes 
aux  notions  que  nous  fournissent  les  monuments  et  les 
livres  les  plus  anciens  de  cette  vaste  région,  nous  per- 
mettent de  reconstituer  dans  leur  ensemble  les  concep- 

(1)  Prichard,  Phys.Histnry  nf  Mankind. 

(2)  Littré  pense  que  l'Inde  est  restée  isolée  dans  sa  péninsule  sans  agir 
d'une  façon  directe  sur  les  destinées  de  l'évolution  générale  qui  a  pro- 
duit la  civilisation  orientale  actuelle.  —  Voir  la  Science  au  point  de 
vue  philosophique,  XIII.  De  l'ancien  Orient. 


IU  PARTIE  HISTORIQUE. 

lions  philosophiques  si  les  dogmes  qui  ont  déterminé  te 
caractère  de  ces  civilisations  de  formation  si  reculée. 


Au  milieu  des  vertes  plaines  do  l'Hindostan,  plaines 
doucemeni  inclinées  d»1  l'Himalaya  à  l'Océan,  sillonnées 
de  grands  fleuves  qui  se  subdivisent  en  une  infinité  de 
lagunes  el  de  ruisseaux,  couvertes  d'une  luxuriante  végé- 
tation et  que  la  main  de  l'homme  n'a  jamais  cultivées,  se 
développa  une  civilisation  qui,  l'une  des  premières,  for- 
mula sa  pensé»1  en  codes  et  en  dogmes,  bien  qu'elle  eût 
confondu   l»is  deux  choses  en  un  seul  corps  de  doctrine. 

Une  race  Porte  et  intelligente  s'élança  un  jour  de  la 
Bactriane  et  descendit  (\r>  hautes  chaînes  du  Nord-Ouest 
pour  envahir  la  péninsule  de  l'Hindostan. 

Les  Aryâs  se  répandirent  rapidement  dans  les  plaines  ; 
ils  refoulèrent!  i)  la  race  autoehthone  et  créèrent  une  société 
nouvelle  basée  sur- le  principe  des  castes.  Ces  castes  étaient 
au  nombre  de  quatre  :  les  trois  premières  comprirent  la 
race  aryenne,  la  dernière  engloba  les  indigènes.  Le  Brah- 
mane, l'homme  de  la  pensée,  de  la  philosophie,  de  la  re- 
ligion ;  le  Katrya,  c'est-à-dire  l»1  guerrier  qui  protégeait  le 
Brahmane  contre  les  attaques  des  animaux  carnivores 
afin  qu'il  pût  se  consacrer  tout  entier  à  ses  méditations 
sur  le  grand  spectacle  de  l'Univers;  enfin,  le  Vayssia, 
qui  travaillait  la  terre,  qui  élaborait  et  qui  échangeait  les 
produits,  afin  d»1  procurer  le  vêtement,  I»'  vivre,  le  loge- 
ment au  brahmane  qui  étudiait  et  les  armes  au  Katrya  qui 
veillait  :  telles  lurent  les  trois  premières  castes.  La  der- 
nière était  celle  des  Soudra,  celle  de  la  race  autoehthone  : 

(I)  C'esl  l'opinion  de  Ch.  Lassen,  Indische  Alterlhumskunde,  t.  II. 
'••  Burnouf,  Ch.  Schœbel  et  d'autres  affirmenl  que  les  Arvàs  subju- 
guèrent la  race  autoehthone. 


INDE.  H 

le  Soudra  était  l'homme  de  peine,  l'être  voué  à  la  fatigue  ; 
il  permettait  au  Vayssia  de  travailler  pour  les  deux  autres 
castes  qui  restaient  oisives. 

Voilà  donc  ces  peuples  ainsi  constitués  ;  ils  sont  séparés 
de  leurs  voisins  continentaux  par  de  très-hautes  monta- 
gnes ;  ils  sont  établis  dans  un  pays  fertile;  dans  la  plaine, 
ils  font  cinq  récoltes  par  an  et  trois  sur  les  collines;  ils 
vivent  là  entourés  de  bois  ombrageux,  au  milieu  de 
vertes  prairies,  émaillées  de  fleurs  qui  embaument  l'air, 
et  dont  le  miel  est  sucé  par  des  essaims  de  papillons 
aux  couleurs  éclatantes.  Les  habitants  partagent  la  pos- 
session du  pays  avec  des  animaux  qui  tantôt  leur  sont 
hostiles,  comme  le  tigre,  le  léopard,  le  lion,  le  caïman, 
le  crocodile,  le  serpent,  et  mille  insectes  venimeux;  qui 
tantôt  ont  une  nature  inoffensive,  comme  la  chauve- 
souris,  l'hippopotame,  le  rhinocéros,  la  licorne,  le  bùbal, 
l'antilope,  l'éléphant,  le  singe,  la  tortue  et  l'ibis;  avec 
d'autres  enfin  qu'ils  ont  réduits  en  domesticité,  comme  le 
chameau,  le  dromadaire,  le  bœuf,  l'âne,  le  chien  et  la 
brebis.  Le  platane,  le  bananier,  le  bambou,  le  chanvre, 
le  sycomore,  le  figuier  d'Inde,  le  palmier,  le  safran,  le 
sésame,  le  cocotier,  le  bétel,  le  grand  jasmin,  le  riz, 
l'igname  et  le  lotus  croissent  de  Imites  parts.  En  un 
mot,  la  nature  regorge  de  productions  splendides  ;  les 
types  y  sont  frappants  et  les  couleurs  tranchées,  comme 
si  tout  eût  été  créé  pour  y  impressionner  vivement  l'in- 
telligence et  ki    porter  à  la  méditation. 

Dans  ces  conditions,  l'homme  de  la  première  caste,  le 
Brahmane,  gardé  par  le  Katryaet  entretenu  par  le  Vayssia, 
se  met  à  méditer  sur  le  grandiose  spectacle  que  lui  offre 
cette  nature  si  riche  en  splendides  aspects.  11  comprend 
que  les  hommes  ne  peuvent  vivre  que  réunis  en  société, 
protégés  par  fane  et  par  le  chien  qui  les  avertissent  la 
nuit  de  l'approche  des  bètcsjeroces  ;  il  remarque  que  ce- 
dernières  prennent  la  fuite,  dès  que  l'Homme  allume  son 
foyer.  Or,  le  feu  rend  un  double  service  à  l'Homme  :  son 


12  PARTIE  HISTORIQUE. 

éclat  disperse  ses  ennemis  nocturnes  et  il  lui  procure  une 
douce  chaleur.  En  conséquence,  le  Brahmane  bénit  le  feu 
sous  le  nom  de  Agni,  et  L'appelle  le  dissipateur  des  ténèbres, 
le  générateur  de  la  lumière,  le  compagnon  de  l'hiver  qui  met 
en  fuite  les  liâtes  sinistres  de  l'obscurité.  Puis,  voyant  que  la 
plupart  des  dangers  que  court  l'Homme  disparaissent 
avec  l'aube,  il  chante  le  Soleil  qui  met  fin  aux  terreurs  de 
la  nuit,  et,  par  analogie,  il  déclare  que  Le  Feu  est  son 
image  (I). 

Ensuite,  il  s'adresse  à  la  lumière,  terme  commun  du 
Soleil  et  du  Feu,  et  il  entonne,  sans  savoir  à  quel  dieu  le 
dédier,  un  hymne  en  son  honneur  : 

Au  commencement  parait  le  germe  doré  de  la  lumière. 

Seul,  il  fut  le  souverain  né  du  monde. 

II  remplit  la  terre  et  le  ciel. 

A  quel  dieu  offrirons-nous  l'holocauste?  (2) 

11  ne  manqua  pas  de  poètes  philosophes  qui  répondirent 
à  la  demande  en  formulant  un  système  très-rationnel  de 
la  formation  de  l'Univers,  et  qui  s'écrièrent  : 

Il  n'existait  ni  être,  ni  néant,  ni  éther, 

Ni  cette  tente  du  ciel, 

Qu'est-ce  qui  aurait  enveloppé  ce  qui  n'existait  pas? 


11  n'y  avait  ni  mort,  ni  immortalité. 

Rien  ne  séparait  la  nuit  obscure  du  jour  lumineux. 

Le  Tout,  indivisé,  respirait  seul  ;  en  lui  rien  ne  respirait. 

C'est  là  tout  ce  qui  était. 

Ainsi  le  Tout  était  profondément  caché  dans  le  commencement, 

enveloppé  dans  lui-même. 
Et  il  naquit,  et  il  grandit  par  la  vertu  de  sa  chaleur  propre. 

Ainsi  qu'on  le  voit,  l'auteur  de  ce  chant  n'a  aucune 

(1)  Hymnes  du  Rig-Véda,  livres  des  Aryàsde  l'Inde. 

(2)  Voir  l'hymne  121,  livre  X,  liig-Véda.  La  même  demande  termine 
toutes  les  strophes  sans  que  le  poète  puisse  trouver  une  réponse. 


INDE.  n 

idée  d'un  créateur  de  l'Univers.  C'est  pourquoi  il  continue 
en  disant  : 


Qui  donc  le  sait?  qui  donc  Ta  jamais  proclamé 
Le  point  d'où  jaillit  la  vaste  création  ? 
Les  dieux   vinrent  plus  tard  qu'elle. 
Qui  donc  peut  savoir  d'où  elle  vint?  (i) 

Ici  le  poëte  déclare  très-prudemment  qu'il  serait  imper- 
tinent de  poser  la  question  du  principe.  Il  se  contente 
d'affirmer  que  nul  ne  peut  savoir  d'où  est  sortie  la  créa- 
tion, et  que  les  dieux,  ces  hypothétiques  auteurs  de  ce  qui 
est  créé,  lui  sont  postérieurs. 

Néanmoins,  un  esprit  profond,  un  de  ces  esprits  qui 
cherchent  toujours  le  dernier  pourquoi  des  choses, 
essaya,  en  méditant  sur  la  lumière  et  sur  son  origine,  de 
remonter  jusqu'à  une  abstraction  qui  lui  fût  supérieure, 
jusqu'à  un  terme  plus  général,  jusqu'à  sa  cause  enfin,  et 
il  dit  :  «  C'est  de  Brahma  que  s'est  déployée  la  lumière 
brillante  (2).  » 

Mais  que  nous  veut  le  poëte  avec  cette  parole?  Qu'était- 
ce  donc  que  ce  Brahma,  suivant  l'auteur  du  chant?  Dans  le 
Sama-Véda,  le  mot  Brahma  est  employé  dans  un  sens  neu- 
tre, il  ne  se  rapporte  en  aucune  façon  à  une  personnalité, 
il  n'est  pas  le  dieu  que  les  prêtres  brahmanes  ont  imposé 
plus  tard  aux  foules  indiennes.  Le  Brahma  du  poëte  repré- 
sente seulement  une  abstraction  pure  qui  relève  simple- 
ment du  domaine  des  idées;  il  est  l'abstraction  de  ce  qui 
est  l'incréé,  de  ce  qui  n'a  pas  de  limites,  l'essence  de  l'Être 
et  du  Non  Être  qui  se  révèle  par  lui-même.  Il  représente 
l'idée  de  l'Immensité,  de  l'Éternité,  en  un  mot,  ce  que 
certains  philosophes  hégéliens  appellent  Y lnfmi  se  révé- 
lant à  nous  par  le  Fini,  Y  Absolu  qui  se  révèle  à  nous  par 
les  relativités  qui  sont  en  lui. 

(1)  Question  du  penseur. 

(2)  Sama-Véda,  édit.  Benfey.  Leipzig,  1847. 


14  PARTIE  HISTORIQUE. 

Il  suffît  de  jeter  les  yeux  sur  V  Oupanic/tad-Kenecchitam 
pour  se  convaincre  que  Brahma  n'est  que  la  raison 
d'être  de  tout  ce  qui  est  créé,  des  modes  des  choses, 
de  leurs  formes  et  de  leurs  mouvements  ;  un  rapport  uni- 
versel, une  loi  dont  nous  ne  connaissons  qu'une  partie  et 
à  laquelle  nous  ne  pouvons  complètement  remonter.  — 
«Nul,  dit  le  Sama- Vêda,  ne  l'ignore  et  nul  non  plus  ne 
le  connaît  entièrement.  »  Puis,  il  ajoute  :  o  11  ne  semble 
bien  connu  qu'à  ceux  qui  l'ignorent,  et  ceux  qui  le  con- 
naissent le  mieux  sont  ceux  pour  lesquels  il  se  présente 
comme  incompréhensible.  » 

Ce  fut  seulement  après  un  laps  de  temps  considérable, 
après  que  les  brahmanes,  restés  longtemps  immobiles, 
absorbés  qu'ils  étaient  dans  leurs  pensées,  se  furent  trans- 
formés en  pontifes,  que  cette  idée  prit  un  corps.  On  la 
matérialisa  et  l'on  composa  avec  elle  un  être  indépendant 
de  tout  ce  qui  est  et  sous  la  dépendance  duquel  on 
plaça  l'Univers.  Alors  Brahma  parvint  à  la  divinité,  et, 
de  neutre  qu'il  était,  il  se  convertit  en  un  être  masculin  ; 
la  conception  abstraite  prenait  pour  ainsi  dire  un  corps, 
elle  se  transformait  en  un  Dieu  immense,  dont  on  recon- 
nut dès  lors  l'intervention  dans  les  phénomènes  de  la 
nature. 

Néanmoins,  l'idée  de  Brahma-Dieu  ne  surgit  pas  brus- 
quement. La  conception  de  sa  divinité  ne  se  développa 
que  graduellement,  et  elle  ne  revêtit  une  forme  et  une 
personnalité  qu'au  commencement  de  la  décadence;  de 
sorte  qu'ici,  tout  comme  chez  les  races  occidentales,  la 
prédominance  du  divin  sur  le  naturel  a  été  le  signal  de  la 
ruine.  Grâce  à  l'effacement  progressif  du  divin  et  à  son 
remplacement  par  l'humain,  ces  dernières  se  relèvent  peu 
à  peu.  Les  races  qui  ont  peuplé  l'Inde  se  relèveront-elles 
également  ? 

On  découvre  dans  cette  première  phase  des  Vèdas  des 
indices  qui  permettent  de  croire  à  l'organisation  d'insti- 
tutions diverses  et  jusqu'à  celle  d'une  monarchie,  mais 


INDE.  1S 

rien  n'indique  l'existence  de  la  théocratie,  pas  plus  que 
l'esprit  tyrannique  de  la  caste.  La  caste  est  plutôt  une 
organisation  qui  procède  de  la  race.  Les  Brahmanes  qui 
en  vinrent  bientôt  à  n'être  plus  qu'une  féroce  caste  sacer- 
dotale, s'abritant  derrière  les  pratiques  d'un  culte  inintel- 
ligible, constituaient  plutôt,  à  cette  époque,  une  pléiade 
de  poètes  philosophes.  Quant  aux  autres  castes,  il  semble 
qu'elles  jouissaient,  celles  de  la  race  aryenne  tout  au 
moins,  d'une  assez  large  liberté. 

Quel  souffle  de  dignité  dans  tous  les  chants  relatifs  à 
la  mort  ! 

L'arc  du  défunt  est  placé  au-dessus  du  bûcher  sur  lequel 
monte  la  veuve  qui-prend  place  à  côté  du  cadavre.  Un 
proche  parent  saisit  l'arc,  ajuste  une  flèche  et  se  dis- 
pose à  transpercer  la  veuve  ;  mais  un  frère  du  mort  ou 
le  plus  vieux  de  ses  serviteurs  s'interpose  et  l'invite  à  des- 
cendre du  bûcher  en  lui  disant  :  «  0  femme,  lève-toi,  et 
retourne  au  monde  de  la  vie;  tu  as  partagé  la  couche 
du  mort;  descends,  tu  as  suffisamment  servi,  comme 
épouse,  à  celui  qui  t'a  choisie  et  qui  t'a  rendue  mère.  » 
Aussitôt  le  bûcher  est  allumé,  et  pendant  qu'il  flambe, 
l'assistance  salue  le  défunt  et  prend  congé  de  lui  en  lui 
souhaitant  de  revêtir  une  forme  nouvelle,  et  de  parcourir 
la  même  route  que  celle  qu'ont  suivie  les  éléments  de  ses 
ancêtres,  en  retournant  à  la  Terre  et  à  la  Mer. 

«  0  Terre,  s'écrient  les  assistants,  ô  Terre,  entr'ouvre- 
toi ,  et  montre-toi  clémente  envers  ce  dernier  venu  ! 
Accueille-le  avec  amour  et  bonté;  enveloppe-le,  Terre 
bienfaitrice,  ainsi  que  la  mère  enveloppe  son  fils  bien- 
aimé  dans  les  plis  de  son  manteau  !  » 

La  cérémonie  terminée,  le  sacrificateur  se  tourne  vers 
la  foule  et  lui  adresse  ces  paroles  :  «  Profitez  du  temps, 
passez  la  vie  dans  les  plaisirs.  Le  dieu  qui  vous  est  pro- 
pice vous  promet  de  longues  années,  » 

Le  lendemain,  les  amis  du  défunt  se  réunissent  à  une 
certaine  distance  de  sa  maison  et  se  rangent  en  cercle 


16  PARTIE  HISTORIQUE. 

autour  d'un  brasier.  Au  milieu  du  silence  de  la  nuit  et  en 
présence  des  étoiles,  ils  célèbrent  les  vertus  de  l'ami  qui 
n'est  plus  et  de  tous  les  ancêtres  dont  ils  ont  gardé  la 
mémoire.  Puis,  prenant  la  parole,  le  président  exhorte  les 
parents  du  défunt  à  la  pureté,  il  les  invite  à  s'écarter  du 
chemin  de  la  mort,  il  leur  souhaite  de  longues  années  ainsi 
que  la  possession  de  nombreux  troupeaux  et  de  riches 
trésors.  Les  libations  terminées,  il  se  tourne  du  côté  des 
veuves  et  leur  dit  «  qu'elles  ne  sont  pas  véritablement 
veuves,  puisqu'elles  tiennent  à  honneur  d'avoir  appartenu 
à  de  si  nobles  maris.  » —  «  Elles  sont  montées  au  bûcher, 
dit-il,  d'un  visage  joyeux  et  sans  répandre  de  larmes.  » 
Il  clôt  la  cérémonie  en  engageant  les  hommes  à  refouler 
toute  idée  de  découragement  et  à  marcher  avec  la  résolu- 
tion d'aller  toujours  en  avant.  «  Le  courant  se  précipite, 
s'écrie-t-il,  et  il  va  tous  vous  atteindre.  Laissons  là  ceux 
qui  revêtent  le  deuil  ;  quant  à  nous  ,  retirons-nous  et 
jouissons  des  douceurs  de  la  vie  (1)  !  » 

Quel  noble  exemple  de  dignité  dans  la  mort  !  11  peut, 
après  plus  de  quarante  siècles,  être  encore  une  source 
d'enseignement  pour  les  peuples  modernes.  Dans  l'Inde 
comme  plus  tard  en  Occident,  c'est  la  suprématie  théo- 
cratique  qui  revêt  la  mort  d'un  caractère  funèbre.  Nous 
pouvons  donc  formuler  le  rapport  suivant  entre  ces  deux 
civilisations  :  dans  l'Inde,  l'époque  des  Védas  est  à  l'époque 
des  Brahmanes  ce  que  l'Antiquité  grecque  est  au  moyen 
âge  en  Occident. 

La  caste  des  Brahmanes  donna  enfin  un  corps  et  une 
personnalité  à  Brahma  ;  et  se  persuadant  ainsi  qu'elle 
avait  défini  le  dogme,  elle  en  organisa  le  culte  et  la  litur- 
gie. Pour  accomplir  cette  personnification  et  symboliser 
en  même  temps  les  transformations  naturelles,  on  fit 
incarner  plusieurs  fois  Brahma,  qui  de  cette  façon  agissait 
comme  une  providence  intermittente  dans  la  création  et 
dans  la  société  humaine. 

(1)  Rig-Véda,  liv.  X,  chants  relatifs  aux  funérailles. 


INDE.  17 

L'Hindou  se  montrait  bienveillant  envers  ses  sembla- 
bles, envers  les  étrangers  et  même  envers  les  animaux; 
il  se  résignait  dans  la  servitude,  supportait  la  fatigue,  se 
soumettait  en  face  des  revers  et  de  l'adversité  ;  il  se  plai- 
sait dans  la  méditation,  et,  par-dessus  tout,  dans  l'état 
contemplatif.  Doué  d'une  exubérante  imagination  et  colo- 
riste par  tempérament,  son  esprit  avait  une  tendance 
invincible  à  prêter  une  forme  et  une  couleur  à  tout  ce  qu'il 
concevait,  ainsi  qu'à  attribuer  le  don  de  la  pensée,  de  la 
volonté  et  même  une  conscience  à  tout  ce  qui  possédait 
un  corps.  Derrière  tout  ce  qui  est  créé  il  apercevait  une 
entité  égale  à  lui-même,  et  existant  par  elle-même  encore 
que  latente  sous  une  forme  étrange.  Il  associait  intime- 
ment l'idée  de  l'action  et  du  mouvement  à  celle  d'esprit 
conscient,  et  il  croyait  que  l'une  ne  pouvait  exister  sans 
l'autre. 

En  présence  de  la  transformation  continue  des  corps  il 
crut  à  l'unité  de  leur  origine  :  de  toutes  les  entités  qu'ils 
recelaient  il  s'éleva  jusqu'à  l'entité  suprême,  unique,  uni- 
verselle, et  c'est  ainsi  qu'il  fit  de  Brahma  le  dieu  du  Tout  : 
en  unifiant  les  corps,  il  unifiait  aussi  les  esprits.  Les 
entités  qui  animaient  les  différentes  formes  organiques, 
disparaissant  dans  la  lutte  pour  l'existence,  devaient  logi- 
quement rencontrer  un  refuge  dans  les  formes  naissantes. 
De  là  le  dogme  de  la  transmigration. 

Dans  le  but  de  justifier  les  incarnations  successives  de 
Brahma,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  le  renouvellement 
de  la  société  et  de  la  nature,  on  insinua  au  peuple  qu'il 
avait  dégénéré.  Et  cette  déclaration  se  trouvait  parfaite- 
ment affirmée  par  la  loi  des  castes,  par  l'assujettissement 
de  l'une  d'entre  elles  —  la  plus  nombreuse  —  par  l'insuf- 
fisance des  moyens  capables  de  lutter  contre  l'action  d'une 
nature  aussi  puissante.  Tout,  dans  la  vie  de  l'Hindou,  lui 
était  hostile,  tout  conspirait  à  son  anéantissement  :  pour 
s'assurer  l'existence  il  ne  possédait  qu'une  industrie  rudi- 
mentaire  à  peine  susceptible  d'élargir  un  peu  le  cercle  de 

i 


18  PARTIE  HISTORIQUE. 

son  action.  S'il  n'était  pas  Brahmane^  il  ne  parvenait 
guère  à  voir  un  peu  au-delà  de  ce  que  pouvait  découvrir 

son  œil  nu(l);  il  ne  connaissait  qu'un  très-petit  nombre 
d'événements  en  dehors  de  ceux  dont  il  avait  été  le  témoin 
ou  dans  lesquels  il  avait  joué  un  rôle.  On  lui  persuada  qu'il 
était  impossible  d'aller  en  avant  et  il  retourna  en  arrière. 
Comme  il  concevait  le  bien-être  et  la  justice,  comme  il 
gardait  dans  l'esprit  la  tradition  d'une  époque  plus  heu- 
reuse et  plus  juste,  il  se  figura  avoir  goûté  au  bonheur  en 
d'autres  temps,  et  il  se  considéra  comme  dégradé.  Alors 
apparut  un  législateur  qui  formula  cette  croyance  dans  les 
termes  suivants  : 

«  Dans  le  premier  Age  —  dit  Manou  —  la  Justice,  sous 
forme  d'un  taureau,  se  tient  ferme  sur  ses  quatre  jam- 
bes ;  c'est  le  règne  de  la  vérité;  exempts  de  maladies, 
les  hommes  satisfont  tous  leurs  désirs  et  vivent  quatre 
cents  ans.  Dans  les  âges  suivants  la  Justice  perd  succes- 
sivement une  jambe,  les  profits  honnêtes  diminuent 
graduellement  du  quart,  et  la  vie  humaine  s'amoindrit 
d'autant;  tout  diminue  jusqu'à  la  stature  de  l'homme. 
Et,  à  la  fin  du  dernier  âge  qui  est  l'âge  actuel,  les 
hommes  changés  en  pygmées  n'ont  plus  la  force  d'ar- 
racher la  plus  faible  plante  sans  le  secours  d'un  instru- 
ment convenable.  » 

Comme  conséquence  d'une  telle  chute,  l'homme  fut  dé- 
claré infâme.  L'industrie  fut  considérée  comme  l'effort 
qu'il  devait  faire  en  punition  de  sa  dignité  perdue  pour 
triompher  de  la  nature.  Les  infortunes  furent  regardées 
comme  les  résultats  du  péché,  les  maladies  comme  un 
signe  des  fautes  individuelles,  et  l'on  abandonna  les 
malades  sur  les  bords  des  marais  fétides  et  pestilen- 
tiels, où  ils   étaient  exposés  à  la  voracité  des  insectes. 

(1)  L'astronomie,  l'algèbre,  le  calcul  au  moyen  du  système  décimal, 
la  rédaction  et  la  lecture  des  livres,  en  un  mot  toute  la  science  de  l'épo- 
que, était  monopolisée  par  les  Brahmanes,  de  sorte  que  les  autres  castes 
croupissaient  dans  la  plus  profonde  ignorance 


INDE.  Ift 

L'inflexible  logique  rendit  l'expiation  nécessaire  ;  et  cette 
tendance  des  esprits  s'introduisit  jusqu'au  sein  de  la  fa- 
mille. Les  enfants  durent,  par  l'expiation,  réparer  les' 
fautes  de  leurs  pères  et  de  leurs  aïeux.  Et  ceux  qui 
vivaient  seuls,  sans  mémoire  de  leurs  ancêtres,  se  livrè- 
rent à  La  mortification  pour  expier  les  pochés  des  autres. 

De  là  tout  un  système  de  tortures,  de  quiétisme,  de  ma- 
cérations et  de  pénitences.  En  même  temps,  une  étrange 
philosophie  venait  dire  à  l'Hindou  :  «  La  création  n'est 
qu'une  illusion  produite  par  la  confusion,  par  l'obscu- 
rité qui   règne  dans  les  noms  et  dans  les  formes et 

cette  confusion  même  provient  de  l'ignorance.  La  création 

elle-même    n'a  pas  plus  de   réalité Cette  ignorance, 

ajoutait-on,  assure  la  possession  de  Dieu  (1).  » 

Pénétré  de  cette  désolante  théorie  et  soumis  aux  ('brail- 
lements uniformes  de  la  nature  de  son  pays,  l'Hindou  sou- 
haita le  repos;  il  considéra  la  tranquillité  comme  sainte, 
l'inaction  comme  divine,  et  l'extase  comme  le  comble  des 
jouissances  possibles.  Il  adopta  pour  maxime  :  Mieux 
vaut  être  assis  que  debout,  couché  qu'assis,  et  mort  que  cou- 
ché. Gomment  donc  s'étonner  que  l'Hindou  désirât  ren- 
trer dans  le  Grand  Tout,  afin  d'en  finir  avec  une  lutte 
laborieuse  dans  laquelle  il  prévoyait  ne  devoir  jamais 
remporter  l'avantage?  Puisqu'il  ne  trouvait  sur  la  Terre 
d'autres  réalités  que  le  malheur,  le  Néant,  cette  négation 
suprême  devait  s'imposer  à  lui  comme  l'idéal  de  ses  aspi- 
ra lions.  Il  en  fut  ainsi,  et  il  consacra  le  Néant  dans  le 
Nirvana.  Ayant  observé  que  tout,  dans  la  Nature,  renaît 
après  avoir  été  détruit,  il  imagina  que  sa  personne  devait 
renaître  également  après  la  mort,  bien  que  peut-être  sous 
une  forme  distincte.  La  vie  elle-même  lui  parut  être  la 
continuation  d'une  existence  antérieure,  et,  comme  la  vie 
n'est  qu'une  longue  série  de  douleurs,  il  la  regarda  comme 
l'expiation  de  fautes  commises  dans  une  autre  existence. 

(1)  Philosophie  vedenta. 


20  PARTIE  HISTORIQUE. 

Tout  dans  la  Nature  devint  pour  lui  semblable  à  lui-même; 
Dans  Le  corps  des  animaux  il  vit  des  âmes  privées,  en 
guise  de  châtiment,  de  la  faculté  d'exprimer  par  La  parole 
leurs  intimes  douleurs,  et  qui,  pour  manifester  un  sen- 
timent, étaient  obligées  d'aboyer,  de  hurler,  de  siffler  ou 
de  braire,  suivant  L'organisation  qui  les  emprisonnait.  Il 
vit  aussi  desàines,  mais  des  âmes  muettes,  enfermées 
dans  le  tissu  des  végétaux.  L'arôme  répandu  dans  L'air, 
c'était  l'expansion  de  l'esprit  captif  dans  le  végétal.  Les 
tleurs,  c'étaient  les  idées  colorées  de  ces  âmes  jaillissant 
en  dehors  du  corps  par  les  bourgeons  de  ses  branches. 

Gomme  l'Hindou  était  compatissant,  il  s'abstint  de 
viande  par  piété,  afin  de  ne  pas  tuer  un  animal  possédant 
une  àme  semblable  à  la  sienne,  et  pour  ne  pas  mettre 
obstacle  à  l'expiation  de  l'âme  de  l'un  de  ses  semblables, 
lequel  pouvait  bien  être  son  frère,  son  parent  ou  son  ami. 
11  marchait  le  moins  possible  pour  ne  point  détruire  les 
êtres  nombreux  qui  fourmillent  dans  la  poussière,  et  il 
allait  souvent  jusqu'à  retenir  son  souffle  lorsqu'il  pensait 
aux  animalcules  invisibles  qui  pullulent  dans  l'atmos- 
phère. 

Puis  il  se  garda  d'émonder  les  plantes  ou  de  s'ouvrir 
un  chemin  à  travers  la  forêt  pour  ne  pas  troubler  les  êtres 
qui,  sous  des  formes  ligneuses,  expiaient  paisiblement 
leurs  péchés.  Chez  une  race  aimable  et  douce,  qui  vivait 
en  communication  intime  et  constante  avec  la  nature,  le 
principe  de  la  chute  et  de  l'expiation  devait  fatalement 
s'affirmer  avec  ces  tendances. 

La  mort,  dans  l'Inde,  détruisait  l'œuvre  de  la  vie  d'une 
manière  périodique  et  symétrique  à  la  fois  ;  après  la  saison 
de  la  génération  venait  celle  de  l'anéantissement;  après 
l'époque  des  pluies,  celle  de  la  sécheresse  ;  le  végétal  ro- 
buste aujourd'hui,  grâce  aux  pluies  delà  dernière  saison, 
était  flétri  le  lendemain  et  brûlé  par  les  rayons  d'un  soleil 
torride.  Et  tous  ces  phénomènes  de  la  nature  se  produi- 
saient dans  ces  contrées  d'une   façon   splendide.  Même 


INDE.  21 

prodigalité  dans  la  vie  que  dans  la  mort  ;  la  nature  pro- 
cédait par  grandes  masses.  Apres  un  soleil  éblouissant,  ca- 
niculaire, torréfiant,  (fui  racornit  là  végétation,  qui  raréfie  ' 
l'atmosphère,  asphyxie  les  bêtes  et  dessèche  les  plantes, 
voici  lu  saison  des  pluies,  saison  de  formidables  désas- 
tres, si  nécessaire  du  reste  dans  ces  contrées  pour  que 
surgisse  la  vie  nouvelle.  Alors  apparaissent  au  loin,  sur 
l'horizon  des  mers,  de  petites  nuées  qui  grandissent,  qui 
se  gonflent,  se  convertissent  en  énormes  nuages,  prennent 
des  formes  étranges,  roulent  les  unes  sur  les  autres,  se 
confondent,  s'assombrissent,  et  qui,  après  avoir  envahi 
tout  l'espace  visible  de  leurs  teintes  sinistres  et  plombées, 
crèvent  soudain  et  se  résolvent  en  eau  qui  s'échappe  à 
torrents.  L'ouragan  est  déchaîné,  le  tonnerre  gronde, 
l'éclair  brille,  la  foudre  jaillit,  terrasse  les  arbres  sécu- 
laires, entr'ouvre  les  rochers,  et  met  en  fuite,  épouvan- 
tées, les  bêtes  sauvages  qui  s'élancent  en  tumulte  hors 
des  bois  pour  rencontrer  le  plus  souvent  la  mort,  en- 
traînées qu'elles  sont  par  les  eaux  qui  envahissent  la 
plaine. 

Le  cuite  de  Brahma  constitué  et  le  dogme  une  fois  fixé, 
les  prêtres  se  mirent  à  formuler  celui  de  Siva  en  se  ba- 
sant sur  ces  alternatives  de  la  nature.  Brahma  était  un 
principe  bon,  créateur,  prévoyant.  Après  sa  personnifica- 
tion, un  nouvel  être  divin  devait  être  appelé  à  constituer 
son  antithèse,  et  Siva  apparut. 

Mais  entre  Brahma  et  Siva  il  fallait  un  principe  inter- 
médiaire, un  lien,  un  trait  d'union,  et  alors  fut  créé 
Vichnou,  dieu  ambigu,  sorte  de  régulateur  des  deux  autres. 
A  mesure  que  la  caste  sacerdotale  devient  plus  puissante, 
à  mesure  que  s'accentue  l'absolutisme  théocratique,  le 
culte  passe  de  Brahma  à  Vichnou,  puis  de  Vichnou  à 
Siva,  pour  se  transformer  en  une  sorte  d'hommage  cri- 
minel, dont  l'assassinat  sacré  et  le  saint  suicide  forment 
la  base  en  association  avec  les  béatifiques  tortures.  Et 
cette    succession    d'entités    divines   ne    s'accomplit    pas 


id  PARTIE  HISTORIQUE. 

d'une  manière  isolée  et  subite;  chacune  d'elles  est  pré- 
cédée et  suivie  par  des  séries  de  divinités  intermédiaires, 
tantôt  leurs  auxiliaires  et  tantôl  leurs  dérivées,  con- 
stituant de  véritables  élusses,  des  genres  et  des  espèces 
de  mythes  sacrés.  En  effet,  pour  formuler  la  pensée  con- 
formément à  la  méthode  mystique  et  personnifieatrice 
que  lui  ont  inculquée  les  Brahmanes,  le  peuple  hindou, 
à  demi  absorbé  dans  la  contemplation  permanente  de  la 
nature,  est  fatalement  amené  à  prêter  à  toutes  les  forces 
naturelles,  à  toutes  les  causes  déterminantes  des  phéno- 
mènes, drs  formes  animales  aussi  bien  qu'humaines. 
Et,  en  même  temps  qu'il» attribue  un  esprit,  c'est-à-dire 
une  force  consciente  à  tous  les  corps,  il  donne  an  corps 
à  toutes  les  torées,  car  toutes  pour  lui  sont  douées  de 
personnalité. 

C'est  ainsi  qu'il  crée  t\(xs  dieux,  des  demi-dieux,  des 
saints,  des  esprits  bienfaisants  ou  méchants,  sous  forme 
d'hippopotames,  d'éléphants,  de  rhinocéros,  de  crocodiles, 
de  lions,  d'aigles,  de  tortues,  de  caïmans,  de  poissons, 
do  polypes;  il  prête  aux  uns  les  membres  des  autres;  il 
multiplie  leurs  têtes,  leurs  liras,  leurs  jambes:  ils  les  pare 
de  fleurs,  de  fruits,  de  l'eu,  de  miroirs,  de  couteaux,  de 
mitres,  de  crânes,  de  vêtements  éblouissants;  il  les  colore 
en  jaune,  eu  vert,  en  bleu,  en  rouge  nu  en  noir;  il  les 
dore,  les  argenté,  les  enduit  d'argile,  de  bitume  ou  de 
saut-',  selon  l'expression  d'amour  ou  de  haine,  de  joie  ou 
de  terreur,  de  vie  ou  de  mort  qu'il  entend  leur  donner. 

Habitué  aux  splendeurs  de  ta  végétation  qui  l'entoure, 
à  l;i  grande  élévation  de  ses  montagnes,  il  donne  à  ses 
dieux  de  colossales  proportions  et  les  reproduit  avec  une 
prodigieuse  prodigalité.  Son  énorme  fécondité  à  engen- 
drer des  mythes  n'a  de  comparable  que  sa  puissance  pro- 
lifique. Cette  fécondité  devient  telle  qu'il  voit  des  dieux 
dans  les  rivières,  les  montagnes,  la  nier,  les  arbres,  tes 
plantes,  les  récoltes,  les  industries,  les  animaux,  la  géné- 
ration, la  putréfaction,  les  gémissements,  le  langage,  la 


INDE.  23 

musique,    les    étoiles  ;  il   en   voit  même  dans  les   plus 
repoussantes  épidémies  (1). 

L'ancienne  philosophie  si  vigoureuse  des  Aryâs  avait 
disparu;  le  caractère  de  l'Hindou  s'était  énervé.  Ses  an- 
tiques hymnes  védiques  se  convertirent  en  prières  à 
l'adresse  des  monstrueuses  divinités  de  ce  chaos  théo- 
gonique  ;  l'idiome  lui-même  se  modifia:  le  sanscrit  se 
transforma  en  pâli.  Ainsi,  la  prédominance  de  la  caste 
sacerdotale  alla  de  pair  avec  la  dégradation  de  la  race. 
L'apogée  de  la  puissance  brahmanique  est  aussi  le  mo- 
ment de  la  plus  profonde  infortune  de  ce  peuple.  Dési- 
reux de  s'assurer  si,  en  changeant  de  corps,  il  no  con- 
querrait pas  la  félicité  sous  une  forme  nouvelle,  il  se  prit 
alors  à  croire  à  la  transmigration  des  âmes.  Ce  fut  à 
cette  époque  que  se  répandit  communément  le  désir  de 
la  mort,  et  que  le  suicide  vint  marquer  le  terme  le  plus 
ordinaire  de  la  vie.  On  vit  alors, errant  à  travers  les  forêts 
épaisses  de  l'Inde,  une  multitude  d'ascètes ,  des  scep- 
tiques de  la  vie,  qui  s'administraient  la  mort  à  petites 
doses  par  la  faim  et  les  tortures. 

Après  la  déclaration  d'absolue  [sainteté  du  Dieu  Tout, 
l'homme  était  marqué  pour  être  le  criminel  nécessaire. 
La  dignité  ne  pouvant  résider  que  dans  le  Tout,  la  partie 
ne  la  pouvait  évidemment  contenir.  Ge  terrible  dogme 
résumait  en  un  dieu  universel  la  somme  totale  de  dignité 
dont  chaque  individu  eût  pu  revendiquer  une  part,  de 
façon  que  la  Justice  étant  ainsi  absorbée  en  un  mythe  in- 
fini, la  criminalité,  triste  résidu,  restait  seule  en  partage  au 
fidèle.  De  là  vint  que  l'expiation  —  dont  les  lois  de  Ma- 
nou  avaient  déjà  proclamé  la  nécessité  —  fut  considérée 
comme  juste  et  nécessaire,  et  que  la  résignation  et  l'hu- 
milité devinrent  les  vertus  par  excellence.  La  caste  sacer- 
dotale, la  seule  qui  communiquât  avec  Dieu,  puisque  dans 
son  esprit  elle  possédait  l'Absolu,   la  caste  sacerdotale 

(1)  De  nos  jours  les  Brahmanes  ont  encore  créé  Ola-Bibi,  la  déesse 
•la  eholéra-morbùs. 


2-4  PARTIE  HISTORIQUE. 

finit  par  se  déclarer  infaillible  et  sainte.  Toutes  ces  idées 
s'enracinèrent  si  vigoureusement  dans  les  esprits,  que  les 
théories  humanitaires  du  grand  Bouddha  lurent  à  peu 
près  impuissantes  à  les  combattre.  A  peine  le  boud- 
dhisme paraissait-il  que  déjà  le  mysticisme  le  défigurait. 
Incapables  de  le  contredire,  les  Brahmanes  se  l'appro- 
prièrent, et  l'offrirent  au  peuple  tout  falsifié,  ainsi  qu'ils 
en  avaient  précédemment  agi  avec  les  écrits  védiques.  A 
sa  mort.  Bouddha  alla  présider  les  monstreuses  divinités 
qu'il  avait  combattues  sa  vie  durant.  Facile  fut  la  cor- 
ruption ;  si  les  théories  bouddhistes,  en  effet,  étaient 
empreintes  d'humanité,  elles  ne  contenaient  pas  de  con- 
ception scientifique  exacte  et  se  mouvaient  languissam- 
ment  dans  un  cercle  de  sentimentalisme  passif  qui  les 
exposait  à  la  sophistication  et  les  rendait  peu  propres  à  la 
lutte. 

A  partir  de  cette  époque,  dès  qu'il  se  sentit  souffrant, 
l'Hindou  appela  le  prêtre.  Le  mal,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  étant  considéré  comme  un  châtiment  divin  qui  s'abat- 
tait sur  l'Homme,  il  était  logique  que  sa  guérison  relevât 
d'un  médiateur. 

Dès  que  l'Hindou  mourait,  s'il  avait  été  guerrier,  il  était 
brûlé  sur  un  bûcher  avec  ses  armes,  son  mobilier  et  tous 
les  êtres  qui  avaient  été  sous  sa  dépendance;  sa  femme 
elle-même  ne  faisait  pas  exception  à  cette  terrible  loi  qui 
lui  enjoignait  de  périr  au  milieu  des  flammes  qui  consu- 
maient le  défunt.  S'il  mourait  dans  le  voisinage  du  Gange, 
le  prêtre  lui  bouchait  les  oreilles  et  la  bouche  avec  le 
limon  du"  fleuve  sacré  ;  puis  on  l'exposait  sur  le  rivage, 
afin  qu'à  la  marée  prochaine  le  flot  l'emportât  et  recueillît 
son  à  me  pour  l'incarner  de  nouveau  sur  la  terre.  Ceux  des 
parents  qui  avaient  aimé  le  mort  pendant  sa  vie  se  suici- 
daient pour  la  plupart.  Dans  l'Inde  intérieure,  les  prêtres 
enfonçaient  dans  le  sol  de  grandes  jarres  d'argile  dans 
lesquelles  ils  enfermaient  le  cadavre  et  qu'ils  recou- 
vraient ensuite  d'un  couvercle. 


INDE.  25 

Dans  le  brahmanisme  l'immortalité  positive  de  l'Hindou 
est  presque  nulle,  parce  que  nulle  aussi  a  été  son  exis- 
tence. 

La  mémoire  du  mort  ne  survit  pas  chez  les  vivants  ;  ses 
actes,  ses  idées  ne  se  perpétuent  pas  parmi  eux.  Ce  sont 
plutôt  les  vivants  qui  suivent  par  la  pensée  le  défunt  dans 
ses  transmigrations.  Ceux  qui  ne  se  suicident  pas  tra- 
vaillent toute  leur  vie  pour  procurer  un  soulagement  à 
leurs  aïeux  dans  leurs  vovages  successifs  d'outre-tombe. 
Car,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  les  fils,  dans  l'Inde, 
comme  dans  la  société  catholique  de  l'Occident,  doivent 
expier  les  fautes  des  pères.  Au  reste,  l'immortalité  posi- 
tive de  l'Hindou,  dans  cette  période,  ne  franchit  pas  les 
étroites  limites  de  la  famille,  laquelle  transmet  d'une  ma- 
nière vague  le  souvenir  des  morts  aux  descendants.  Quelle 
différence  avec  les  pratiques  des  Aryâs  ! 

Dans  l'Inde,  ainsi  que  dans  les  civilisations  conver- 
gentes et  sérielles  qui  ont  formé  la  civilisation  occidentale 
moderne,  le  transcendantalisme  a  produit  des  effets  iden- 
tiques :  l'indignité  de  l'Homme,  la  servitude  volontaire,  le 
suicide  lent,  l'oisiveté.  L'Immortalité  de  l'âme  a  amené 
la  Mort  de  l'Homme  et  l'anéantissement  de  son  immorta- 
lité parmi  ceux  de  son  espèce!  Seulement,  ce  qui  dans 
l'Inde  est  endémique,  car  aujourd'hui  encore  ses  malheu- 
reux enfants  gémissent  soumis  à  de  barbares  superstitions, 
ne  fut  dans  le  monde  occidental  qu'une  épidémie  qui  com- 
mença à  disparaître  dès  la  Renaissance.  Il  appartient  aux 
temps  modernes  d'en  expulser  de  l'atmosphère  sociale  jus- 
qu'aux derniers  miasmes. 


CIVILISATIONS  COMLKi. ENTES  ET  SÉRIELLES. 


II 
PERSE 


Dans  les  hautes  plaines  de  la  Bactriane,  à  une  époque 
si  lointaine  qu'elle  se  perd  dans  la  nuit  de  l'origine  des 
civilisations,  nous  trouvons  le  peuple  de  l'Iran,  peuple 
aryen,  frère  des  Aryâs  de  l'Inde  et  dos  Aryàs  qui  peu- 
plèrent l'Europe,  de  ceux  que  l'on  connaît  sous  le  nom 
d'Indo-Germains  ou  Indo-Européens. 

Les  fds  de  l'Iran  forment  une  société  libre  et  forte  qui, 
bien  qu'ignorant  les  raffinements  des  grandes  civilisa- 
tions, vit  avec  indépendance  sous  l'égide  de  principes 
purement  humanitaires.  Ainsi  que  les  Hindous,  les  Ira- 
niens se  maintiennenl  sans  dégénérescence  jusqu'à  l'heure 
de  la  prédominance  de  l'élément  théocratique.  Il  fallut  les 
mages  pour  les  corrompre.  Point  de  castes  dans  leur 
organisation  ;  l'égalité  est  le  fondement  de  leurs  sociétés  ; 
chez  eux  règne  la  dignité,  mais  non  pas  l'orgueil.  Ils  n'ont 
ni  pontifes,  ni  temples,  ni  cérémonies,  ni  idoles;  ils  ne 
reconnaisse^  d'autre  autorité  que  celle  du  père  de  famille, 
et  se  distinguent  par  une  vigueur  et  un  bon  sens  qui 
président  à  tous  leurs  actes.  Us  acceptent  chacun  pour 
ce  qu'il  vaut.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'animal  qui,  dans 
l'échelle  des  êtres,  ne  soit  soigné  et  choyé  suivant  sou 
mérite.  Le  Feu  est  leur  ami;  c'est  lui  qui  leur  procure  la 
chaleur  pendant  les  froides  nuits;  c'est  le  Soleil  et  le  Feu 
qui  fondent  les  neiges  de  leurs  hivers.  La  Terre  est  leur 
mère  commune,  le-  animaux  sont  leurs  frères,  ('-'est  pour- 


PERSK.  27 

quoi  ils  estiment  que  le  Feu  adroit  au  bois,  comme  l'animal 
à  l'affection  et  la  Terre  à  la  semence.  Délaissée,  la  Terre 
reste  stérile  et  engendre  la  peste;  négligés,  les  animaux 
deviennent  féroces  ;  sans  aliment,  le  Feu  s'éteint.  Et  alors 
l'Homme  périt  attaqué  par  les  bêtes,  torturé  pur  la  faim 
et  glacé  parle  froid.  Dès  qu'on  la  cultive,  au  contraire,  la 
Terre  abonde  en  productions.  Avec  quelle  générosité  ne 
livre-t-elle  pas  des  fruits  savoureux,  de  l'eau  pure,  de 
riches  métaux  et  des  pierres  précieuses  au  travailleur  qui 
la  laboure,  qui  la  mine  ou  qui  la  creuse  !  Et,  lorsque,  ré- 
chauffé à  la  flamme  du  foyer  domestique,  l'homme  se 
rend  à  son  travail  à  la  lueur  de  l'aube,  ou  quand  il  en  re- 
vient aux  splendeurs  rougeâtres  du  soleil  couchant,  les 
animaux  le  saluent  :  les  oiseaux  de  leurs  chants,  l'aigle 
altier  de  ses'eris;  les  uns  lui  enseignent  l'amour,  les 
autres  la  bravoure  et  la  dignité  ;  le  chien  le  suit  avec  sou- 
mission, tandis  <pie  d'un  pas  tranquille  le  boeuf  lire  son 
char  et  (pie  le  cheval  hennit  d'allégresse  sous  le  poids 
d'un  aussi  noble  fardeau.  Tous  ces  êtres,  ses  coopéra- 
teurs,  ses  amis  plutôt  que  ses  esclaves,  l'accompagnent 
joyeux,  parce  qu'ils  savent  que  l'homme  travaille  non-seu- 
lement pour  lui,  mais  encore  pour  eux. 

La  même  pensée  se  retrouve  au  fond  de  toutes  les  lois 
de  l'Iranien  :  «  Qui  confie  de  lionnes  semences  à  la  Terre, 
dit  Zoroastre,  est  bien  plus  grand  que  celui  qui  fait  dix 
mille  sacrifices.  » 

Tout  est  mâle  chez  le  Perse,  la  conscience,  la  pensée,  le 
bras  et  le  langage,  jusqu'à  son  écriture  ;  fidèle  reflet  (h; 
ses  facultés  intérieures,  elle  apparaît  pleine  de  yiguéur  : 
c'est  sur  le  granit  qu'il  fixe  sa  parole.  Pour  lui  la  lumière 
et  la  parole  sont  deux  choses  tout  à  fait  égales.  Tout  parle  : 
montagnes,  prés,  rivières,  mers,  végétaux,  animaux,  tout 
a  un  langage  sur  la  Terre.  Et,  dans  le  ciel  aussi,  les  astres 
prononcent  un  éternel  discours  de  lumière  qui  donne  la 
sagesse  a  qui  sait  le  comprendre.  Le  mal  subjectif,  le 
péché,  consiste  seulement  à  laisser  faiblir  son  courage,  a 


28  PARTIE  HISTORIQUE. 

s'abandonner  soi-même,  à  perdre  la  dignité  et  l'espé- 
rance :  l'âme  ne  saurait  être  abandonnée  ;  comme  la  Terre 
elle  exige  une  culture,  elle  a  droit  à  tous  les  soins(l). 

La  Muet  n'est  ni  le  châtiment  d'une  faute,  ni  un  voyage 
aux  pays  ultramondains,  ni  même  une  transmigration 
vers  d'autres  êtres  :  elle  est  tout  simplement  la  mesure  de 
la  vie,  un  mal  positif,  une  défection  de  nos  forces,  une 
déroute  dans  la  lutte  de  l'Homme  contre  la  totalité,  et  pour 
tout  dire,  la  limite.  C'est  pourquoi  le  Perse  la  désigne  sous 
le  nom  de  «  cruelle  victoire  d'Ahrimane  ».  Or  Ahrimane, 
c'est  le  néant.  Mais  si  celui-ci  triomphe  en  détail,  la  nature, 
dans  son  ensemble,  triomphe  de  lui.  Elle  donne  deux  exis- 
tences pour  une  que  lui  arrache  le  principe  meurtrier. 

La  mort  est  donc  une  éducation  pour  les  vivants.  La 
désolante  maxime  du  mysticisme  :  «  Puisqu'il  faut  mourir, 
autant  aujourd'hui  que  demain,  »  fut  inconnue  des 
Perses;  au  contraire,  <<  luttons  avec  énergie  —  s'écriaient- 
ils, —  luttons,  afin  de  mourir  le  plus  tardivement  pos- 
sible, puisque  mourir  tard  c'est  vivre  plus  longtemps, 
et  vivre  plus  longtemps  c'est  avoir  plus  de  jours  à  consa- 
crer à  la  production  sur  la  Terre.  » 

La  paresse,  le  sommeil  et  l'hiver  sont,  comme  la  mort, 
des  inventions  d'Ahrimane.  Ormuzd,  le  principe  du  bien, 
n'est  pas  le  dieu  (Dews)  (2).  Le  dieu,  c'est  Ahriman  ou  An- 
•grômainyous,  le  démon,  la  négation.  Ormuzd  ou  Ahuora- 
mazdà  n'est  pas  non  plus  un  être  personnel;  il  est  la 
lumière  pure,  la  lumière  qui  produit  Faction,  l'organisa- 
tion, le  travail  ;  il  est  le  concept  général  du  mouvement. 
C'est  de  lui  qu'émane  l'âme,  et  c'est  ainsi  que  l'âme  qui  est 
une  force,  en  soi,  s'augmente  et  se  fortifie  par  la  culture 
intellectuelle,  par  le  mouvement  continu  qui  lui  est  im- 
primé et  qui  exige  une  alimentation  qui  répare  incessam- 

(1)  Voir  le  deuxième  volume  du  Zend-Avesta.  Tout  y  est  empreint 
de  cet  esprit. 

(2)  Bunsen,  Dieu  dans  l'histoire*  —  Conscience  de  Dieu  chez  les  h<u-- 
Iriens  de  Zoroaslre.  p.  112. 


PERSE.  29 

ment  les  forces  perdues.  «  Celui  qui  ne  mange  pas,  dit 
Zoroastre,  n'aura  pas  les  forces  suffisantes  pour  effectuer 
de  bonnes  œuvres.  La  faim  entrave  la  formation  de  tra- 
vailleurs vaillants  et  d'enfants  robustes.  Le  monde  tel 
qu'il  est  exige  l'alimentation  pour  vivre  (l).  » 

A  la  mort  de  l'Homme,  l'àme  retourne  à  la  lumière  et  à 
l'action  ;  à  la  lumière,  en  se  dirigeant  vers  le  Soleil  ;  à 
l'action,  en  allant  avec  la  chair  faire  partie  du  corps  des 
oiseaux.  L'àme  n'est  pas  encore  une  entité  distincte  de  la 
matière,  ainsi  qu'elle  le  sera  plus  tard  chez  les  Hébreux  ; 
elle  coexiste  avec  elle  et  en  dépend.  Aussi  le  Perse 
meurt-il  en  demandant  de  la  lumière,  et  sous  aucun  pré- 
texte nul  ne  peut  la  lui  refuser.  Le  mort  n'est  pas  inhumé. 
Pourquoi  cacherait-on,  pourquoi  claquemurerait-on  le  ca- 
davre? Pourquoi  refuserait-on  au  soleil  ce  qui  émane  de 
lui?  N'est-ce  pas  en  effet  la  lumière  qui  produit  la  décom- 
position du  cadavre  afin  de  restituer  au  soleil  la  force  que 
celui-ci  lui  a  prêtée  ? 

Le  mort,  étendu  sur  une  table  de  jaspe,  la  face  tournée 
vers  l'Orient,  est  donc  'placé  sur  une  haute  colonne  pour 
le  préserver  des  outrages  des  animaux  terrestres.  Le 
chien,  son  compagnon  fidèle,  couché  au  pied  de  la  co- 
lonne, pleure  avec  de  funèbres  hurlements  la  mort  de  son 
maître  ;  les  parents  ainsi  que  les  amis  attendent  à  une  cer- 
taine distance  que  le  soleil  vaporise  ses  formes  et  que  les 
oiseaux  du  ciel  prennent  des  forces  nouvelles  en  s'incorpo- 
rant  ses  restes.  C'est  la  lumière  qui  l'a  fait  vivre,  puisque 
c'est  elle  qui  a  fait  croître  les  végétaux  qui  l'ont  nourri  ; 
c'est  donc  à  elle  qu'il  appartient  de  le  consumer.  Ce  sont 
les  oiseaux  qui  durant  le  jour  furent  ses  amis  ;  les  oiseaux 
qui  lui  annonçaient  le  lever  du  Soleil  et  son  coucher,  qui 
délivraient  son  champ  des  herbes  parasites  et  des  insectes, 
qui  lui  prédisaient  la  tempête,  qui  l'égayaient  de  leurs 
chants  joyeux  ou  lui  apportaient  des  nouvelles  des  pays 

(1)  VendidadSadé,  frag.  3,§H2-H5. 


30  PARTIE  HISTORIQUE. 

lointains  ;  c'esl  donc  aux  oiseaux  qu'appartienl  aussi  sa 
dépouille  mortelle.  Aux  oiseaux  comme  au  soleil,  car 
les  oiseaux  ne  sonl  que  des  fractions  ailées  de  la  force 
solaire.  En  conséquence,  les  parents  veillenl  deux  ou  trois 
jours  afin  de  contempler  cette  absorption  du  corps  par  le 
Soleil.  Réfléchis  sur  la  surface  polie  du  marbre,  ses  rayons 
puissants  dessèchent  vite  le  cadavre.  Alors  accourent  les 
oiseaux,  ils  se  perchent  sur  la  plate-forme,  ils  voltigent  et 
tournoient  au-dessus  du  mort,  ils  assistent  ainsi  à  son  des- 
sèchement; puis  ils  se  précipitent  sur  lui,  tels  qu'une  noire 
spirale,  et  s'en  assimilent  les  restes.  Et,  au  matin,  quand, 
dans  leur  vol  rapide  et  les  ailes  dorées  par  les  rayons  du 
soleil  levant,  les  oiseaux  remontant  vers  le  ciel  disparais- 
sent à  l'Orient,  ceux  qui  ont  contemplé  ce  spectacle  s'é- 
crient avec  enthousiasme  :  «  Tout  est  déjà  lumière!  l'âme 
s'est  envolée  !  » 

Durant  les  trois  jours  que  les  parents  et  les  amis  se 
tiennent  auprès  de  la  colonne  funéraire,  l'âme  humaine 
est  encore  aux  alentours  du  corps,  gardée  par  les  esprits 
bienfaisants,  c'est-à-dire  par  les  oiseaux.  Mais  après  la 
troisième  nuit,  ces  derniers  l'emportent  au  sommet  du 
mont  d'Albordj ,  d'où  elle  s'élance  vers  le  trône  de  la 
lumière,  conduite  par  la  fille  d'Ahouramazda,  un  autre 
moi,  une  âme  universelle  immuable,  qui  d'un  coup  d'aile 
traverse  les  mondes,  une  âme  absolument  libre,  une  sorte 
d'ange  qui  ne  ressemble  en  rien  à  l'ange  judaïque,  cet 
intermédiaire  de  la  divine  grâce  qu'on  espère  émouvoir, 
parce  que  son  indulgence  peut  nous  dispenser  d'être 
juste.  Cet  ange  qui  s'unit  avec  l'âme  est  la  foi  que  chacun 
respecte,  la  justice  du  for  intérieur;  il  est  le  reflet  de  nos 
œuvres  propres. 

Malgré  ce  culte  pour  la  lumière  et  pour  la  force,  ce 
n'était  pas  d'une  façon  absolue  et  comme  à  une  loi  de 
Dieu,  ainsi  que  chez  les  autres  peuples  de  l'Asie,  que  le 
Perse  se  soumettait  à  elle,  car  cette  notion  lui  était  étran- 
gère.   Bien   au   contraire,    ses  idées   nous  apparaissent 


PERSE.  31 

comme  l'antithèse  de  la  résignation  à  la  fatalité.  Il  aimait 
la  lumière  en  tant  qu'elle  est  la  source  de  la  vie,  c'est 
pour  cela  que,  disait-il,  «  mieux  vaut  mourir  que  perdre  , 
la  lumière,  car  vivre  sans  lumière,  c'est  être  mort  et  le 
sentir.  »  Mais  lorsque  la  force  s'offrait  à  lui  comme  un 
obstacle,  il  entrait  en  lutte  avec  elle,  non  pour  la  dé- 
truire, mais  pour  la  dompter  et  s'en  servir.  Il  encou- 
rageait l'homme  au  travail  en  lui  prédisant  le  triomphe 
final  de  ses  efforts,  le  triomphe  de  la  lumière  sur  les 
ténèbres,  celui  de  l'action  sur  la  Mort,  parce  que  tou- 
jours le  mouvement  et  l'action  triomphent  de  la  Mort  et 
des  obstacles. 

Peut-on  imaginer  doctrine  plus  sage,  plus  poétique, 
plus  édifiante  que  celle-là?  Bien  qu'elle  soit  en  germe  et 
voilée  par  le  symbole,  nous  voyons  dans  cette  doctrine  la 
raison  d'être  de  l'industrie ,  la  tendance  qui  pousse 
l'homme  à  se  soustraire  aux  oppressions  et  aux  fatalités, 
la  théorie  de  la  Révolution  en  un  mot,  qui  vingt-quatre 
siècles  plus  tard  s'accomplit  parmi  nous  et  s'affirme  dans 
nos  codes. 


III 

EGYPTE 


L'homme  primitif  était  asservi  par  les  éléments.  En 
Egypte,  grâce  à  ses  efforts,  il  acquiert  des  moyens  d'exis- 
tence et  de  combat.  La  structure  géologique  du  pays,  sa 
configuration  géographique,  son  climat  et  sa  végétation 
sont  autant  d'auxiliaires  pour  son  triomphe.  Dés  l'aurore 
de  la  civilisation,  l'Egyptien  conquiert  déjà  une  position 
assez  solide  pour  résister  aux  formidables  attaques  des 
éléments  naturels.  Il  ne  lui  est  pas  encore  permis  d'avan- 
cer, mais  il  s'établit  assez  solidement  sur  le  sol  pour  ne 
plus  craindre  d'être  renversé.  Il  n'en  demandait  pas  da- 
vantage ;  il  se  trouva  donc  satisfait  de  ce  qu'il  avait  obtenu. 
Se  conserver,  se  préserver,  ce  fut  là  tout  l'objet  de  ses 
efforts. 

Il  aperçut  la  vie  dans  tous  les  corps  organisés,  ani- 
maux ou  végétaux;  il  les  estima  tous  dignes  de  sa  protec- 
tion, et  il  porta  une  attention  toute  particulière  à  les  pré- 
server de  l'action  destructrice  des  éléments  ainsi  qu'il 
faisait  pour  sa  personne  propre. 

Poussant  à  l'extrême  le  sentiment  de  la  conservation, 
l'Egyptien  invente  une  architecture  qui  se  traduit  par 
grandes  masses  ;  c'est  sur  d'énormes  pilastres  qu'il  assied 
solidement  ses  temples,  sur  de  puissants  piédestaux  qu'il 
dresse  ses  statues  gigantesques  ;  il  élève  des  pyramides 
de  proportions  colossales  dont  la  largeur  de  la  base  con- 
stitue la  meilleure  garantie  de  solidité  ;  il  édifie  partout, 
en  un  mot,  un  rempart  de  pierre  capable  de  le  protéger 


EGYPTE.  33 

contre  les  rudes  assauts  des  agents  extérieurs  de  cette 
formidable  nature.  Il  ne  parvient  pas  à  dominer  les  élé- 
ments, mais  il  s'en  préserve,  et  ces  résultats  lui  suffisent. 
Il  se  soumet  à  la  loi  de  l'inertie  et  continue  de  préserver 
son  corps  au-delà  même  de  la  tombe.  Il  creuse  le  sol  de 
ses  villes,  et  au-dessous  de  chaque  cité  des  vivants  il 
bâtit  une  seconde  cité  pour  les  morts  (1).  Les  vivants 
travaillent  avec  tant  d'ardeur  pour  la  conservation  des 
cadavres,  que  l'on  semble  pouvoir  résumer  d'un  mot  la 
civilisation  de  l'Egypte  :  c'est  la  civilisation  de  la  Mort. 

Pour  juger  avec  fruit  les  idées  de  cette  civilisation  sur 
la  Mort  et  sur  l'Immortalité  de  l'homme,  pour  se  rendre 
un  compte  bien  exact  du  genre  d'honneurs  qu'elle  rend 
à  la  première  et  des  moyens  qu'elle  juge  capables  de  lui 
faire  obtenir  la  seconde,  il  convient  de  remonter  à  l'épo- 
que de  l'ancien  empire  thébain,  sous  la  douzième  dynas- 
tie (2).  Voyons  donc  ce  que  sont  ces  villes  mortuaires, 
à  cette  époque  qui  marque  l'apogée  de  la  civilisation  et 
de  la  culture  de  l'Egypte. 

Au  centre  de  la  Nécropole  est  situé  le  laboratoire  sacré. 
C'est  là  que  l'on  administre  au  mort  les  préparations  qui 
le  prémuniront  contre  l'action  dissolvante  des  éléments. 
Dans  cet  édifice  immense,  composé  d'une  longue  série  de 
salles  uniformes,  les  embaumeurs  travaillent  en  silence 
sous  le  contrôle  des  prêtres  d'Osiris.  Les  cadavres  roidis 
sont  étendus  sur  des  tables  de  jaspe  vert  ;  des  anato- 
mistes,  armés  de  longs  crochets  et  de  scalpels  bien  affilés 
opèrent  l'extraction  du  cerveau  par  les  fosses  nasales  et 
celle  des  intestins  par  le  flanc  gauche.  Ailleurs,  dans  une 
autre  salle,  des  chimistes  fondent  des  bitumes  dans  de 
grandes  chaudières  de  cuivre,  dissolvent  des  résines  dans 
des  essences  volatiles,  pendant  que  d'autres  encore  cou- 
pent de  longues  lanières  de  toile  vernissée  pour  enrouler 

(i)  Voir,  pour  étudier  les  hypogées  de  celte  période,  tes  Antiquités 
et  les  Fouilles  d'Egypte,  par  E.  Renan.  Paris,  1865. 

(2)  Voir  Maspero,  Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient. 

3 


34  PARTIE  HISTORIQUE. 

les  cadavres  après  leur  embaumement.  Plus  loin,  des 
sculpteurs  sont  occupés  à  modeler  des  coffres  de  car- 
ton (1)  sur  la  forme  des  momies  qui  bientôt  vont  y  être 
enfermées;  une  fois  sèches,  ces  bières  passent  entre  les 
mains  des  peintres,  qui  dessinent  sur  leur  couvercle  les 
traits  du  cadavre  auquel  elles  sont  destinées.  Dans  une 
salle  suivante  on  soude  des  étuis  en  cuivre;  dans  une 
autre  encore  on  creuse  des  sarcophages  dans  le  granit 
rose  et  le  basalte  noir;  dans  une  pièce  plus  retirée  on 
écrit  le  livre  des  morts  sur  des  feuilles  de  papyrus  qui 
suivront  ceux-ci  dans  leurs  cercueils.  Les  uns  couvrent 
les  cadavres  de  bandelettes,  les  autres  les  vernissent.  Ici, 
on  leur  met  des  perruques  et  des  barbes  postiches;  là, 
on  les  emprisonne  clans  leurs  gaines  avec  une  poignée 
de  blé  (2)  ;  plus  loin  est  l'endroit  où  on  les  dépose  en 
attendant  leur  tour  d'entrée  dans  la  nécropole.  11  n'est 
personne,  en  un  mot,  sous  ce  toit  sacré,  qui  ne  coopère  à 
la  confection  du  funèbre  emballage  ;  et  cependant  chacun 
y  demeure  silencieux.  On  n'y  entend  d'autres  bruits  que 
le  sifflement  produit  par  l'ébullition  de  la  chaudière,  que 
le  cri  étouffé  de  la  lime  qui  polit  le  cuivre  ou  que  les 
monotones  coups  de  marteau  qui  tombent  en  cadence  sur 
le  ciseau  qui  creuse  le  basalte. 

L'Egyptien  est  embaumé  conformément  à  la  classe  à 
laquelle  il  appartient.  Bandelettes,  vernis,  ornements, 
sarcophages,  tout  ce  qui  est  destiné  à  son  cadavre  dé- 
pend du  rang  qu'il  a  occupé  pendant  la  vie  (3).  Pénétrez 
dans  la  dernière  pièce  du  laboratoire  sacré,  là  où  sont 
déposées  les  momies,  et  vous  vous  convaincrez  qu'elles 
appartiennent  à  des  classes   si   différentes,  que  l'impu- 

(1)  Le  carton  égyptien  consistait  en   une  pâte  composée  de  coton, 
d"une  espèce  de  colle  forte  et  d'un  peu  de  plâtre. 

(2)  Le  blé  était  considéré,  chez  les  Egyptiens,  comme  le  symbole  de 
la  résurrection,  parce  que,  enfoui  dans  la  terre,  il  renaît  à  la  vie. 

(3)  Diodore  de  Sicile,  neoî  twv  vc[m(uuv  xm  tvîsî  toù;  TêTiXeuTwoTa;  nap' 
Aîvjt;  rici;  ysvcj/ivwv. 


EGYPTE.  3b 

trescibilité  est  le  seul  caractère  qui  leur  soit  commun. 
Celle-ci,  par  exemple,  qui  est  liée  avec  des  bandelettes 
de  pourpre,  qui  exhale  de  pénétrants  parfums,  qui  a 
des  yeux  en  émail,  les  ongles  et  les  dents  dorés,  qui 
étale  une  perruque  symétriquement  bouclée,  celle-ci  est  la 
momie  d'un  Pharaon  :  elle  sera  enfermée  dans  cinq  (Huis 
et.  comme  si  ces  précautions  ne  suffisaient  pas  à  protéger 
le  cadavre  royal,  là-bas,  au  milieu  du  désert,  un  monu- 
ment colossal,  tout  récemment  construit,  l'attend  encore 
pour  le  garder  dans  ses  entrailles  de  pierre.  Voyez-vous 
ces  momies  d'un  aspect  si  terrible,  montrant  des  masques 
de  bête  fauve,  et  toutes  vêtues  d'étoffes  rayées  aux  cou- 
leurs  éclatantes?  Ce  sont  les  momies  des  prêtres;  elles 
seront  enfermées  dans  des  coffres  décorés  d'hiérogly- 
phes qui  expriment  les  prières  adressées  aux  divinités 
auxquelles  ces  prêtres  se  sont  consacrés  pendant  leur 
vie.  Ces  autres  momies  emmaillottées  de  larges  bande- 
lettes orange,  qui  observent  une  attitude  aussi  chaste 
que  symétrique,  ce  sont  des  momies  de  femmes.  Celles 
qui  ont  les  ongles  et  les  lèvres  dorés,  qui  sont  parées  de 
riches  bijoux,  sont  des  momies  de  grandes  dames  ;  même 
après  la  mort,  ces  dames  conservent  leurs  parures.  Cette 
multitude  de  momies  entourées  de  pauvres  bandelettes  de 
grosse  toile,  et  simplement  protégées  par  une  grossière 
caisse  en  carton  peint,  ce  sont  des  corps  qui  ont  appar- 
tenu à  de  misérables  esclaves  ;  un  bain  du  Styx  lustral  a 
suffi  à  préserver  leurs  chairs.  Quelles  sont  donc  ces  momies 
difformes  logées  dans  des  caisses  en  bois  do  palmier 
aux  contours  irréguliers?  Pourquoi  exhalent-elles  ainsi 
l'odeur  de  l'empyreume?  Et  pourquoi  leur  a-t-on  appliqué 
diverses  couches  de  sels  ?  Ces  corps-là  ont  été  affreuse- 
ment défigurés  par  l'éléphantiasis  ou  rongés  par  la  lè- 
pre, et  la  chimie  sacrée  retient  maintenant  dans  la  mort 
la  corruption  dont  jadis  elle  fut  impuissante  à  les  délivrer 
pendant  la  vie. 

Mais  il  n'y  a  pas  que  des  momies  humaines  dans  ce 


30  PARTIE  HISTORIQUE. 

dépôt.  Il  y  a  encore  le  bœuf  Apis,  dont  le  corps  est  dort'1  (1), 
l'éléphant  empaillé  avec  ses  défenses  d'argent,  l'hippo- 
potame à  la  dent  d'émail,  le  caïman  et  le  crocodile  parés 
d'éblouissants  colliers  et  de  pendants  en  filigrane.  Voyez 
là,  momifiés  aussi,  le  cheval,  le  singe,  l'ibis,  le  chien,  le 
chat,  le  scorpion,  le  scarabée  (2)  et,  comme  s'il  ne  suffisait 
pas  des  animaux,  la  nymphéa  et  le  nénuphar,  le  lotus  et 
la  palme,  le  cactus  et  l'épi,  et  une  infinité  de  plantes,  de- 
puis le  champignon  jusqu'au  fruit  du  dicotylédone  le  plus 
parfait. 

On  pourrait  dire  de  l'Egyptien  qu'il  prétendait  que  toute 
forme  organique  naissant  dans  son-pays  ne  rentrât  plus 
dans  le  soin  do  la  Nature.  Qu'elle  cessât  de  vivre,  de  se 
mouvoir,  que  lui  importait,  pourvu  qu'elle  ne  disparût 
pas?  Lorsque  l'Egyptien  voulait  immortaliser  un  orga- 
nisme, la  matière  emprisonnée  dans  son  enveloppe  était 
condamnée  à  y  séjourner  éternellement.  Et  pour  qu'elle 
ne  se  détruisit  pas  dans  le  sein  de  l'atmosphère,  pour 
qu'elle  ne  subit  pas  l'oxydation  de  l'air,  l'art  sacré  l'en- 
tourait d'une  muraille  de  résine  et  de  bitume,  d'une  mer 
d'essences  et  d'huiles  empyreumatiques.  C'est  pourquoi 
les  archéologues  modernes  ont  découvert  sous  le  sol  de 
l'Egypte  tant  de  siècles  résinifiés,  emmagasinés  dans  les 
hypogées  par  les  embaumeurs  et  les  prêtres. 

La  chimie  rationnelle  de  l'homme  naquit  en  Egypte, 
afin  de  préserver  les  corps  des  effets  de  la  brutale  chimie 
de  la  nature,  et,  sous  son  influence,  les  cités  se  conver- 
tirent par  en  haut  en  d'immenses  pharmacies,  par  en  bas, 
en  d'énormes  mausolées  (3). 

Descendons  dans  la  nécropole  où  l'Egyptien  conserve 
ses  aïeux,  comme  s'ils  étaient  ses  racines.  Toute  la  vaste 
plaine  à  travers  laquelle  serpente  le  Nil  est  creusée  de  part 

(1)  Pour  tout  ce  qui  se  rapporte  au  bœuf  Apis,  voir  Arthur  Rhoné  : 
l'Egypte  à  petites  journées. 

(i)  Dioilore  de  Sicile,  t.  I,  rUps  rû>v  à^'.îpwu.sWj  Çwcov  Traj'  Aiyj:rna;, 
(3)  Voir  Plutarque,  Isis  ei  Osiris,  et  Bunsen,  Mgyplcn» 


EGYPTE.  37 

en  part.  Creusées  aussi,  les  montagnes,  qui  courent  à 
l'ouest  du  fleuve,  sont  criblées  intérieurement  d'innom- 
brables trous  bouchés  par  autant  de  cadavres. 

Voyez-vous  ces  colossales  pyramides  tronquées?  Ce 
sont  des  tombes  de  rois  ;  pour  les  construire,  les  pharaons 
ont  fait  remuer  la  terre  et  tailler  le  roc  dés  leur  avène- 
ment au  trône;  les  premiers  personnages  de  leurs  cours 
ont  parcouru  tout  le  royaume  à  la  recherche  de  l'albâtre, 
du  granit  rose  et  du  basalte  bleu  qui  les  décorent.  Voyez- 
vous  cette  colline  dont  la  silhouette  présente  une  ligne 
horizontale  légèrement  accidentée?  Des  galeries  sans  fin, 
dans  lesquelles  donnent  accès  des  milliers  d'ouvertures, 
les  trouent  dans  tous  les  sens  (1).  C'est  là  que  sont  logées 
les  momies  de  cent  générations  de  prêtres.  Parcourez 
d'un  bout  à  l'autre  ces  longues  galeries  ;  observez,  à 
mesure  qu'elle  se  déroulera  devant  vos  yeux,  cette  inter- 
minable litanie  d'hiéroglyphes,  ces  hommes  à  tète  d'ani- 
mal, ces  animaux  à  tète  d'homme,  ces  dieux  bizarres  na- 
viguant à  la  suite  d'Hor,  qui  debout  dans  la  cabine  de  sa 
barque  sacrée  «  la  bonne  barque  des  millions  d'années  » 
enveloppée  dans  les  replis  du  serpent  Mehen,  emblème 
de  son  cours,  glisse  lentement  sur  le  courant  éternel  des 
«  eaux  célestes  »  ;  c'est  l'idée  de  la  résurrection  qui  a 
présidé  à  l'exécution  de  ces  étranges  personnages  sem- 
blables aux  visions  d'un  cauchemar. 

Sortez  ensuite  de  ces  galeries  et  portez  vos  pas  vers  la 
cité  la  plus  voisine,  Thèbes  par  exemple,  Memphis  ou 
Abidos  ;  avant  d'y  pénétrer,  vous  rencontrerez  de  vastes 
jardins  plantés  de  monocotylédones  symétriques  qui  sem- 
blent des  ébauches  de  végétaux  plus  parfaits.  Au-des- 
sous de  ces  jardins  s'ouvrent  de  spacieux  hypogées  dans 
l'intérieur  desquels  reposent  les  momies  de  l'armée  (2). 
Chefs  et  soldats,  tous  ont  leur  sarcophage  encastré  dans 
le  mur.   La   richesse   du  sépulcre  et  les  ornements   de 

(1)  Diodore  de  Sicile,  I,  6i. 

(2)  Plutarque,  Isis  cl  Osiris,  et  Wilkinson. 


38  PARTIE  HISTORIQUE. 

la  momie  indiquent  le  grade  du  guerrier.  Le  combat, 
la  déroute  ou  la  victoire,  tous  les  accidents  de  la  guerre, 
toutes  les  péripéties  de  la  vie  du  soldat,  apparaissent 
sur  les  pans  de  la  muraille  ;  les  combattants ,  vain- 
queurs ou  vaincus,  y  sont  peints  dans  des  attitudes  naïves 
et  avec  des  couleurs  aussi  simples  qu'éclatantes.  Que  si, 
abandonnant  ces  funèbres  séjours  pour  pénétrer  dans  la 
cité  des  vivants,  vous  demandez  au  premier  venu  où  re- 
posent ses  ancêtres  :  «  Je  l'ignore,  »  vous  dira-t-il.  Afin 
qu'aucune  main  sacrilège  ne  pût  les  profaner,  le  prêtre  ne 
divulguait  à  personne  le  secret  de  la  place  où  il  déposait 
les  morts.  Il  se  servait  pour  s'y  reconnaître  d'un  plan  géo- 
métrique qui  était  comme  le  fil  conducteur  de  ce  grand 
labyrinthe  sépulcral  ; l'ensevelisseur,  consacré  à  Isis,  pou- 
vait seul  le  consulter.  L'ouvrier  qui  perçait  le  granit  sou- 
terrain et  transformait  les  entrailles  de  la  Terre  en  voies 
funéraires  ne  sortait  jamais  de  l'intérieur  des  hypogées; 
jamais  ses  yeux  n'apercevaient  rien  au-delà  de  la  voûte 
vaguement  éclairée  par  les  rayons  blafards  de  la  lumière 
de  sa  lampe.  Et,  quand  il  succombait  sous  l'énorme  far- 
deau de  son  rude  labeur,  on  l'ensevelissait  dans  le  trou 
que  de  ses  mains  il  avait  creusé  lui-même.  C'est  ainsi 
que  le  constructeur  de  ces  sarcophages,  le  seul  homme 
après  le  prêtre  qui  pût  connaître  tous  les  dédales  de  la 
nécropole,  était  dans  l'impossibilité  absolue  de  révéler 
ces  secrets  à  aucun  être  vivant.  Son  existence  se  consu- 
mait presque  sans  communication  aucune  avec  le  monde 
extérieur,  et  il  s'éteignait  dans  les  entrailles  mêmes  de  la 
Terre  (1). 

(1)  La  description  de  la  Nécropole,  telle  que  nous  venons  de  l'essayer, 
correspond,  ainsi  que  nous  l'avons  précédemment  indiqué,  à  la  période 
pendant  laquelle  la  civilisation  égyptienne  est  déjà  subordonnée  au 
principe  théocratique.  Sous  les  premières  dynasties,  la  demeure 
des  morts  est  certainement  bien  différente.  Les  édifices  mor- 
tuaires affectent  la  forme  d'un  troue  d<  pyramide  ;  leur  alignement 
compose  des  rues  étroites;  des  rainures  prismatiques,  dont  le  sommet 


EGYPTE.  39 

Mais,  dira-t-on,  à  quoi  bon  ce  luxe  d'art  et  d'industrie 
à  propos  de  cadavres?  Pourquoi  tant  de  soins,  pourquoi 
tant  de  peines  pour  des  corps  inanimés?  Il  nous  faut,  pour 
répondre  de  façon  satisfaisante  à  ces  questions,  analyser 
soigneusement  le  milieu  dans  lequel  vécut  l'Egyptien, 
ses  conditions  d'existence,  ses  croyances  et  la  manière 
d'être  que  déterminèrent  ces  facteurs. 

En  fait  de  forces,  l'Egyptien  primitif  se  préoccupa  des 
forces  destructives.  Il  les  personnifia  môme  en  des  êtres 
malfaisants  qu'il  faisait  combattre  par  son  Dieu  vivifiea- 
teur.  La  garantie  essentielle  de  la  vie  résidait  pour  lui 
dans  la  résistance  physique,  dans  la  solidité  :  plus  un 
objet  était  carrément  assis,  plus  il  lui  semblait  durable. 
Et  durable  pour  lui  était  synonyme  de  viable.  Dans  l'ordre 
architectonique,  c'est  la  construction  pyramidale  qui  pré- 
vaut, comme  étant  la  plus  solide  ;  les  murs  extérieurs 
sont  convergents  ;  le  matériel  de  construction  est  en 
pierre;   il  se  soutient  par  la  simple  pression  verticale. 

se  couronne  d'un  bouquet  de  feuilles,  décorent  leur  façade.  Au-dessus 
de  la  pelite  porte  qui  sert  d'entrée,  un  tambour  cylindrique  révèle  le 
nom  du  mort.  L'intérieur,  divisé  en  un  certain  nombre  de  comparti- 
ments, est  une  véritable  maison  pour  le  mort.  Celui-ci  y  est  entouré,  en 
effigie,  des  membres  de  sa  famille,  de  ses  domestiques,  de  ses  chiens,  de 
ses  singes  verts  ;  tout  ce  monde  est  figuré  sur  les  murailles  des  diverses 
pièces  en  peintures  de  dimensions  ré  .luîtes.  Le  portrait  du  défunt,  en 
bas-relief,  occupe  la  place  principale,  et  souvent  il  est  reproduit  sur 
d'autres  points.  Sur  une  grande  stèle  sont  consignés  ses  titres  et  ses 
actes.  Ceci  est  comme  sa  nécrologie  Les  détails  sur  les  habitudes  du 
mort  couvrent  également  les  murailles;  on  y  dit  le  nombre  de  bœufs, 
d'ànes,  de  chiens,  de  singes,  d'antilopes,  de  gazelles,  d'oies,  de  canards, 
de  cigognes,  de  tourterelles  qu'il  possédait. 

Remarquons  que  ce  dénombrement  ne  comprend  que  les  animaux  do- 
mestiques et  qu'il  néglige  les  animaux  sauvages  et  carnivores.  A  côté 
de  ces  descriptions  on  lit  également  le  récit  de  ses  voyages  et  des  actes 
les  plus  marquants  de  sa  vie.  Tout  cela  est  peint  avec  une  touche  réa- 
liste et  avec  une  vérité  qui  étonnent.  Rien  de  symbolique,  ni  rien  d'obs- 
cur non  plus.  On  ne  trouve,  sur  les  murailles  de  ces  tombeaux,  aucune 
trace  de  la  vie  militaire  et  presque  aucune  de  caractère  religieux.  Le 
seul  divin  personnage  que  l'on  y  rencontre  parfois  est  Anubis,  et  encore 


40  PARTIE  HISTORIQUE. 

Dans  l'ordre  social,  c'est  l'autorité  absolue  du  chef  de  la 
maison  qui  règne.  Dans  l'ordre  religieux,  il  adore  des 
dieux  impassibles  représentés  par  des  statues  symboli- 
ques au  corps  symétrique  et  à  la  face  tranquille.  Dans 
l'ordre  politique,  il  accepte  le  régime  toujours  autoritaire 
des  Pharaons.  Parqué  entre  deux  chaînes  de  montagnes, 
ayant  toujours  sous  les  yeux  les  éternelles  crues  périodi- 
ques du  Nil,  jouissant  d'une  température  presque  toujours 
la  même  sous  un  ciel  uniformément  bleu  en  toutes  sai- 
sons, entouré  d'animaux  tels  que  l'hippopotame  à  la 
marche  lourde,  pétrifié  par  le  symbolisme  d'un  dogme 
mystérieux,  faut-il  s'étonner  que  cet  homme,  imbu  de 
ce  principe  que  l'immobilité  contrarie  les  forces  destruc- 
tives de  la  Nature,  en  arrivât  à  croire  que  l'immobilité 
constituait  aussi  un  des  principes  essentiels  de  la  vie  et 
qu'il  embaumât  conséquemment  le  mort  pour  le  rendre 
immortel?   L'immobilité  le   préservait  pendant  sa  vie; 

y  at  il  des  savants  qui  pensent  que  cet  Anubis  n'est  guère  que  la  repré- 
sentation sensible  de  la  transformation  et  non  pas  une  divinité  effective 
et  réelle.  En  tout  cas,  ce  serait  l'unique  symbole  qui  s'apercevrait  sur 
ces  monuments  D'autres  divinités,  il  n'en  est  pas  question,  pas  même 
nominalement.  Quant  aux  hiéroglyphes  du  rituel  du  livre  des  morts  qui 
décora  plus  tard  les  murs  de  toutes  les  sépultures,  on  n'en  rencontre  pas 
un  seul  ici.  Ces  tombes,  comme  le  dit  si  bien  Renan,  ne  sont  pas  des 
chapelles  funéraires  consacrées  à  un  Dieu,  mais  bien  la  maison  du  mort. 
Tout  ce  qui  est  là  est  pour  lui,  pour  lui  seul,  et  tout  y  converge  vers  lui. 
Le  cadavre  est  enfoui  au  plus  profond  de  la  construction,  à  la  place  la 
plus  inattendue,  afin  de  le  préserver  de  la  profanation.  Il  est  enfermé 
dans  un  sarcophage  monolithique  de  grandes  dimensions,  creusé  dans 
le  granit  ou  dans  le  calcaire  blanc,  et  paré  de  végétaux  comme  on  en 
voit  sur  la  façade  de  l'édifice.  On  trouve  aussi,  cachées  dans  L'intérieur, 
des  images  du  mort  en  ronde-bosse. 

La  date  de  ces  monuments  est  d'au  moins  4000  avant  J.-C. 

Tout  indique  un  état  de  félicité  relative  que  l'on  ne  découvre  plus 
ensuite  dans  les  tombes  contemporaines  de  l'époque  théocratique.  Nous 
pourrions  aller  jusqu'à  dire  qu'il  n'existe  rien  en  elles  qui  inspire  la 
tristesse. 

Voyez  Renan,  Revue  îles  deux  mondes,  1er  avril  18G5.  C'est  à  cet 
important  travail  que  nous  avons  emprunté  l'ensemble  de  ces  détails. 


EGYPTE.  41 

elle  devait  donc  aussi  le  préserver  après  la  mort  et  dis- 
puter encore  ses  formes  à  la  Nature,  Et  en  ceci  il  avait 
ses  raisons.  Son  Dieu  immanent  dans  la  Nature,  et 
exubérant  de  vie  à  certaines  époques  de  l'année,  pro- 
duisait alors,  créait  et  animait  toutes  choses.  Il  faisait 
germer  le  grain  dans  le  sol,  il  faisait  bourgeonner  les 
arbres,  il  secouait  de  leur  torpeur  les  reptiles  endormis 
sous  le  limon,  il  rappelait  le  courant  dans  les  rivières  des- 
séchées, il  couvrait  de  fleurs  magnifiques  la  surface  des 
eaux  et  faisait  superbement  planer  dans  les  airs  l'ibis 
sacré  et  l'épervier  de  la  Nubie.  Mais  Osiris  pâlissait  en- 
suite, et  tout  alors  tombait  en  langueur;  les  feuilles 
jaunissaient,  les  animaux  gagnaient  leurs  profondes 
retraites,  les  eaux  se  retiraient,  puis  enfin  le  dieu  lui- 
même  mourait,  et  avec  lui  la  Nature  tout  entière.  Mais 
sa  mort  n'était  que  temporaire  ;  Osiris  renaissait  à  la  sai- 
son suivante,  et  alors  la  vie  se  réveillait  sur  toute  la  sur- 
face de  la  Terre  ;  toutes  les  formes  éteintes  se  redressaient, 
tous  les  êtres  qui  s'étaient  cachés  venaient  saluer  Osiris 
vivant;  la  Nature  s'organisait  à  nouveau  (1).  Ce  spectacle 
annuel  offert  par  le  Soleil  se  reproduisait  en  proportions 
moindres  dans  les  alternatives  quotidiennes  du  jour  et  de 
la  nuit.  C'est  cette  intermittence  de  la  vie  qui  suggéra  à 
l'Egyptien  le  dogme  de  la  résurrection.  Ainsi,  en  généra- 
lisant ces  phénomènes,  en  les  appliquant  à  l'individu, 
il  ne  vit  clans  la  Mort  qu'un  long  hiver,  qu'une  nuit 
colossale,  et  il  crut  que  le  mort  n'était  qu'un  être  tombé 
en  léthargie  qui  ressusciterait  sous  l'influence  de  l'im- 
pulsion divine.  Mais,  comme  dans  cet  état  particulier 
l'individu  ne  pouvait  ni  ressentir  l'influence  destructive 
des  éléments,  ni  s'en  défendre,  son  corps  était  exposé 
à  la  destruction.  Or,  les  formes  permanentes  seules  étant 
capables  de  revivre,  à  l'instar  du  reptile  qui,  pendant 
l'hiver,  tombe  en  léthargie  dans  la  vase  et  qui  recouvre 

(1)  Edgar  Quinet,  Du  Génie  des  religions,  ch.  sur  l'Egypte. 


42  PARTIK  HISTORIQUE. 

le  mouvement  en  été,  ils  dirent  au  vivant  :  «  Tu  conser- 
veras le  mort,  pour  qu'il  puisse  revivre.  » 

Pour  rendre  la  résurrection  possible,  il  fallait  donc  con- 
server la  forme.  Osiris  pouvait  réanimer  le  corps  roidi 
par  la  mort.  Mais  si  celui-ci  n'existait  plus,  s'il  s'était 
décomposé,  comment  le  ranimer  (1)? 

Le  bitume  sacré  le  garantissait  de  la  décomposition  en 
le  rendant  réfractaire  aux  agents  désorganisateurs.  Le 
bitume  était  donc  la  divine  mixture  de  l'Immortalité^ 
puisque  être  imputrescible  c'était  être  immortel, 

La  seule  Immortalité  qu'atteignit  l'Homme  en  Egypte 
fut  donc  l'Immortalité  du  corps,  si  l'on  peut  appeler  de  ce 
nom  la  perpétuation  des  traits. 

Le  peuple  égyptien  est  le  premier  qui  croit  à  la  résur- 
rection, c'est-à-dire  au  retour  de  la  vie  dans  le  corps.  La 
Mort  n'est  pour  lui  que  temporaire;  c'est  une  sorte  de  sus- 
pension de  la  vie  ;  son  dieu  Ra  ou  Osiris  ne  meurt-il  pas 
chaque  soir  pour  renaître  le  jour  suivant?  Partant  de  ce 
dogme,  avec  son  panthéisme  original,  il  formula  d'une 
manière  certes  assez  étrange  la  réalisation  de  la  Justice. 
Il  contempla  la  Nature  sous  l'influence  de  l'idée  qu'il 
s'était  créée  sur  les  transformations  qui  s'opéraient  dans 
le  Tout,  il  classa  les  êtres  en  séries  et  crut  qu'ils  procé- 
daient tous  les  uns  des  autres.  Il  imagina  que  chaque 
être  procédait  d'un  être  inférieur,  ou  d'un  autre  être  su- 
périeur, lequel  n'ayant  pas  accompli  la  mission  qui  lui 
était  confiée  sur  la  terre,  était  condamné  à  vivre  sous  sa 
forme  actuelle  sous  laquelle  il  devait  expier  ses  fautes. 
Après  cette  expiation,  il  reconquérait  la  forme  supérieure. 
Les   recherches    des    égyptologues ,    portant    sur    l'en- 

(t)  11  faut  observer  que  les  dieux  de  l'Egypte  étaient  les  moteurs 
internes  de  la  Nature,  la  raison  d'être  de  ses  manifestations  plutôt  que  des 
êtres  personnels  comme  Iahweh,  arbitre  de  la  création  ou  de  la  destruc- 
tion, omnipotent  jusqu'au  point  de  pouvoir  faire  quel  pie  chose  de  l'un. 
Ils  se  sont  trompés  ceux  qui  ont  affirmé  des  dieux  agissant  comme  le 
dieu  personnel  du  monothéisme  chez  les  Egyptiens. 


EGYPTE.  43 

semble  de  ces  faits,  démontrent  qu'à  cette  époque  les 
Egyptiens  croyaient  à  la  résurrection,  ou  plutôt  à  la  révi- 
vifîcation  des  morts  et  à  la  transformation  des  êtres.  Si 
le  mort  s'est  bien  acquitté  des  devoirs  de  la  vie,  il  revêt 
une  forme  supérieure;  il  revêt,  au  cas  contraire,  une 
forme  inférieure,  par  une  application  sévère  des  prin- 
cipes de  la  Justice.  Quant  aux  êtres  qui  se  sont  bien 
comportés  sous  la  forme  humaine,  comme  ils  ne  peuvent 
revêtir  une  forme  supérieure,  la  momification  constitue 
leur  récompense,  car  elle  leur  garantit  que  leur  corps 
ressuscitera  dans  son  intégrité.  Faut-il  en  conclure  que 
l'Egyptien  croyait  à  une  âme,  entité  individuelle,  imma- 
térielle, entièrement  distincte  du  corps  et  pourtant  sans 
forme  et  sans  propriétés  physiques?  Nous  ne  le  pensons 
pas,  en  ce  qui  concerne  du  moins  la  période  qui  précède 
l'invasion  des  Hiksos.  La  croyance  à  une  âme  distincte 
du  corps  apparaît  en  tout  cas  bien  plus  tard  en  Egypte, 
postérieurement  aux  Aménophis.  11  faut  noter  qu'il  y 
eut  en  Egypte  une  série  de  civilisations  qui,  en  se  succé- 
dant, amenèrent  une  évolution  des  idées  religieuses  ;  les 
plus  anciennes  différaient  encore  plus  des  civilisations 
intermédiaires  que  l'Antiquité  n'a  différé  des  siècles  voi- 
sins de  la  Renaissance.  Sous  les  premières  dynasties  exis- 
tait la  croyance  à  l'indestructibilité  de  la  vie  (1)  ;  c'est 
là  tout  ce  qu'on  peut  affirmer.  La  croyance  en  un  Dieu 
n'a  jamais  existé  dans  la  haute  antiquité.  On  en  trouve  la 
preuve  dans  le  temple  découvert  par  M.  Mariette,  au  sud- 
ouest  du  Sphinx,  qui  est  situé  auprès  de  la  petite  pyramide  ; 
cet  édifice  date  de  l'époque  de  Ghéphren.  D'autres  temples 
postérieurement  découverts  et  qui  ne  renferment  ni  sta- 
tues, ni  figures  allégoriques,  ainsi  que  les  hiéroglyphes 
des  tombes  des  premières  dynasties,  l'attestent  égale- 
ment. 


(I)  P.  Tiele,  Vergèlikendc geschiedenis der oude godsdienslen :  luStuck: 
Geschiedcnù  van  den  Eyypliichcn  godsdienst.  M.  C.  —  Amsterdam. 


44  PARTIE  HISTORIQUE. 

A  mesure  que  la  civilisation  se  rapproche  des  Ramsès, 
on  peut  supposer  déjà  la  croyance  en  une  divinité  imma- 
nente dans  la  Nature.  Alors  on  croit  que  la  vie  provient  du 
Dieu,  et  que  l'âme  humaine  n'est  qu'une  émanation  di- 
vine, peu  différente  de  la  Divinité  elle-même,  ce  qui  ne 
permet  pas  encore  de  supposer  une  àme  individuelle  bien 
distincte  (1). 

Cette  supposition  n'est  pas  possible,  même  à  l'époque 
des  Aménophis  et  des  Ramsès,  époque  de  grandeur  voisine 
déjà  de  la  décadence.  A  la  mort,  on  disait  que  II  tomme 
s'était  abîmé  en  Osiris;  la  récompense  dernière  de  l'âme 
consistait  dans  ce  retour  vers  le  Dieu  dont  elle  procédait. 
Le  mort  finissait  par  s'identifier  complètement  avec  lui, 
par  s'anéantir  et  se  confondre  dans  sa  substance,  par  per- 
dre sa  personnalité  dans  son  sein  (1).  Ses  épreuves  d'outre- 
tombe,  ses  souffrances  sont  celles  du  Dieu  lui-même.  Le 
corps  humain  est  considéré  comme  le  réceptacle  de  la 
Divinité  ;  il  est  le  vase  sacré  qui  renferme  le  souffle 
divin.  L'Ame  fait  partie  intégrante  de  la  Divinité  elle- 
même.  Mais  lés  théologies  se  succèdent  ;  et  avec  la 
prépondérance  croissante  de  la  théocratie  (2),  un  moyen 

(1)  Nous  pouvons  citer,  comme  preuve,  ce  que  dit  M.  Chabas  relative- 
ment à  une  scène  peinte  sur  le  sarcophage  du  grand  prêtre  Sar-Amen, 
commandant  des  troupes  du  temple  d'Ammon-Ra. 

«  Un  dieu  en  gaine,  assis,  tient  des  deux  mains  un  vase  au  moyen 
duquel  il  verse  un  liquide  que  le  défunt,  agenouillé  devant  lui,  reçoit 
dans  la  bouche,  en  étendant  les  mains  sous  le  jet,  comme  pour  préve- 
nir la  perte  de  la  moindre  goutte  du  précieux  breuvage.  Sur  la  panse 
du  vase  se  lit  le  nom  d'Osiris,  et  au  milieu  de  la  scène  la  légende 
hiéroglyphique  ONH'  BAI,  signifiant  vie  de  l'âme.  Ni  le  nom  du  défunt, 
ni  celui  du  dieu  ne  sont  écrits,  mais  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  hésiter 
à  reconnaître  ici  Osiris  lui-même,  sous  Tune  de  ses  formes  dérivées.  » 
[Revue  archéologique,  vol.  V,  1862,  p.  371.) 

Si  les  Egyptiens  avaient  cru  que  l'àme  est  individuelle  après  sa  sortie 
du  corps,  ils  l'auraient  représentée  rentrant  dans  le  défunt,  et  jamais 
ils  n'auraient  peint  Osiris  communiquant  au  mort  la  vie  symbolique, 
ainsi  qu'on  le  voit  sur  le  sarcophage  en  question. 

(2)  Lenormant,  la  Magie  chez  les  Chaldéens.  Voir  ch.  H,  §2. 


EGYPTE.  45 

âge  sonne  pour  l'Egypte.  Alors  on  arrive  à  réduire  à 
une  Divinité  universelle  la  multitude  des  dieux  existants  ; 
alors  on  conçoit  ce  Dieu  comme  unique  en  essence  et  mul- 
tiple en  aspects,  «  qui  engendre  éternellement  en  lui  un 
autre  lui-même,  parce  qu'il  est  à  la  fois  père,  mère  et  fds  »  ; 
alors  aussi  les  théologiens  considèrent  l'âme  comme  for- 
mée de  trois  substances  distinctes  :  Y  intelligence,  lumi- 
neuse et  ignée  comme  le  soleil,  enveloppée  par  Y  âme, 
substance  d'une  essence  inférieure,  laquelle  est  à  son  tour 
contenue  dans  Yesprit  ou  souffle  qui  pénètre  les  veines, 
gonfle  les  artères  et  se  répand  par  tout  le  corps  (1). 

Jugée  jusqu'à  nos  jours  sans  données  suffisantes  par 
les  historiens  chrétiens,  cette  question  a  la  plupart  du 
temps  été  examinée  à  travers  le  prisme  spiritualiste  de 
l'immortalité  de  l'âme,  telle  que  la  définissent  nos  méta- 
physiciens. Ce  critérium  a  fait  croire  que  la  revivification 
ou  résurrection  n'était  possible  que  par  l'intervention 
d'une  âme  absolument  individuelle,  comme  l'avaient  ima- 
ginée les  théologiens  du  moyen  âge,  et  on  a  attribué  cette 
croyance  à  toutes  les  civilisations  de  l'Egypte.  Hérodote  est 
un  des  premiers  qui  soutinrent  une  opinion  semblable  (2)  ; 
mais  Chérémon  le  Stoïcien,  qui  accompagna  Hélio  Galle 
dans  son  voyage  en  Egypte,  est  d'un  avis  opposé.  Il 
affirme,  en  effet,  qu'en  Egypte  on  ne  reconnaissait 
d'autre  monde  que  l'Univers,  d'autres  dieux  que  les 
astres,  d'autre  existence  que  celle  dans  laquelle  nous 
vivons,  et  que  les  révolutions  et  les  mouvements  des  astres 
qui  exerçaient  leur  influence  sur  les  actions  humaines  y 
étaient  exprimés  en  langage  mythique  (3).  Saint  Augustin, 
qui  affirme  également  la  croyance  de  l'Egypte  à  l'âme  in- 
dividuelle (4),  est  une  autorité  suspecte  ;  il  était  chrétien 

(1)  En  égyptien,  ces  trois  catégories  se  nomment  Khou,  lia  et  Niwou. 

(2)  Hérodote,  II,  37,  4,  58,  123,  135. 

(3)  Porphyrii  Epistola  ad  Ânebonem  u'Eyyptiam.  Prologue  du  livre 
De  mysteriis  JEyypl.  de  Jamblique. 

(4)  Saint  Augustin,  Sermons,  361. 


46  PARTIE  HISTORIQUE. 

et  voyait  par  conséquent  la  question  sous  l'aspect  mysti- 
tique  que  lui  imposait  le  dogme. 

En  ce  qui  touche  les  hiéroglyphes  du  rite  funèbre, 
les  momies  portent  quelquefois  le  masque  d'Hor  qui 
n'est  qu'un  attribut  de  vie  :  Hor,  c'est  le  soleil  ou  la  na- 
ture naissante.  Un  seul  et  même  hiéroglyphe,  l'épervier, 
signifie  Yâme  et  le  sang  (1).  Il  existe  au  Musée  britannique 
une  peinture  égyptienne  dans  laquelle  on  a  voulu  voir 
le  témoignage  de  la  croyance  à  l'âme,  entité  distincte 
du  corps.  Cette  peinture  représente  une  scène  du  juge- 
ment :  Anubis  est  entouré  d'hommes  revêtus  d'une  courte 
tunique  blanche;  il  les  conduit  par  la  main  vers  une 
grande  balance  dans  les  plateaux  de  laquelle  se  pèsent 
les  bonnes  et  les  mauvaises  actions  de  chacun,  actions 
représentées  par  des  objets  symboliques.  La  figure  d' Anu- 
bis est  répétée  pour  indiquer  qu'il  se  dispose  à  conduire 
encore  d'autres  hommes  devant  ce  tribunal.  On  a  prétendu 
trouver  au  musée  du  Louvre  et  à  celui  de  Turin  le  sym- 
bole de  l'âme  dans  la  figure  d'un  jeune  homme  conduit 
par  Anubis.  Mais  un  observateur  impartial  ne  peut  voir 
dans  ces  tableaux  que  la  représentation  de  la  personna- 
lité humaine  subissant  le  jugement.  L'écriture  hiérogly- 
phique est  en  effet  une  écriture  purement  figurée  et  sym- 
bolique, et  l'on  sait  la  valeur  qu'il  convient  de  donner  aux 
figures  du  langage  et  aux  symboles.  Quand  nous  lisons 
dans  un  livre  contemporain  que  tel  personnage  a  comparu 
devant  le  tribunal  de  l'histoire,  quelqu'un  s'avise-t-il  par 
hasard  de  comprendre  que  l'âme  de  ce  personnage  a  com- 
paru, ou  qu'elle  doit  comparaître  devant  un  tribunal  com- 
posé de  juges  ou  de   lettrés?  Non,  chacun  entend  fort 

(I)  C'est  pour  cela  que  Moïse  a  dit  :  «  l'âme,  c'est  le  sang  »,  dans  le 
Léviliquc,  XVII,  11.  Lauth  opine  que  c'est  l'âme  animale  qu'indique  ce 
hiéroglyphe;  et  l'étoile  et  le  phénix  l'âme  qui  quitte  le  corps  après  la 
mort.  En  tout  cas,  ces  représentations  correspondent  déjà  à  la  déca- 
dence. Voir  Horapollon,  dans  Sitzungsberichle  der  k.  Akademie  zu 
Munchen,  1876,  t.  I,  p.  78. 


EGYPTE.  \1 

clairement  que  ses  actions  ont  été  appréciées  et  jugées 
par  ses  successeurs.  On  voit  dans  les  mêmes  hiéroglyphes 
égyptiens  le  Nil  sous  la  forme  d'un  homme  bleu;  des 
plantes  aquatiques  jaillissent  de  sa  tête.  Or,  jamais  aucun 
égyptologue  n'a  songé  à  voir  dans  ce  symbole  la  preuve  de 
la  croyance  des  Egyptiens  à  un  Nil,  être  anthropomorphe. 

De  même,  partout  où  l'on  a  cru  voir  le  symbole  de  Pâme, 
entité  individuelle  bien  distincte  du  corps,  il  ne  faut  voir 
que  les  attributs  de  la  vie  en  général  ou  de  la  personnalité 
humaine.  Ces  hiéroglyphes  semblent  indiquer,  plutôt  que 
l'âme,  l'animation  produite  par  la  divinité,  c'est-à-dire  la 
série  des  actes  de  l'individu,  tout  ce  qui  a  constitué  sa  ma- 
nière d'être. 

En  dehors  de  ces  preuves,  il  existe  encore  d'autres  té- 
moignages qui  nous  permettent  de  penser  que  l'Egypte  a 
cru  très-fermement  à  cette  époque  à  la  transformation  de 
l'individu  et  à  son  retour  à  la  vie,  et  non  pas  à  la  transmi- 
gration ni  à  l'incorporation  nouvelle  de  son  àme.  Dans  le 
panthéisme  égyptien,  Osiris  communiquait  la  vie  à  tout 
ce  qui  existe  par  son  impulsion,  par  sa  puissance;  sa  mort 
entraînait  la  mort  de  tout  ce  qui  est  créé.  En  conséquence, 
la  vie  et  les  fonctions  animiques  devaient,  dans  l'Egyptien, 
être  considérées  comme  individuelles  en  tant  qu'elles  se 
réalisaient  en  sa  personne,  mais  non  pas  au  delà.  L'anima- 
tion qui  se  manifestait  dans  des  organisations  si  distinctes 
devait  être  considérée  comme  un  phénomène  procédant 
d'une  cause  unique,  d'une  même  impulsion,  plutôt  que 
comme  le  résultat  d'une  entité  individuelle  immuable  par- 
ticulière à  chaque  individu.  Le  Dieu  de  l'Égyptien  était 
suffisamment  naturel  et  assez  peu  abstrait  pour  qu'il  crût 
en  une  âme  isolée,  conservant  sa  personnalité,  bien  que 
séparée  de  l'organisme.  De  plus,  tout  résidait  dans  le 
Dieu.  Une  inscription  gigantesque  du  temple  de  Saï's  fai- 
sait dire  à  la  divinité  :  Je  suis  tout  ce  qui  est,  tout  ce  qui  a 
été  et  tout  ce  qui  sera. 

L'impulsion  humaine  ne  pouvait,  sous  peine  d'hérésie, 


48  PARTIE  HISTORIQUE. 

être  séparée  de  l'impulsion  divine  universelle.  Ce  qui  dé- 
terminait l'individualité,  c'était  l'organisation,  c'est-à-dire 
le  corps  dans  lequel  s'exerçait  cette  impulsion.  Avec  cette 
idée  collective  de  la  vie,  les  dieux  secondaires  naissaient 
les  uns  des  autres,  puis  rentraient  en  eux-mêmes  et  re- 
naissaient encore  pour  former  un  cercle  interminable,  une 
métamorphose  sans  fin.  Et  ces  dieux  n'étaient  que  la  re- 
présentation ou  la  personnification  des  diverses  mani- 
festations des  forces  naturelles  au  moyen  desquelles  les 
prêtres  formulaient  l'idée  qu'ils  avaient  conçue  sur  la 
Divinité. 

Cette  âme,  portion  du  Dieu,  séparée  de  lui  seulement 
pour  un  temps,  ne  se  présente  pas  dans  les  dogmes  égyp- 
tiens comme  parfaitement  distincte  de  l'organisme  :  de 
son  côté  non  plus  le  Dieu  n'est  pas  très-différent  de 
la  Nature  ;  il  y  a  toujours  un  je  ne  sais  quoi  de  vague 
et  de  confus  qui  ne  permet  pas  une  rigoureuse  délimita- 
tion entre  l'organisme  et  le  principe  dont  il  tient  la  vie. 

Il  existe  une  inscription  dans  laquelle  Ahmès  (le  chef 
des  marins),  au  lieu  de  dire  :  «  Je  suis  né,  »  dit  :  «  J'ai  ac- 
compli mes  transformations.  »  Notez  qu'il  dit  bien  mes 
transformations  et  non  pas  mes  transmigrations.  L'Egyp- 
tien croyait,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  que  le  cours  de 
la  vie  humaine  était  le  reflet  de  la  vie  divine.  Osiris  des- 
cend aux  enfers  et  il  ressuscite  sous  la  forme  d'Hor.  La 
naissance  de  l'Homme  était  le  lever  du  Soleil  à  l'orient  ; 
sa  mort,  le  coucher  du  Soleil  à  l'occident.  L'homme  mort 
devenait  Osiris  et  on  le  déposait  dans  les  hypogées  pour 
attendre  le  moment  de  renaître  à  une  autre  vie,  comme 
Osiris-Hor  aune  autre  journée  ;  mais  de  même  que  l'Egyp- 
tien ne  croyait  pas  que  c'était  l'âme  d' Osiris  qui  traversait 
la  région  infernale,  mais  Osiris  lui-même,  de  même  nous 
pouvons  conclure  qu'il  ne  croyait  pas  que  c'était  l'âme  du 
mort  qui  traversait  l'Enfer,  mais  bien  le  défunt,  comme 
s'il  existait  pour  lui  une  espèce  de  seconde  vie  d'outre- 
tombe. 


EGYPTE.  49 

On  peut  voir,  dans  le  Livre  des  morts  (1)  de  Lepsius, 
et  au  voyage  de  Gaillaud  dans  Ghampollion,  comment  le 
moribond  invoque  une  puissance  ou  un  dieu  pour 
chaque  partie  de  son  corps,  pour  qu'ils  conservent  son 
nez,  sa  barbe,  ses  yeux,  ses  dents,  ses  bras,  ses  cou- 
des, ses  jambes,  ses  genoux,  ses  chevilles,  ses  pieds. 
Chaque  partie  du  corps  a  son  dieu  protecteur.  Pourquoi 
cette  protection,  sinon  pour  que,  le  cadavre  reposant  à 
l'abri  de  la  férocité  des  animaux,  la  résurrection  de  l'in- 
dividu puisse  s'effectuer  dans  l'intégrité  de  son  corps?  Si 
l'Egyptien  eût  adopté  l'idée  de  l'entité  spirituelle,  il  aurait 
cru  comme  les  pharisiens  et  les  chrétiens  que,  pour  res- 
susciter le  corps,  il  suffit  à  l'esprit  d'appeler  à  lui,  au  jour 
de  la  résurrection,  les  atomes  de  ce  corps  qui  a  été 
réduit  en  poussière.  Mais,  plus  observateur  de  la  Nature 
que  le  chrétien  et  le  juif,  l'Egyptien  ne  pouvait  nourrir 
cette  croyance;  il  assistait  en  effet  à  la  genèse  continue 

(1)  Le  Livre  des  morts  est,  paraît-il,  d'une  époque  relativement  ré- 
cente. Ce  n'est,  en  substance,,  qu'un  assemblage  d'écrits  empruntés  à 
des  âges  divers.  On  n'a  pas  trouvé  un  seul  exemplaire  complet  du  Rituel 
mis  en  ordre  comme  celui  de  Turin  dont  le  style  annonce  qu'il  est  anté- 
rieur au  règne  de  Psammétique,  c'est-à-dire  au  sixième  siècle  avant  J. -C. 
De  Rougé,  Introduction  à  l'étude  du  Rituel. 

Le  British  Muséum  possède  une  copie  d'un  exemplaire  du  chapitre  64. 
faite  par  Wilkinson,  et  trouvée  dans  le  sarcophage  d'une  reine  de  la 
onzième  dynastie.  11  existe  plusieurs  versions  sur  son  antiquité  ;  Tune 
attribue  la  découverte  du  chapitre  à  Hortatef  (version  du  papyrus  de 
Turin;  ;  l'autre  (celle  du  papyrus  de  Berlin)  la  fait  remonter  au  temps 
d'Ousaphaïs,  roi  de  la  première  dynastie  et  successeur  de  Menés.  Mais  les 
circonstances  dont  ces  versions  entourent  la  découverte  ont  l'air  d'une 
histoire  forgée  postérieurement.  M.  Birch  et  d'autres  égypîologues  pen- 
sent que  le  style  n'est  pas  celui  de  la  quatrième  dynastie,  moins  encore 
celui  de  la  première,  et  qu'il  a  été  paraphrasé  par  quelque  compilateur 
récent  des  livres  hermétiques.  Le  plus  probable,  c'est  qu'il  ait  été  rédigé 
un  peu  avant  la  onzième  dynastie,  époque  à  laquelle  l'Egypte  se  trans- 
forma; mais  il  n'y  a  pas,  que  nous  sachions,  de  donnée  positive.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  la  rédaction  la  plus  ancienne  que  l'on  con  naisse 
sur  le  chapitre  64  a  été  trouvée  dans  une  bière  du  temps  de  la  onzième 
dynastie.— Voir  le  Rituel  funéraire  égyptien,  chap.  6i,  par  Paul  Guieyssc, 


80  PARTIE  HISTORIQUE. 

des  êtres;  ceux-ci  se  produisaient  avec  la  substance  de 
ceux-là,  et  le  Tout  n'était  pour  lui  susceptible  d'aug- 
mentation ni  de  diminution.  Une  fois  donc  la  matière  de 
ses  organes  disséminée  entre  des  formes  nouvelles,  Osiris 
lui-même  n'aurait  pas  eu  le  pouvoir  de  lui  rendre  son  corps. 

Auubis,  fils  de  Typhon,  qui  s'empare  de  l'Homme 
dès  qu'il  cesse  d'exister,  est  converti  par  Isis  en  un  être 
bon  et  vivifiant.  On  ne  saurait  donc  voir  dans  ce  per- 
sonnage que  le  symbole  de  la  transformation  qui  s'accom- 
plit au  sein  de  la  Terre,  source  de  vie  jaillissant  de  la  des- 
truction même.  Il  est  à  remarquer  que  ce  personnage 
est  le  seul  qui  soit  représenté  sur  les  tombes  de  l'époque 
des  premières  dynasties,  époque  antérieure  à  toute  repré- 
sentation théologique. 

Bunsen  a  affirmé,  d'une  façon  peu  logique  il  nous  sem- 
ble, que  si  les  Pharaons  se  faisaient  construire  de  colos- 
sales pyramides  pour  y  mettre  leur  cadavre  à  l'abri,  c'est 
parce  qu'ils  croyaient  que  la  destruction  de  l'individu  inter- 
rompt la  migration  de  l'àme.  Nous  en  dirons  autant  à 
l'égard  des  auteurs  qui  estiment  que  si  les  Egyptiens 
avaient  un  tel  soin  de  leur  cadavre  c'est  parce  que  l'àme 
suit  la  condition  de  celui-ci  sur  la  Terre.  Quel  rapport  peut- 
il  y  avoir  entre  le  traitement  qu'on  fait  subir  à  un  corps 
inanimé  et  les  migrations  d'une  àme  libre?  Ce  traitement 
peut-il  affecter  en  rien  ces  migrations?  Peut-il  les  inter- 
rompre? Ces  coutumes  offrent  au  contraire  un  grand  sens, 
dès  qu'on  se  place  au  point  de  vue  de  la  résurrection  du 
corps.  Une  fois  détruit,  celui-ci  ne  peut  revenir  à  la  vie, 
car  la  destruction  de  la  forme  humaine  présente  un  ob- 
stacle insurmontable  à  cette  résurrection. 

«  Les  Egyptiens  croyaient  sans  doute,  dit  César  Cantu, 
que  les  âmes  ne  se  séparaient  du  corps  que  lorsque  celui-ci 
tombait  en  décomposition  (1).  »  Or,  une  âme  qui  ne  dis- 
paraît qu'avec  l'organisme,  est-ce  autre  chose  qu'une  pro- 

(1)  César  Cantu,  Histoire  universelle,  t.  I,  chap.  xxn. 


EGYPTE.  SI 

priété  de  l'organisme  lui-même  ?  V  Amenti,  enfer  des 
âmes,  qu'il  cite  à  l'appui  de  la  croyance  dualiste,  ne  peut 
pas  même  servir  de  témoignage.  Dans  Yamenli  on  ne  peut  ' 
voir  que  le  pays  de  la  Mort,  le  tombeau.  «  Uamenti  est  le 
pays  du  profond  sommeil  et  des  ténèbres,  »  comme  dit  Ta- 
Imhotep  de  Memphis.  Peut-être  la  plèbe  inculte  y  a-t-elle 
vu  un  séjour  de  pénitence,  mais  il  est  invraisemblable 
que  les  pontifes  qui  furent  les  dépositaires  de  la  science 
égyptienne  l'aient  ainsi  considéré. 

Les  Egyptiens  ne  se  contentèrent  pas  d'embaumer  les 
hommes  ;  ils  embaumèrent  également  les  animaux  et  les 
plantes,  et  confondirent  tous  ces  êtres  clans  la  commu- 
nion de  leur  chimie  sacrée.  Pourquoi  cela?  Quels  droits 
avaient  donc  l'animal  et  la  plante  à  l'Immortalité?  C'est  en 
poursuivant  nos  recherches  que  nous  trouverons  la  raison 
d'être  de  ces  pratiques  qui  peuvent  sembler  irrationnelles 
et  impies  aux  hommes  imbus  des  enseignements  de  la  mé- 
taphysique abstraite  de  l'Occident. 

On  peut  bien  dire  de  l'Egyptien  qu'il  ignorait  la  dis- 
tinction réelle  qui  existe  entre  la  plante  et  l'animal,  et 
qu'il  ignorait  aussi  celle  qui  existe  entre  l'animal  et 
l'homme.  Vivant  encore  à  demi  confondu  avec  les  animaux 
qui  l'entouraient,  il  n'était  pas  certain  que  ses  ancêtres 
eussent  été  des  hommes.  Peut-être  un  jour  avait-il  été  ani- 
mal lui-même,  ou  peut-être  allait-il  le  devenir  suivant  ce 
que  seraient  ses  actions.  De  plus,  la  société  égyptienne 
était  entourée  de  races  très-diverses,  qui  offraient  à  ses 
regards  des  types  aussi  dissemblables  entre  eux  par  la 
couleur  de  la  peau  et  la  physionomie  que  par  les  degrés 
de  l'intelligence;  ce  spectacle  ne  pouvait  guère  lui  in- 
spirer la  conception  de  l'unité  des  races.  Une  analyse 
très-naïve  lui  fit  découvrir  dans  les  animaux  des  facultés 
qu'il  se  trouva  posséder  lui-même  à  un  degré  tantôt  égal 
et  tantôt  supérieur.  Le  crocodile,   le  roi   du  fleuve  (1), 

(I)  Plutarque,  De  Isis  et  Osiris,  chap.  lxxiii,  lxxiv  ;  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  Des  poissons  du  Nil. 


52  PARTIE  HISTORIQUE. 

l'aigle,  le  roi  de  l'atmosphère,  et  le  lion,  le  roi  du  désert, 
lui  présagent  respectivement  les  crues  du  Nil,  le  premier 
en  s'abîmant  dans  les  flots,  le  second  en  s'élançant  clans 
l'espace,  le  dernier  en  s'enfuyant  vers  les  plaines  sablon- 
neuses. Dès  que  le  fleuve  grossissait,  l'ibis  s'avançait  au- 
devant  de  ses  eaux  comme  s'il  était  allé  le  chercher  à  sa 
source  pour  diriger  son  cours  à  travers  les  terres.  Dans 
tous  ces  animaux  il  reconnaît  la  faculté  du  discernement, 
bien  que  ceux-ci  soient  condamnés  à  ne  pouvoir  s'exprimer 
par  la  parole.  A  partir  de  la  seconde  dynastie,  son  icono- 
logie  sacrée  lui  montrait  ses  dieux  protecteurs  sous  des 
formes  bestiales.  D'autre  part,  à  côté  d'animaux  à  la 
marche  lente  et  rectiligne,  comme  le  crocodile,  il  voyait 
des  végétaux  doués  d'ondulations  gracieuses;  il  voyait  la 
sensitive  se  contracter  soudain  au  moindre  attouchement, 
comme  si  elle  percevait  de  véritables  sensations;  il  voyait 
le  palmier  qui,  au  moment  de  la  fécondation,  se  balançait, 
comme  ivre  d'amour,  au  souffle  de  l'air;  Y  acacia  mimosa  et 
\q pcrsea  laurus  qui  pleuraient  et  gémissaient,  comme  pour 
se  plaindre  de  la  fatalité  qui  les  obligeait  à  vivre  toujours 
attachés  à  la  môme  place  ;  il  voyait  certaines  fleurs  s'entr'- 
ouvrir  pour  recevoir  les  rayons  du  soleil,  se  fermer  à  la 
nuit,  resserrant  leurs  pétales  et  retenant  prisonnier  l'in- 
secte qui  leur  apportait  le  pollen  fécondant,  jusqu'à  ce 
que  le  pistil  l'eût  reçu.  Par  leurs  coloris,  sa  flore  et  sa 
faune  semblaient  confondre  entre  elles  leurs  deux  im- 
menses séries.  Il  retrouvait  la  couleur  verte  particulière 
au  règne  végétal  chez  une  multitude  de  reptiles  qui  ram- 
paient sur  le  sol  et  d'oiseaux  qui  traversaient  son  atmos- 
phère embrasée  ;  et,  par  un  contraste  bizarre,  il  aper- 
cevait des  plantes  et  des  arbres  dont  la  couleur  variait 
entre  le  jaune  et  le  rouge.  Il  remarqua  qu'aucune  cou- 
leur n'était  la  propriété  exclusive  d'un  règne  ou  d'un 
groupe  d'organismes.  Il  conclut  de  tout  ceci  que  la  fleur 
du  pcrsea  laurus,  qui  replie  ses  pétales  à  la  nuit,  parti- 
cipe à  l'animation  aussi  bien  que  l'ibis  et  le  rhinocéros, 


EGYPTE.  53 

aussi  bien  que  l'Éthiopien  ou  l'esclave  asiatique.  Et  dans 
Tanimal  et  dans  la  plante  il  crut  voir  des  frères,  des  frères 
inférieurs,  il  est  vrai,  mais  cependant  des  frères,  puisque 
comme  lui  ils  avaient  reçu  la  vie  du  divin  Osiris  ;  il  leur 
reconnut  donc  le  droit  à  l'Immortalité. 

Ainsi  que  tous  les  hommes  primitifs,  il  imagina  que 
toute  action  ou  tout  mouvement  suppose  une  volonté  ; 
il  établit  donc  que  la  résurrection  devait  être  commune 
à  tous  les  êtres  organisés.  Il  prit  pour  ses  semblables  tous 
les  êtres  qu'il  vit  doués  de  mouvements  plus  ou  moins 
compliqués,  plus  ou  moins  spontanés,  et  il  leur  concéda 
tout  naturellement  les  mêmes  droits  qu'à  lui-même.  Il 
était  logique,  en  effet,  qu'il  immortalisât  par  l'embaume-1 
ment  tous  ceux  qu'il  croyait  conscients,  et  qui,  par  con- 
séquent, devaient  ressusciter. 

Conclusion  :  En  Egypte,  l'Homme  parvint  à  n'être  pas 
absorbé  par  la  Nature  ;  mais  il  ne  l'asservit  pas.  Comme 
conséquence  de  cette  lutte  gigantesque  dans  laquelle 
l'avantage  ne  se  déclarait  d'aucun  côté,  l'Homme  vécut 
en  équilibre  et,  après  sa  mort,  il  se  fit  préserver  comme 
pendant  sa  vie,  pour  que  la  Nature  ne  triomphât  pas  de 
lui  dans  ses  dépouilles.  Tel  il  fut  dans  la  Vie,  tel  il  voulait 
rester  dans  la  Mort. 


IV 
PHÉNIG1E 


En  général,  les  peuples  sémitiques  adoraient  différents 
aspects  divinisés  de  la  Nature.  Le  Juif  et  l'Arabe  furent 
seuls,  à  une  époque  relativement  moderne,  à  concevoir 
un  Dieu  unique,  distinct  de  la  nature  dont  il  est  le  créa- 
teur (1). 

Un  raisonnement  assez  simple  les  amena  à  comparer 
l'activité  et  la  passivité  de  l'univers  aux  manières  d'être 
de  l'espèce  humaine;  ils  attribuèrent  le  genre  masculin 
aux  manifestations  actives  de  l'Univers  et  le  genre  fé- 
minin aux  manifestations  passives.  Le  Soleil,  la  végéta- 
tion, l'animalisation  représentaient  le  Dieu;  la  Déesse, 
c'étaient  la  Lune,  la  Terre  et  la  Mer.  Et  chacune  de  ces 
forces  se  subdivisait  à  son  tour  en  deux  autres,  l'une 
bienfaisante,  l'autre  malfaisante.  La  première  se  révé- 
lait dans  le  Dieu  et  dans  la  Déesse,  lorsque  la  Nature 
semblait  mourir  et  que  la  végétation  se  desséchait;  la 
seconde,  lorsque  tout,  au  contraire,  renaissait  sur  la 
Terre.  Les  deux  aspects  s'affirment  avec  plus  de  netteté 
dans  le  Dieu,  parce  qu'il  est  le  principe  actif.  Ils  sont  plus 
confus  dans  la  Déesse.  Les  noms  du  Dieu  et  ceux  de  ses 
attributs  changent  dans  chaque  région  et  même  dans 
chaque  ville.  Mais  tous  ceux  que  l'on  donne  au  Dieu 
signifient  :  puissance,  force,  souveraineté.  Le  nom  typi- 

(1)  Ce  n'est  pas  là  un  progrès  médiocre  :  le  dieu  une  fois  abstrait  de  la 
Nature,  celle-ci  a  pu  être  dominée.  On  a  vu  ensuite  que  c'était  sa  divi- 
nisation qui  occasionnait  toutes  les  fatalités  et  non  pas  elle-même. 


PHEN1G1E.  55 

que  que  lui  donnent  les  Araméens  est  Hadad,  qui  signifie 
Y  Unique  (1).  Moloch  ou  Moleh,  c'est-à-dire  le  roi,  est  le 
nom  que  lui  donnèrent  plus  particulièrement  les  Ammo- 
nites ;  cette  désignation  se  généralisa  plus  tard  parmi 
d'autres  peuples.  Chez  les  Moabites,  on  l'appela  Chaînas, 
le  dominateur  ;  chez  les  Phéniciens  et  les  Ghananéens  de 
la  Palestine,  El,  le  fort,  le  dieu  par  excellence. 

Le  dieu  naissant,  sous  son  aspect  de  vie  nouvelle,  de 
fécondation,  est  Adon,  ou  le  seigneur,  à  Byblos  ;  Tam- 
mouz (2),  à  Arka  et  à  Babylone  ;  Zcgreus  et  Atis,  en 
Phrygie;  Hamon,  à  Garthage,  et  Elioum  en  d'autres  en- 
droits. 

Sous  son  aspect  féminin,  c'était  Belil  (Myr-Militta),  à 
Babylone.  On  appelait  la  déesse  Taaut,  quand  elle  évo- 
quait des  idées  funèbres,  et  Zarpanit  (3),  quand  elle  inspi- 
rait des  pensées  voluptueuses  ;  à  Ninive,  la  déesse  volup- 
tueuse  prend  le  noind'/star/à  Arbelles,  elle  était  la  déesse 
meurtrière  et  sinistre  ;  à  Sidon,  c'était  Astarté  ou  Asfo- 
relit  ;  chez  les  Ghananéens,  Aschera,  l'épouse  passion- 
née et  Sala  ou  Salaambô  (4),  l'affligée.  Les  Araméens  de 
Damas  et  de  Bambyce  l'appelaient  Atargath.  Mais  les 
noms  les  plus  communs  de  la  Divinité  étaient  Baal  en 
Phénicie  et  Bel  en  Ghaldée.  Ces  noms  avaient  une  termi- 
naison féminine  pour  désigner  la  Divinité  sous  son  aspect 
passif,  et  alors  on  disait  Baalath  ou  Baaleth  en  Phénicie, 

(1)  Il  est  des  auteurs,  comme  Lenormant,  qui  affirment  que  ce  nom 
ne  lui  était  donné  qu'à  Damas  et  à  Bambyce. 

(2)  Le  rabbin  David  Kimcbi  dit  que  Tammouz  avait  une  statue  en 
bronze  dont  les  prêtres  remplissaient  les  yeu\  de  plomb.  Puis,  faisant 
du  feu  dans  l'intérieur  de  l'idole,  le  plomb  fondait  et  elle  paraissait  ver- 
ser des  pleurs.  Le  culte  de  Tammouz  était  le  môme  que  celui  d'Adonis. 

(3)  Selon  Opperl  Zarpanit  ou  Zir-banit  signifie  la  "productrice  des 
germes. 

(4)  Ce  nom  s'appliquait  particulièrement  à  la  déesse  de  la  mer. 
Lenormant,  Commentaire  sur  Bcrose,  p.  9o,  pense  que  c'est  ta  déesse 

Sala,  épouse  du  dieu  Ifin,  qui  reçoit  la  qualification  de  mère,  wnmu, 
d'où  sal  aumrnu  ou  salaambô. 


56  PARTIE  HISTORIQUE. 

et  Beleth  ou.  Bilith  à  Babylone  (1).  Aces  noms,  on  ajoutait 
celui  du  lieu  où  s'adorait  la  divinité  masculine  ou  fémi- 
nine, et  l'on  disait  Baal-Tars,  le  seigneur  de  Tyr,  Baal- 
Tsidoii,  à  Si  don,  etc. 

Puis  le  nom  de  Bal  ou  Bel  s'appliquait  en  général  à  une 
infinité  d'aspects  des  divinités  sidérales,  selon  qu'on  la 
considérait  dans  une  étoile  ou  dans  une  autre,  sous  une 
forme  animale,  dans  une  révolution  d'astres,  etc.  On  disait 
alors  les  Baalim. 

Cette  religion  doit-elle  être  regardée  comme  un  mono- 
théisme ou  comme  un  polythéisme?  A  notre  avis,  elle  ne 
se  présente  à  l'état  de  monothéisme  que  dans  certaines 
tribus  et  clans  certaines  villes  ayant  une  civilisation  déjà 
avancée,  mais  comme  un  monothéisme  offrant  différents 
aspects.  Chacune  de  ces  villes  avait,  en  effet,  son  Dieu  ; 
mais  ce  dieu  avait  ses  hypostases.  A  leur  tour,  les  hypo- 
stases  tenaient  dans  l'esprit  du  peuple  la  place  de  dieux 
réels.  Ailleurs,  dans  les  autres  villes,  le  polythéisme  était 
plus  manifeste.  Mais  en  somme,  si  l'on  considère  l'en- 
semble des  peuples  sémitiques,  c'est  le  polythéisme  qui 
prédomine. 

11  est  impossible  de  découvrir  dans  ces  civilisations  un 
monothéisme  bien  tranché,  tel  que  l'ont  imaginé  certains 
historiens  de  notre  époque.  Au  sens  absolu  du  mot,  il  n'y 
a  dans  l'Histoire  d'autre  monothéisme  que  celui  du 
ïahweh  mosaïque  et  celui  de  Y  Allah  des  Arabes. 

Cette  manière  d'adorer  la  Nature  divinisée  engendra 
dans  l'Asie  Mineure  et  dans  la  Phénicie  des  cultes  mons- 
trueux, à  la  fois  obscènes  et  funèbros.  C'est  à  Byblos  ou 
Gebal  qu'ils  se  manifestèrent  avec  le  plus  d'éclat.  Byblos, 
pour  cette  raison  sans  doute,  prit  le  nom  de  cité  sainte. 

Au  nord  de  la  terre  de  Chanaan,  sur  les  bords  orientaux 
de  la  Méditerranée,  s'élève  la  cité  de  Byblos  qui  domine 
un  territoire  très-étendu.  Deux  races,  presque  déjà  confon- 

(1)  Lenormant,  Manuel  d'histoire  ancienne  de  l'Orient,  t.  111,  liv.  VI, 
Phéniciens,  Religion. 


PHÉNICIE.  57 

dues,  composaient  sa  population  :  la  première  peupla  le 
pays  ;  la  seconde  immigra  et  soumit  la  première  par  la 
force.  Les  dieux  des  premiers  arrivés  étaient  doux  et  sen- 
suels ;  ceux  de  la  seconde  race  étaient  au  contraire  sombres 
et  terribles;  au  fond,  ils  étaient  tous  identiques.  Ils  pro- 
cédaient, les  uns  et  les  autres,  de  la  déification  des  cieux 
et  de  la  Terre.  La  divinité  fondamentale  était  une.  Les 
astres  étaient  ses  manifestations  extérieures,  apparences 
visibles  des  hypostases  émanées  de  sa  substance  (1). 

La  cosmogonie  phénicienne  a  quelques  points  de  res- 
semblance avec  la  cosmogonie  des  Juifs.  Avant  la  créa- 
tion, c'était  le  chaos  (bohn).  L'esprit  flottait  sur  les  eaux. 
Mais  la  création  naquit  du  désir  inconscient,  et  non  d'une 
volonté  ou  d'une  intelligence.  Le  dieu  prit  forme  avec  la 
création  ;  en  conséquence ,  la  cosmogonie  phénicienne 
dans  ses  développements  se  transforme  en  théogonie. 

La  saison  du  printemps  revêt  en  Phénicie  un  caractère 
véritablement  splendide  :  une  végétation  exubérante  re- 
couvre toute  la  Terre  ;  sous  la  chaleur  douce  du  Soleil  et 
aux  voluptueuses  caresses  d'un  air  tempéré,  le  feuillage 
acquiert  de  grandioses  proportions,  les  fleurs  entrouvrent 
leurs  boutons,  leurs  pétales  se  colorent  de  teintes  écla- 
tantes, elles  répandent  dans  l'atmosphère  des  senteurs 
enivrantes  ;  les  arbres  distillent  des  baumes,  les  oiseaux 
remplissent  l'air  de  leurs  mélodies,  et  les  palmiers  se  ba- 
lancent onduleusement  à  la  brise,  comme  si,  pour  rap- 
procher les  distances  qui  les  séparent,  ils  engageaient, 
amoureux  les  uns  des  autres,  une  lutte  indolente  avec  le 
sol  qui  les  tient  attachés.  Tout,  sur  la  Terre,  respire  l'amour 
et  la  vie. 

Mais  voici  que  la  saison  s'avance,  la  température  s'élève, 
survient  l'été  et  puis  la  canicule  ;  la  chaleur  devient  insup- 
portable. Le  soleil  embrase  la  terre  qui,  sous  l'ardeur  de 
ses  rayons,  fume  d'abord,  puis  se  dessèche,  devient  incan- 

(I)  François  Lcnormant,  les  Sciences  occultes  en  Asie,  —  La  Magie 
chez  les  Chaldéens,  p.  103. 


58  PARTIE  HISTORIQUE. 

descente  et  brûle  le  pied  qui  la  foule  ;  du  vert,  le  feuillage 
passe  successivement  au  jaunâtre  et  au  fauve;  il  se  pide, 
puis  se  recroqueville;  la  Heur  laisse  tomber  ses  pétales, 
les  tiges  se  dénudent,  la  végétation  dépérit.  La  gueule 
grande  ouverte,  les  quadrupèdes  courent  pour  aspirer  plus 
d'air;  pour  apaiser  leur  soif,  ils  cherchent  de  tous  cotés 
un  peu  d'eau  qu'ils  no  trouvent  pas.  Les  serpents  se  dres- 
sent sur  la  queue  en  sifflant,  et  fascinés  les  petits  oiseaux 
se  laissent  choir  dans  leur  gosier.  L'air  semble  privé 
d'oxygène,  l'atmosphère  devient  asphyxiante.  On  dirait 
que  la  Mort  se  sert  du  feu  pour  exterminer  la  Nature.  Mais 
l'automne  arrive  à  son  tour,  la  température  se  rafraîchit, 
l'eau  évaporée  se  condense  et  les  pluies  tombent  abondam- 
ment. Alors,  entraînée  par  les  eaux,  l'argile  ferrugineuse 
roule  sur  les  flancs  des  montagnes  ;  les  torrents  charrient 
les  oxydes  de  fer  ;  le  fleuve  se  colore  en  rouge  de  sang,  se 
gonfle  et,  par  moments,  sort  de  son  lit  et  se  répand  jus- 
qu'à la  côte  à  travers  la  campagne  stérile  et  desséchée;  la 
terre  calcinée  s'imprègne  avidement  de  ces  eaux  ;  les  ra- 
cines des  végétaux  absorbent  le  liquide  argileux  qu'elles 
transforment  en  sève  ;  les  feuilles  prennent  un  subit  déve- 
loppement et  reverdissent;  les  plantes  flétries  redressent 
fièrement  la  tète  ;  les  fleurs  fécondées  se  transforment  en 
fruits  charnus  et  savoureux  ;  les  animaux  apaisent  leur 
soif  et  gonflent  leurs  poumons  à  la  brise  rafraîchissante 
qui  les  rappelle  à  la  vie.  Tout  renaît,  et  la  Terre  se  décore 
à  nouveau  de  toutes  les  splendeurs  de  la  vie. 

Ces  alternatives  de  stérilité  et  de  fécondation,  d'exubé- 
rance et  d'aridité,  de  vie  et  de  mort,  drame  colossal  qui  a 
pour  scène  la  Nature  et  pour  acteurs  les  êtres  et  les  élé- 
ments, se  formule  dans  la  théogonie  phénicienne  de  la 
manière  suivante  : 

La  lutte  entre  la  Mort  et  la  Vie,  entre  la  stérilité  et  la 
fécondation,  s'explique,  quant  aux  Dieux,  par  ce  qui  arrive 
à  l'Homme  :  le  principe  actif  de  l'Univers,  divinisé  dans  le 
Soleil  (Domino  liaali  Solari)  et  appelé  Adon,  est  amoureux 


PHÉNICIE.  59 

du  principe  passif  personnifié  dans  la  Terre,  désignée  sous 
le  nom  de  Baalath  ;  à  son  tour,  Baalath  aime  passionné- 
ment son  amant  cosmique  ;  des  feux  de  son  amour  Adon 
féconde  sa  maîtresse.  Tous  les  organismes  qui  couvrent 
la  surface  de  la  Terre  et  tous  ceux  qui  se  cachent  dans  le 
sein  profond  des  mers  sont  le  produit  de  ces  accouple- 
ments sidéraux.  Tout  est  passion  dans  l'Univers,  tout  y 
est  amour;  la  création  elle-même  est  engendrée  par  le 
désir.  Mais  vient  l'ardent  Soleil  de  l'été  qui  dessèche  la 
Terre  et  consume  la  végétation.  C'est  alors  le  brûlant  Mo- 
loch,  le  Dieu  de  la  Mort,  qui,  jaloux  des  amours  à' Adon 
et  de  la  divine  Balaath ,  prend  la  forme  d'un  sanglier 
(symbole  de  l'été)  et,  là-bas,  dans  le  Liban,  assassine  son 
rival  ;  il  lui  dévore  les  organes  de  la  génération,  afin  que 
sa  bien-aimée  reste  stérile.  Puis  le  Dieu  de  la  Mort  règne 
seul  dans  la  plénitude  de  sa  féroce  souveraineté.  Les 
ardeurs  de  la  canicule  sont  ses  émanations.  11  gouverne 
par  la  terreur.  La  divine  Baalath  se  désole  et  pleure  la 
mort  de  son  amant  à  l'équinoxe  d'automne.  Mais  ses 
larmes  qui  s'épanchent  sur  la  Terre  sous  forme  de  pluie 
ne  sont  pas  inutiles,  le  Dieu  de  l'amour  n'est  pas  mort 
en  vain.  Le  sang  qu'il  a  répandu  sur  les  hauteurs  du 
Liban  descend  pour  la  féconder.  A  son  contact,  tout  revit 
à  la  joie  ;  et  Adonis  lui-même  ressuscite  et  réapparaît 
dans  le  ciel  serein. 

Le  Phénicien  n'avait  pas  encore  individualisé  la  vie  ;  il 
confondait  son  existence  avec  celle  du  Tout,  et  la  genèse 
de  la  Nature  avec  la  sienne  ;  il  attribuait  aussi  à  l'Univers 
des  passions  analogues  à  celles  qu'il  éprouvait  lui-même  ; 
le  Phénicien  devait  donc  nécessairement  participer  aux 
jouissances  et  aux  souffrances  des  dieux  de  l'Univers  et  les 
introduire  dans  son  culte  ;  ses  cérémonies  en  devinrent 
le  reflet.  Le  culte  du  Dieu  et  de  la  Déesse  de  l'amour  se 
célébrait  dans  un  temple  somptueux.  L'antiquité  est  toute 
retentissante  du  renom  de  celui  de  la  déesse  de  Bvblos. 

Ce  monument  s'élevait  sur  la  cime  d'une  haute  mon- 


GO  PARTIE  HISTORIQUE. 

tagne,  étalant  sa  façade  vers  l'Orient  et  contemplant  la 
mer.  Son  aspect  était  celui  d'une  pyramide,  masse  impo- 
sante aux  assises  formées  de  blocs  colossaux.  Une  cour 
sacrée  sans  toiture  et  dans  laquelle  donnait  accès  une 
porte  d'or  l'entourait  de  toutes  parts.  De  chaque  coté  se 
dressaient,  hauts  de  30  brasses,  comme  deux  géants, 
deux  énormes  phallus  en  pierre  (1).  Ils  symbolisaient  le 
principe  masculin.  L'intérieur  du  temple  était  éblouissant. 
L'or  y  étincelait  partout  avec  de  fauves  éclats.  Il  devait 
prévaloir  dans  un  temple  élevé  aux  divinités  sidérales  par 
une  race  qui  s'était  adonnée  au  trafic  et  à  la  navigation  (2). 
Dans  l'intérieur  du  temple  était  le  sanctuaire  de  la  Déesse, 
caché  par  une  courtine  de  pourpre  qui  en  interdisait  le 
passage  aux  profanes.  Sur  un  grand  cube  de  pierre,  auquel 
on  montait  par  un  petit  escalier,  s'élevait  le  tabernacle. 
C'était  une  cellule  quadrangulaire,  ouverte  sur  la  face  an- 
térieure, et  dont  le  toit  faisait  saillie  de  ce  coté  et  était 
soutenu  par  deux  colonnes. (3).  Une  énorme  émeraude, 
dont  la  taille  grossière  rappelait  imparfaitement  l'organe 
féminin  de  la  génération,  brillait  dans  l'intérieur.  C'était 
l'image  de  la  Déesse  de  la  fécondité  ;  le  vert  rappelait  la 
couleur  de  la  végétation  et  celle  de  la  mer.  Elle  avait  les 
tremblants  et  mélancoliques  reflets  de  la  lune.  Le  bois 
sacré  de  lauriers,  à  l'ombre  duquel  les  prêtresses  de  la 
Grande  Déesse  dressaient  leurs  tentes  peintes,  s'étendait 

(1)  M.  Gerhard  affirme  que  ces  colonnes  si  hautes,  terminées  par 
une  hémisphère,  étaient  le  symbole  de  la  puissance  masculine  dans  les 
cultes  phalliques.  M.  Renan,  au  contraire,  dans  sa  Mission  de  Phènicic, 
soutient  que  les  Méghazil  n'étaient  que  des  monuments  funéraires  :  il 
assure  qu'ils  sont  tous  placés  au-dessus  de  caveaux  funéraires.  11  existe 
en  Espagne  des  restes  de  monuments  analogues  à  Majorque.  On  les  ap- 
pelle Talayots. 

(2)  Voir,  pour  des  détails  sur  les  temples  phéniciens,  la  très-curieuse 
étude  de  M.  Jules  Soury,  dans  ses  Études  historiques  sur  les  Reli- 
gions, etc.,  de  VAsie  antérieure  et  de  la  Grèce,  chapitre  de  la  Phènicic. 

(3)  Voir  Renan,  Mission  de  Phènicic,  troisième  rapport  à  l'empereur. 
Berne  archéologique,  vol.  V,  < 862,  p.  337. 


PHENIG1E.  61 

sur  les  côtés  du  temple.  Non  loin  se  voyait  l'étang  sacré  (1) 
tout  peuplé  de  poissons,  vivants  symboles  de  la  procréation 
et  de  la  fécondité  prodigieuse.  L'encens  qui  brûlait  sur  un 
autel  élevé  au  milieu  des  eaux  parfumait  l'atmosphère. 
Lorsque,  avec  les  ardeurs  de  l'été,  les  végétaux  com- 
mençaient à  languir  et  que  la  respiration  devenait  diffi- 
cile, Gebal  se  changeait  en  un  théâtre  de  fêtes  lugubres 
au  cours  desquelles  les  Phéniciens  s'associaient  à  la  dé- 
solation de  la  Nature.  De  tous  les  points  environnants 
convergeaient  vers  la  cité  sainte  d'étranges  processions. 
Les  femmes  accouraient  par  groupes,  les  cheveux  épars, 
les  vêtements  lacérés,  les  pieds  nus,  des  couteaux  plongés 
dans  les  chairs  et  se  flagellant  avec  fureur  en  poussant 
des  cris  de  douleur  sur  la  mort  récente  d'Adon,  frappé 
sur  le  mont  Liban.  Les  prêtres  eunuques  conduisaient  ce 
cortège  au  son  monotone  du  tambourin  et  de  la  flûte 
funèbre  qui  pleurait  un  air  élégiaque  ;  c'était  l'hymne 
plaintive  de  la  passion  et  de  la  mort  du  Dieu  de  l'amour 
qui  venait  d'expirer  (2).  Les  femmes  de  la  ville  se  réunis- 
saient à  celles  venues  de  la  campagne,  et  la  troupe  s'en 
allait  ainsi  grossissant.  Pour  imiter  l'exemple  pieux  qui 
leur  était  donné,  les  hommes  s'armaient  de  disciplines 
à  la  poignée  d'ébène  et  s'administraient  mutuellement 
des  fustigations.  La  distribution  des  coups  s'accélérait 
progressivement,  les  lanières  sifflaient  dans  l'air,  le  sang 
jaillissait  sur  les  visages  et  éclaboussait  les  murs;  les 
rues  s'emplissaient  de  flagellants,  bientôt  elles  en  regor- 
geaient ;  la  mortification  atteignait  alors  au  vertige.  Sou- 
dain les  funèbres  cortèges  débordaient  sur  la  colline  et 
se  dirigeaient  confusément  vers  le  temple  (3).   C'est  là 

(1)  11  semble  que  l'étang  sacré  rappelle  le  dogme  sémitique  du  prin- 
cipe humide  de  l'origine  du  monde.  Voir  Lenormant,  Essai  de  commen- 
taire dis  fragments  cosmog.  de  Berose,  p.  222. 

(2)  Jules  Soury  affirme  que  cela  se  passait  ainsi,  seulement  en  Asie 
Mineure,  mais  non  pas  en  Phénicie. 

(3)  Fêles  et  Courtisanes  de  la  Grèce,  t.  I:  Fêtes  du  soleil  du  printemps 
—  Luciani  opéra,  De  Dca  Syrid. 


(i-2  PAHTIK  HISTORIQUE. 

que,  dans  la  première  salle,  étail  déposé  Le  cadavre  du 
Dieu  martyr,  reposant  sur  un  catafalque  recouvert  de 
pourpre  et  éclairé  par  des  torches  flamboyantes.  Le  sang 
coulait  encore  tout  chaud  de  sa  blessure.  Aux  quatre 
angles  de  la  salle,  quatre  grandes  cassolettes  répandaient 
dans  l'atmosphère  le  parfum  de  la  myrrhe.  Les  gradins  du 
temple  étaient  ornés  de  corbeilles  en  filigrane  et  de  vases 
contenant  des  plantes  brûlées  par  les  chauds  l'ayons  du 
soleil  de  la  canicule.  Les  pénitents  arrivaient  ainsi  jus- 
qu'à l'enceinte  sacrée  ;  les  femmes  rasaient  leur  cheve- 
lure, qu'elles  déposaient  aux  pieds  du  cénotaphe,  et  les 
hommes  continuaient  à  se  fustiger  jusqu'à  l'arrivée  du 
pontife.  Celui-ci,  revêtu  de  la  pourpre  et  la  tiare  d'or  en 
tète,  se  mettait  alors  à  prêcher  la  passion  aux  fidèles.  Ses 
accents  étaient  déchirants;  il  faisait  le  récit  de  la  mort  du 
jeune  Dieu  mordu  aux  organes  de  la  génération  (1)  par  un 
sanglier  furieux;  il  expliquait  que  le  sanglier  était  le  Mo- 
loch  incarné,  rongé  de  jalousie  par  l'amour  de  Baalath 
pour  le  Baal  Adonis,  et  il  ajoutait  que  Baalath,  pâle, 
desséchée  et  stérile,  se  mourait  frappée  par  le  Dieu  de  la 
Mort.  Un  grand  nombre  d'assistants,  emportés  par  leur 
piété,  s'émasculaient  pour  l'édification  des  autres  ;  puis, 
leur  organe  coupé  à  la  main,  ils  se  répandaient  dans  la 
ville  et  se  jetaient  sanglants  dans  la  première  maison  qu'ils 
rencontraient  ouverte  sur  leurs  pas.  Là,  on  les  revêtait  de 
la  tunique  féminine,  longue  et  blanche,  on  leur  rasait  les 
cheveux  et  ils  devenaient  galles  ou  prêtres  du  divin  Ado- 
nis. Le  deuil  durait  plusieurs  jours,  jusqu'à  ce  qu'on  en- 
fermât enfin  le  Dieu  dans  un  sépulcre  au  milieu  des 
pleurs  et  des  gémissements  des  femmes  et  des  chants 
funèbres  des  hommes.  Les  funérailles  divines  terminées, 
une  grotte  située  dans  la  partie  basse  et  postérieure  du 
temple  recueillait  ce  saint  sépulcre.  Puis,  l'été  se  passait 
en  Phénicie  en  un  long  carême  d'abstinences. 

(I)  Fêtes  et  Courtisanes,  etc.,  t.  1  :  Fêtes  du  soleil  du  printemps. 


PHENiClE.  63 

Les  Phéniciens  avaient  construit  de  colossales  statues 
de  fer  et  de  bronze  en  l'honneur  du  Dieu  de  la  Mort,  qui 
était  seul  à  régner  durant  cette  période.  La  statue  de  Mo- 
loch  représentait  un  géant  en  métal,  la  tête  flanquée  de 
deux  cornes  et  le  corps  évidé  pour  pouvoir  contenir  une 
victime.  Quand  le  céleste  despote  faisait,  durant  l'été, 
sentir  le  poids  de  sa  malsaine  puissance,  on  lui  sacrifiait, 
pour  apaiser  son  courroux,  non  pas  des  animaux,  mais 
des  êtres  humains.  Le  colosse  ne  demandait  ni  des  fruits, 
ni  des  oiseaux,  ni  des  bêtes  fauves  :  il  était  anthro- 
pophage. 

Les  parents  condamnaient  au  supplice  les  plus  chers 
de  leurs  enfants.  Ainsi  l'exigeait  le  Dieu;  le  prêtre  était 
le  bourreau.  On  chauffait  la  divine  image,  et  lorsque 
sa  température  atteignait  le  rouge  blanc,  on  engouffrait 
l'enfant  dans  ses  entrailles  incandescentes.  En  sentant 
palpiter  l'innocente  créature  dans  son  estomac  de  feu,  le 
colosse  éclatait  en  rugissements  de  féroce  allégresse,  sa 
bouche  vomissait  des  bouffées  de  flamme  fuligineuse  qui 
s'élançaient  vers  le  ciel  et  sa  face  hideuse  se  noircissait  de 
suie  humaine.  On  ne  pouvait  offrir  au  Dieu  de  la  Mort  des 
présents  indignes  de  lui.  C'eût  été  lui  faire  offense  que 
de  lui  sacrifier  un  enfant  laid,  rachitique  ou  difforme.  Un 
enfant  malade  eût  été  un  inutile  holocauste,  puisque  déjà 
cette  proie  était  naturellement  sienne.  C'était  les  mieux 
venus,  les  plus  robustes  des  enfants  qu'on  lui  devait,  et 
les  parents  les  lui  destinaient  eux-mêmes,  sans  oser  se 
permettre  de  frémir  au  bruit  des  rugissements  que  pous- 
sait l'impitoyable  colosse  ! 

Quand  survenait  l'automne  et  que  les  eaux  rougeâtres 
descendaient  du  Liban,  le  dieu  d'amour  versait  son  sang 
pour  le  salut  des  humains.  La  douleur  s'avivait  encore,  les 
récits  de  la  passion  et  de  la  mort  assaillaient  de  nouveau 
les  mémoires,  et  la  cité  sainte  revêtait  le  deuil  pendant  sept 
jours,  nombre  mystique.d'une  révolution  lunaire.  Flûtes  et 
tambourins  reprenaient  leurs  accords,  les  hymnes  plain- 


G4  PARTIE  HISTORIQUE. 

tives  faisaient  encore  entendre  leurs  accents,  les  femmes 
partageaient  la  douleur  do  la  Déesse  désolée  de  la  perte  de 
son  amant,  et  les  macérations,  les  jeûnes  et  les  abstinences 
recommençaient  jusqu'à  l'accomplissement  de  la  révolu- 
tion de  la  Lune.  C'est  alors  que  se  terminait  la  semaine 
sainte.  Les  prêtres,  à  grand  bruit  de  crotales,  annonçaient 
aux  croyants  que  le  dieu  de  l'amour  était  ressuscité.  La 
foule  se  précipitait  en  tumulte  vers  le  temple,  les  galles 
lui  ouvraient  la  porte  de  la  cour  sacrée,  et  ne  trouvant 
plus  ni  le  tombeau,  ni  le  cénotaphe,  elle  s'arrêtait  là.  Les 
gradins  de  l'autel  étaient  ornés  de  vases  d'argent  dans 
lesquels  avait  poussé  la  plante  nouvelle,  et  l'on  apercevait 
à  l'intérieur  resplendir  dans  le  tabernacle  la  pierre  fémi- 
nine, symbole  de  la  fécondité  de  la  Déesse.  Le  Dieu  res- 
suscité n'était  plus  là,  mais  dans  le  ciel. 

L'heure  de  l'orgie  avait  sonné.  A  la  tristesse  succédait 
la  joie,  à  la  mortification  la  volupté,  l'éclat  de  rire  aux 
pleurs.  Et,  de  même  que  la  douleur  avait  atteint  les  limites 
de  la  désolation,  de  même  le  plaisir  était  porté  jusqu'à  son 
paroxysme.  Une  tourbe  de  dévots  envahissait  le  bois 
sacré  et  s'y  livrait  à  une  débauche  frénétique  et  délirante. 
Tous  étaient  à  toutes  et  toutes  à  tous.  Et,  lorsque  la  bac- 
chanale avait  rempli  le  bois  de  ses  honteux  désordres, 
elle  débordait  à  travers  la  montagne  et  se  répandait 
jusque  dans  les  rues  de  la  cité  sainte.  Des  bandes  ivres, 
enflammées  de  désirs,  parcouraient  la  ville  dans  tous 
les  sens.  Les  jeunes  vierges  qui  ne  s'étaient  pas  coupé 
la  chevelure  pour  l'offrir  au  Dieu  de  l'amour,  lui  sa- 
crifiaient leur  beauté,  et  elles  allaient  déposer  dans  le 
temple  l'aumône  qu'on  voulait  bien  leur  donner.  By- 
blos  n'était  plus  qu'un  lupanar.  C'était  l'omnigamie  qui 
y  régnait  et  la  débauche  sacrée  qui  y  trônait  en  souve- 
raine (1). 

(I)  Tous  les  historiens  de  l'antiquité,  ainsi  que  les  orientalistes  mo- 
dernes, attestent  l'authenticité  de  ces  scènes  de  débauche.  Tout  au  plus 
diîl'ereut-ils  entre  eux  par  des  points  de  détail. 


V 
GRÈGE 


L'humanité  fait  un  pas  nouveau  qui  la  jette  hors  de 
l'Asie  et  la  pousse  vers  l'Occident.  Cette  fois,  c'est  une 
race  de  descendance  aryenne,  qui  vient  s'établir  dans 
une  péninsule  et  les  îles  adjacentes,  trait  d'union  entre 
le  continent  asiatique  et  le  continent  européen.  Le  pays 
que  cette  race  vient  habiter  est  couvert  d'une  végéta- 
tion proportionnée  à  la  stature  humaine  ;  il  jouit  d'une 
douce  température,  et  les  eaux  transparentes  d'une  mer 
calme  l'entourent  en  grande  partie  ;  ce  pays  est  le  théâtre 
où  va  se  jouer  un  nouvel  acte  du  drame  humain.  C'est  là 
que  se  constitue  la  société  grecque  ;  c'est  au  sein  de  cette 
nature  tranquille  et  souriante,  qui  protège  sans  étouffer, 
que  la  société  nouvelle  se  donne  des  institutions  admira- 
blement harmonisées  avec  tout  ce  qui  l'environne.  La  loi 
qui  gouverne  les  êtres  organiques  est  la  même  que  celle  qui 
régit  ces  immenses  organisations  que  nous  désignons 
sous  le  nom  de  sociétés;  les  sociétés,  comme  les  êtres,  mal- 
gré leur  évolution  incessante,  restent  constamment  en  re- 
lation avec  l'atmosphère,  avec  la  terre,  avec  la  végétation, 
avec  le  milieu,  en  un  mot,  dans  lequel  elles  vivent. 

La  société  grecque  pratique  la  gymnastique  et  fortifie 
l'homme  ;  elle  rend  un  culte  à  l'amitié  et  poétise  la  vie  ;  elle 
étudie  la  forme  et  développe  l'art  ;  elle  démocratise  les 
mœurs,  et  bientôt  la  place  publique  devient  l'école  des  ora- 
teurs ;  elle  édifie  le  Portique,  et  la  philosophie  s'abrite  à  son 
ombre  ;  elle  invente  le  théâtre,  chante  la  poésie,  trace  des 


G6  PARTIE  HISTORIQUE. 

routes,  dresse  des  statues,  construit  des  monuments, 
institue  le  jury,  écrit  l'histoire,  et  fait  enfin  tout  ce  qui 
dépend  d'elle  pour  ennoblir  et  embellir  l'existence.  Si  elle 
se  montre  toujours  soumise  au  rhythme,  si  la  symétrie 
préside  sans  cesse  à  ses  conceptions,  elle  doit  cette  ten- 
dance h  la  configuration  du  terrain  sur  lequel  elle  se 
meut  ;  comme  ses  yeux  n'aperçoivent  partout  qu'horizons 
réguliers  et  proportions  moyennes,  son  génie  ne  peut 
enfanter  que  des  formes  équilibrées  dont  la  base  est  la 
ligne  droite. 

Dans  une  société  ainsi  constituée,  la  mort  ne  pouvait 
revêtir  en  aucune  façon  un  caractère  lugubre  ;  elle  était 
aussi  tranquille  que  la  chute  du  soir,  après  une  journée  de 
calme.  On  vivait  dignement  en  Grèce  ;  on  n'y  pouvait 
mourir  autrement. 

Le  squelette  était  presque  inconnu,  la  putréfaction  du 
corps  ignorée  ;  quand  on  enterrait  le  cadavre,  on  semait 
du  blé  dans  la  terre  qui  le  recouvrait  (1)  ;  ce  blé  germait, 
aussi  ne  voyait-on  jamais  que  la  vie.  On  considérait  la 
Mort  comme  la  sœur  du  Sommeil  et  de  la  Nuit.  Ses  attri- 
buts étaient  les  attributs  de  l'Amour.  La  statuaire  la  per- 
sonnifiait dans  un  adolescent  aux  formes  élégantes,  au 
visage  calme,  le  pied  appuyé  sur  un  flambeau  éteint. 
Jusque  dans  le  langage,  les  idées  relatives  à  la  mort  ne 
pouvaient  être  rendues  que  par  des  paroles  qui  indi- 
quaient des  actes  de  la  vie  (2).  On  vivait  pour  des  fins 
terrestres  et  non  point  pour  un  avenir  d'outre-tombe. 
Les  dieux  eux-mêmes  n'entretenaient  de  rapports  avec 

(1)  Cicér.,  loc.  cit. 

(2)  Les  termes  employés  pour  exprimer  les  pensées  relatives  à  la  mort 
n'avaient  rien  de  funèbre.  Mourir  se  rendait  par  à-c.-pEsQ-/i,  «/.^Oai,  aban- 
donner la  demeure  ;  et  Ton  appelait  les  morts  dyjpptoi.  (Homère,  IL,  i\ 
Euripide,  Alccsl,  v.  31C.)  Quelquefois  on  disait,  pour  mourir,  à~s:/,ïGÔai, 
e'est-à-dire  partir  pour  un  voyage.  Au  lieu  de  :  il  csi  mort,  on  disait 
presque  toujours  :  |3s£U.»cc,  il  a  vécu,  et  quelquefois  :  /ÀM:t,%\,  il  a  résisté,  il 
a  souffert  ;  de  là  l'expression  de  xkjjxvti;,  que  l'on  donnait  aussi  aux 
morts.  (Homère,  Odyssée,  V,  y.) 


GRECE.  07 

l'homme  que  durant  sa  vie.  D'où  il  résultait  qu'en  Grèce 
la  mort  n'avait  rien  d'horrible.  On  tenait  à  honneur  de 
mourir  d'une  manière  digne  et  même  esthétique.  Avec 
quelle  sérénité  tombaient  les  combattants  !  Comme  ils  se 
drapaient  dans  leur  manteau,  ou  comme  ils  se  dissimu- 
laient sous  leur  bouclier,  afin  de  n'inspirer  aucune 
terreur  à  ceux  qui  pouvaient  les  voir  !  Quels  dignes  exem- 
ples d'une  belle  mort  que  ceux  qui  nous  ont  été  lé- 
guée par  ces  nobles  citoyens  convoquant  à  leur  heure 
dernière  leurs  parents  et  leurs  amis,  les  encourageant  à 
si*  dévouer  pour  le  salut  de  la  république  et  prenant 
congé  d'eux,  la  conscience  tranquille,  convaincus  d'avoir 
honorablement  parcouru  leur  carrière  ! 

Le  cadavre  était  lavé  à  l'eau  tiède  ;  puis  oint  d'huiles 
parfumées,  enveloppé  dans  un  manteau  recouvert  de  ri- 
ches étoffes  blanches  et  déposé  sur  un  brancard  ou  sur  un 
lit  formé  d'un  bouclier;  les  amis  du  mort  venaient  le  jon- 
cher de  fleurs  et  de  feuillages,  comme  un  dernier  hommage 
rendu  à  celui  qui  leur  fut  cher.  11  était  ensuite  exposé 
sous  le  portique  de  la  maison,  afin  que  chacun  pût  se 
convaincre  qu'il  ne  portait  aucune  trace  de  mort  vio- 
lente (1). 

On  lui  plaçait  alors  une  obole  dans  la  bouche,  et  on 
le  conduisait  vers  le  bûcher  au  son  des  cvmbales  et  des 

cl 

lyres,  escorté  de  ses  proches,  de  ses  amis  et  de  ses  admi- 
rateurs. Une  fois  Là,  on  plaçait  le  corps  sur  le  bûcher  (2);  on 
y  mettait  le  feu  et  on  répandait  dans  le  foyer  des  substances 

(1)  Euripide,  Troail.;  Euripide,  Hippolyte,  v.  786  et  789;  Homère, 
Odyssée,  <•'>,  v.  44  ;  Iliade,  o,  y.  3o0;  Platon,  Phœdon;  Apulée,  Flor.,  1; 
Virgile,  Enéide,  YI;  Lacvt.,  Socrate,  jEliam.  ;  Varron,  Histoire,  liv.  1, 
chap.  xvi ;  Aristole  ;  Ecoles.,  v.  533;  Clément  d'Alexandrie,  2rfwu..  ; 
l:émostliène,  in  Maeart.;  Lysias  ;  Conlra  Eraloslh.;  Poil.,  liv.  Y11I, 
chap.  vii;Suid.,m  nscux.cîrti. 

(2)  Dans  les  temps  primitifs,  ou  enterrait  le  cadavre  le  visage  tourné 
vers  l'Occident,  et  cet  usage  s'est  toujours  conservé  à  Sparte;  à  Mégare, 
au  contraire,  on  tournait  la  face  du  mort  vers  l'Orient.  (Diog.  Laert., 
[;  VU.  Sol. ,2;  Plut.,  Sot.,  \0.) 


os  Partie  historique. 

aromatiques  :  les  parfums  devaient  suivre  le  mort,  même 
sous  cette  pure  forme  vaporeuse.  Les  Grecs  croyaient  que 
l'individu,  transformé  en  ombre,  s'envolait  d'entre  les  flam- 
mes et  qu'il  s'élevait  au  sein  de  la  colonne  de  fumée  pour 
se  diriger  vers  ces  vagues  régions  qu'ils  désignaient 
sous  le  nom  de  Champs  Elysées  (J).  Mourir  en  pleine  mer 
était  considéré  comme  un  grand  malheur,  parce  que  l'indi- 
vidu ne  pouvait  s'échapper  sous  forme  vaporeuse  du  sein 
des  eaux  (2).  C'est  pour  cette  raison  que  la  loi  ordonnait  à 
quiconque  trouvait  sur  la  cote  un  cadavre  rejeté  par  les 
tlots,  de  le  brûler,  ,ou  d'en  informer  l'autorité,  afin  que 
celle-ci  pût  le  livrer  aux  flammes.  Se  soustraire  à  cette 
disposition  de  la  loi  était  tenu  pour  un  fait  de  barbarie,  et 
la  justice  châtiait  sévèrement  le  délinquant  (3).  C'étaient 
les  parents  qui  approchaient  la  torche  du  bûcher;  dès  que 
brillait  la  flamme,  les  trompettes  retentissaient,  le  chant 
des  hymnes  s'élevait  dans  les  airs,  l'eau  lustrale  était  ré- 
pandue sur  l'assistance  et  l'on  faisait  de  solennelles  liba- 
tions à  la  mémoire  du  mort  dans  des  coupes  d'or  remplies 
de  vins  généreux  (4).  L'honneur  de  la  crémation  était  re- 

(1)  La  croyance  qu'une  âme  s'échappe  du  mort  pour  entrer  dans  une 
demeure  céleste,  est  d'une  époque  relativement  récente  en  Grèce.  On  la 
voit  exprimée  pour  la  première  fois  par  le  poëte  Phocylide. 

(2)  Dans  le  livre  VI  de  Y  Enéide,  Enée  rencontre,  errant  à  travers  les 
enfers,  l'ombre  de  Palinurus,  son  ancien  pilote,  qui  lui  dit  : 

Nunc  me  fluclus  habet  versantque  in  liltore  venti. 

(  Maintenant  je  suis  à  la  merci  des  flots,  et  les  vents  me  repoussent 
sur  le  rivage.) 

11  dit  que  c'est  lui  qui  est  à  la  merci  des  flots  pendant  que  c'est  son 
ombre  qui  parle  et  qui  se  considère  comme  solidaire  du  corps,  lequel 
va  flottant  sur  les  mers. 

Parlant  des  héros  qui  deviennent  après  leur  mort  la  proie  des  chiens 
et  des  oiseaux,  Homère  dit  dans  V  Iliade  kùtoûç,  eux-mêmes,  et  non  leurs 
corps.  L'idée  des  ombres  des  morts  en  Grèce,  de  mè  i.e  que  celle  des 
mânes  à  Home,  intervenait  bien  peu  dans  les  actes  des  vivants. 

(3)  Sophocle,  .'Jntujonc. 

(4)  Valérius  Flaccus,  Argon.,  liv.  111;  Homère',  Iliade,  <j>,  v.  220; 
Eschyle,  Xoïicpop.,  v.  86  et  12$. 


GRÈCE.  09 

fusé  aux  tyrans  et  aux  traîtres,  afin  que  leur  ombre  ne  pût 
troubler  la  paix  des  vivants,  tant  la  tyrannie,  aussi  bien 
nationale  qu'étrangère,  était  en  exécration  chez  le  peuple  ' 
hellène  (1)  ! 

La  combustion  du  corps  achevée  et  les  éléments  resti- 
tués à  la  circulation  éternelle,  la  fumée  se  dispersait  au 
vent;  il  ne  restait  plus  alors  qu'un  résidu  de  poussière 
blanchâtre  qui  était  précieusement  recueillie  et  que  l'on 
conservait  pieusement  dans  l'urne  cinéraire.  Celle-ci  était 
placée  au  bord  du  chemin  sur  une  colonne,  sur  un  piédestal 
ou  sous  un  monument  spécial,  portant  l'effigie  et  le  nom 
du  mort  (2)  et  des  scènes  allégoriques  ou  des  maximes 
morales.  Lorsque  deux  êtres  avaient  été  intimement  unis 
par  les  liens  de  l'amour  ou  de  l'amitié  —  ces  deux  plus 
parfaites  manifestations  de  l'attraction  universelle  —  leurs 
cendres  étaient  mêlées  et  recueillies  dans  la  même  urne  ; 
on  les  plaçait  sur  un  même  support,  sur  lequel  étaient 
gravés  leurs  deux  noms,  afin  que  la  mort  elle-même  ne  pût 
les  séparer  (3). 

Si  l'homme  mourait  dans  un  âge  avancé,  le  respect 
qu'il  avait  su  inspirer  par  ses  actions  se  fixait  dans  la  mé- 
moire de  ses  concitoyens.  S'il  avait  vécu  dans  l'indignité, 
on  oubliait  ses  fautes.  La  loi  punissait  ceux  qui  médisaient 
des  morts.  Pareille  offense  couvrait  d'infamie  plutôt  celui 
qui  s'en  rendait  coupable  que  celui  qui  en  était  l'objet  (4).  Si 
l'homme  mourait  jeune  encore,  son  courage  et  sa  beauté 
ne  s'effaçaient  pas  du  souvenir  de  ses  amis.  Le  défunt 
était-il  poëte,  ses  chants  se  transmettaient  de  bouche  en 

(1)  Voir  sur  les  trahisons  qui  donnaient  accès  aux  tyrans  étrangers  : 
Diodore  de  Sicile,  liv.  XVI,  chap.  vi  ;  Pausanias,  Mesen.  ;  Valer.  Maxim., 
liv.  V,  chap.  m;  Homère,  Iliade,  6,  v.  384,  et  p\  v.  391.  Sur  les  tyrans, 
voir  Homère,  Odyssée,  f ,  v.  256,  et  Pausanias,  Corinlh. 

(2)  Homère,  Iliade,  {',  v.  243;  «,  v.  79o  ;  Théophraste,  Caractères, 
chap.  xiy,  iUpî  irepiep-pxî  ;  Pausanias,  I,  chap.  xvm. 

(3)  Homère,  Iliade,  <ji';  Odyssée,  â,v.  76  ;  Ovide,  Métamorphoses,  liv.  IV, 
v.  154,  et  liv.  XI,  v.  702. 

(4)  Démosthène,  Oral,  in  Leplin.  ;  Plutarque,  Selon, 


70  PARTIE  HISTORIQUE. 

bouche  à  travers  les  générations.  Était-il  philosophe,  tous 
ceux  qui  cultivaient  la  philosophie  s'occupaient  de  son 
système  et  de  ses  conclusions  ;  ses  disciples  le  commen- 
taient, ses  adversaires  le  réfutaient,  mais  tous  se  rappe- 
laient avec  admiration  le  penseur  qui  a'était  plus.  Était-il 
tombé  en  défendant  la  liberté  delà  patrie,  oh  !  alors,  c'était 
unhéros,  etcompléte  était  son  immortalité.  Ses  funérailles 
constituaient  une  véritable  cérémonie  civique  ;  ou  con- 
fiait son  nom  au  marbre  et  au  bronze,  ses  exploits  deve- 
naient l'objet  d'un  poème,  une  mention  spéciale  lui  était 
accordée  dans  l'histoire,  son  effigie  venait  se  placer  parmi 
celles  des  dieux;  dans  les  harangues  guerrières,  les  ora- 
teurs le  présentaient  en  exemple  aux  armées,  et,  au  plus 
vif  de  la  bataille,  les  combattants  le  voyaient  apparaître 
dans  les  airs,  se  placer  à  leur  tète  et  les  conduire  à  la  vic- 
toire. Ce  n'était  pas  mourir  que  de  mourir  pour  la  liberté 
de  la  patrie  ;  c'était  vivre  éternellement  en  elle  (1)! 

Mais  nous  n'avons  encore  parlé  que  du  citoyen,  de 
l'homme  libre,  qui  ne  constituait  en  somme  qu'une  frac- 
tion des  êtres  humains  attachés  au  sol  de  la  Grèce. 
L'esclave,  qui,  bien  qu'étant  un  homme,  n'était  considéré 
par  la  loi  que  comme  une  chose,  ne  jouissait  pas  de  l'im- 
mortalité. 11  disparaissait,  sans  laisser  trace  de  sa  per- 
sonne, comme  le  mouton  disparait  du  troupeau,  comme  le 
chien  disparait  de  la  ferme  ou  le  cheval  de  l'écurie.  Le 
plus  souvent,  les  fils  ne  connaissaient  pas  leurs  parents, 
carie  maître  vendait  les  enfants  de  l'esclave,  afin  de  l'em- 
pêcher de  s'entendre  avec  eux  ;  de  sorte  que,  manquant  de 
solidarité  avec  ses  descendants,  ses  actions  ne  se  réper- 
cutaient pas  au-delà  du  temps  qu'avait  duré  sa  courte 
existence  individuelle.  N'ayant  pas  eu  de  volonté  propre, 
aucun  droit  ne  lui  avant  été  concédé,  l'esclave  avait  dû  se 
contenter  de  remplir  auprès  de  son  maître  l'office  d'une 
machine,  et  il  disparaissait  de  la  vie  ainsi  que  disparais- 

(I)  Homère,  Iliade,  ty,  et  Euripide. 


GRECE.  71 

sent  du  sein  de  la  nature  les  formes  organisées  qui  n'ont 
pas  conscience  d'elles-mêmes.  On  regardait  le  travail 
comme  l'antithèse  de  la  liberté  ;  or,  comme  toute  erreur 
de  théorie  sociale  portée  sur  le  terrain  pratique  produit 
toujours  de  profondes  injustices,  il  en  résultait  que 
l'homme  libre  devait  vivre  aux  dépens  de  l'esclave.  Le 
droit  ancien,  récemment  émancipé  du  fatalisme,  ne  pou- 
vait encore  concevoir  différemment  la  société. 

Il  en  était  de  même  à  Rome  pendant  les  belles  époques 
de  la  république  :  on  y  vivait  dignement,  on  y  savait  mou- 
rir de  même.  Mais  la  perpétuation  de  l'homme  prit  une 
plus  grande  extension  ;  à  l'aide  du  testament,  il  parvint 
à  se  perpétuer  dans  le  sein  de  la  famille.  On  peut  dire 
qu'à  Rome,  tant  au  point  de  vue  public  qu'au  point  de 
vue  privé,  le  citoyen  pouvait  être  immortel.  L'immortalité 
publique  était  réservée  à  ceux  qui  se  distinguaient  par 
leurs  talents  et  par  leurs  vertus  civiques,  elle  n'était  donc 
pas  destinée  à  tout  le  monde;  mais  l'immortalité  privée 
était  le  patrimoine  de  chaque  citoyen,  du  moment  que  ce 
titre  de  citoyen  impliquait  pour  lui  la  faculté  de  tester. 
Les  citoyens  consignaient  dans  leur  testament  les  dispo- 
sions qu'ils  imposaient  à  leurs  successeurs,  et,  bien  que 
l'individu  disparut,  son  action  se  prolongeait  dans  ses 
descendants,  qui  exécutaient  ses  dernières  volontés. 


VI 
LES    HÉBREUX 


Le  peuple  hébreu  est  le  peuple  esclave  par  excellence. 
Opprimé  aujourd'hui  par  un  Pharaon,  il  le  sera  demain 
par  un  Nabuchodonosor.  En  Egypte,  c'est  sous  le  fouet 
d'un  Ethiopien  qu'il  édifie  les  pyramides  ;  à  Babylone,  il 
sera  acteur  et  spectateur,  malgré  lui,   dans  les  fêtes  cri- 
minelles données  en  l'honneur  de  Bélus.  Lorsqu'il  n'est 
pas  en  servitude,  il  vit  courbé  sous  la  double  domination 
des  chefs  de  tribus  et  des  prêtres  de  la  synagogue.  Pas  un 
éclair  de  liberté  n'illumine  son  histoire.  Exotique  ou  indi- 
gène,  le   despotisme  pèse  constamment  sur  ses   actes, 
comme  un  lourd  manteau  de  plomb.  Infortuné  peuple  ! 
Prêtez  l'oreille  :  au  milieu  des  sables  du  désert,  aussi  bien 
que  dans  l'enceinte  des  villes,  errant  là-bas  ou  soumis  ici, 
il  n'ouvre  la  bouche  que  pour  exhaler  des  gémissements. 
Ses  chants  sont  des  plaintes  et  ses  poëmes  des  lamenta- 
tions. Ses  prophètes  pleurent,  ses  philosophes  gémissent, 
ses  législateurs  maudissent  et  se  désespèrent.  Son  carac- 
tère est  celui  de  l'esclave.  Il  possède  la  sobriété  de  la  mi- 
sère, l'irritabilité  qu'engendre  la  souffrance,  l'aridité  du 
désert,  la   défiance  du   malheur.    Son  mobile,   c'est  la 
crainte.  Il  endure  l'oppression  et,  en  conséquence,  il  res- 
sent un  certain  attachement  pour  tous  ceux  qui  se  trou- 
vent dans  son  cas  ;  c'est  ainsi  qu'au  sein  de  la  caravane, 
comme  dans  l'intérieur  des   cités,    il  promet  un  asile  à 
l'esclave  qui  s'est  soustrait  à  la  domination  de  son  maître. 
Il  redoute  la  lumière  ;  pour  lui,  la  liberté,  c'est  la  nuit; 


LES  HÉBREUX.  73 

l'obscurité  rend  la  vigilance  des  tyrans  difficile.  Il  est 
l'ennemi  du  travail  et  de  l'industrie  ;  esclave,  il  n'a  connu 
le  travail  que  comme  un  châtiment.  Il  ne  sait  rien  de 
l'art,  rien  non  plus  de  la  science  ;  sa  vie  est  celle  du  pas- 
teur nomade;  mais,  en  esclave  qu'il  est,  il  possède  l'astuce 
à  un  très-haut  degré  ;  il  achète  et  il  vend,  et  dans  chaque 
échange  il  recueille  un  nouveau  profit.  La  méfiance  le 
porte  à  thésauriser  ce  qu'il  gagne  ;  elle  le  rend  avare, 
mesquin  et  usurier,  au  point  que  ses  législateurs  sont  con- 
traints de  réglementer  ses  spéculations. 

Sa  continuelle  dépendance  et  la  stérilité  de  ses  efforts 
font  qu'il  espère  son  salut  d'un  être  qui  viendra  le  rache- 
ter, et  il  songe  sans  cesse  à  cet  émancipateur  qu'il  appelle 
Messie  (1).  Gomme  il  manque  de  joies,  il  espère  les  trouver 
dans  un  paradis  terrestre  qu'il  voit  toujours  en  perspec- 
tive. S'il  a  voyagé  à  travers  le  désert,  si  Moïse  a  pu  le 
guider  pendant  de  si  nombreuses  années,  ce  fut  unique- 
ment grâce  à  la  perspective  matérielle  de  la  terre  promise. 
Si  Moïse  n'eût  pas  dominé  ce  peuple  par  le  châtiment  et 
par  l'appât  des  récompenses,  il  ne  l'eût  bien  sûrement  en- 
traîné nulle  part. 

Les  croyances  et  les  espérances  de  ses  premiers  âges 
furent  purement  terrestres  ;  son  culte  était  un  informe 
mélange  de  cérémonies  fétichistes  et  polythéistes.  Tous 
les  dogmes,  tous  les  principes  qu'il  porta  plus  tard  dans 
la  constitution  du  christianisme,  il  les  a  élaborés  au  con- 
tact de  peuples  étrangers.  Le  code  religieux  même,  at- 
tribué à  Moïse,  n'est  qu'une  servile  imitation  des  lois 
égyptiennes.  Mais  ce  peuple  infortuné,  qui  même  pour 
composer  ses  dogmes  dut  en  emprunter  les  éléments, 
rendit  un  grand  service  aux  progrès  de  l'esprit  humain. 

(1)  Le  peuple  fort  n'attend  son  émancipation  de  personne;  il  s'é- 
mancipe par  ses  propres  efforts.  Aucun  Messie  n'a  jamais  émancipé 
un  peuple.  L'émancipation  d'un  peuple  ne  s'accomplit  que  par  l'effort 
commun,  mais  souvent  l'histoire  n'attribue  qu'à  un  seul  les  efforts 
de  tous. 


74  PARTIE  HISTORIQUE. 

Il  sépara  Dieu  do  la  nature.  Avec  un  Dion  abstrait  do 
la  phénoménalité,   il  créa  l'unité  do  ©relance.  L'unité 

une  t'ois  établie,  bien  qu'elle  tut  négative,  il  est  devenu 
facile  de  lui  substituer  l'unité  positive.  A  l'unité  de  la 
foi  a  succédé  l'unité  do  la  science.  Au  Dieu  universel, 
la  science  a  substitué  l'universalité  des  lois.  De  [dus, 
par  cela  même  que  Dieu  n'était  plus  immanent  dans  Les 
pliéniMiiénes ,  par  cela  qu'il  n'en  formait  pas  partie 
intégrante,  puisque,  au  contraire,  il  en  était  rigoureuse- 
ment distinct,  ceux-ci  déjà  n'étaient-ils  pas  abandonnés 
de  fait  à  la  spéculation  scientifique  ?  Lorsque  le  savoir  ré- 
sidait entre  les  mains  des  prêtres,  l'intelligence  humaine 
se  contentait  des  connaissances  sacrées.  La  religion  ayant 
divorcé  avec  la  nature,  la  raison  tira  de  celle-ci  la  science 
exclusivement  laïque.  Avec  le  prosélytisme,  l'idée  d'unité, 
qui  ont  péri  dans  quelque  repli  du  désert,  prit  do  l'exten- 
sion. C'est  ainsi  que  cette  race,  dont  les  érudits  du  siècle 
passé  ont  dit  qu'elle  n'avait  rien  légué  d'utile  à  l'huma- 
nité, contribua  au  progrès  universel. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  les  mobiles  du  peuple 
hébreu  étaient  purement  temporels;  or,  c'est  là  la  pore 
Vérité.  Jusqu'au  moment  où,  sous  la  pression  de  l'infor- 
tune, il  apprit  d'un  peuple  étranger  à  croire  à  une  autre 
existence,  il  ne  s'était,  en  effet,  préoccupé  que  de  celle  do 
la  terre  (1).  —  «  Dormez-vous,  Seigneur?  s'éerie-t-il. 
Voyez  que  je  me  meurs...  et  que  les  morts  ne  peuvent 
chanter  vos  louanges.  »  Et  la  conception  de  l'esprit,  il  ne 
sait  l'exprimer  qu'à  l'aide  de  mots  certainement  fort  peu 
spiritualistes.  Ainsi,  les  termes  de  Nephcsch  (u?23)  et  de 
Muach  (FTP),  dont  il  se  sert,  expriment  uniquement 
l'idée  de  souffle  ou  de  vent.  Jusqu'au  temps  de  Job,  l'Hé- 


(I)  Consulter  l'important  travail  de  Grégoire,  De  la  croyance  des 
Hébreux  à  l'immortalité  de  rdme  (Revue  des  questions  historiques,  t.  11, 
année  1873,  p.  437),  ainsi  que  l'étude  de  Pi  y  Margftll  sur  les  Sudu- 
rérns,  dans  ses  Eslitdios  sobre  la  E  'al  média. 


LES  HÉBREUX.  7o 

brou  croyait  que  l'Homme,  après  la  mort,  descendait  vers 
un  lieu  souterrain  appelé  scheol,  qu'il  est  très-difficile  de 
distinguer  de  la  tombe.  Là,  les  morts  conservaient  une 
vague  existence,  assez  analogue  à  celle  des  mânes  des 
Romains  ou  à  celle  des  ombres  de  Y  Odyssée  (1). 

Les  Hébreux  ne  croyaient  ni  à  l'âme  personnelle  ni  à 
son  immortalité.  Job  dit  :  «  Mon  squelette  verra  Dieu,  » 
mais  il  ne  dit  pas  :  «  mon  àme  ».  A  l'époque  des  patriar- 
ches, on  croyait  que  l'impie  était  frappé  de  mort  soudaine 
et  que  le  juste,  comblé  de  jours,  terminait  paisiblement 
son  existence.  C'est  ainsi,  pensaient-ils,  que  Dieu  leur 
rendait  justice  dans  ce  monde.  La  mort  n'éveillait  aucune 
idée  lugubre  ;  l'Homme,  après  la  mort,  allait  rejoindre 
ses  ancêtres.  Mais  le  malheur  vint  frapper  le  peuple 
d'Israël,  dès  qu'il  se  trouva  en  contact  avec  des  civilisa- 
tions étrangères.  Alors  l'idée  que  l'Homme  reçoit  ici-b;  s 
sa  récompense  ne  le  satisfit  plus  ;  le  juste  était  souvent 
spolié  et  mourait  quelquefois  au  milieu  des  massacres  :  Le 
scélérat,  au  contraire,  devenait  puissant  et  riche  et  ter- 
minait heureusement  ses  jours.  L'antique  théorie  patriar- 
cale était  donc  devenue  insuffisante.  Alors  surgit  une 
théorie  nouvelle,  celle  de  la  rétribution  appliquée  aux 
descendants.  Les  fils  seront  heureux  ou  malheureux,  se- 
lon que  leurs  pères  auront  été  bons  ou  méchants.  Mais 
elle  ne  satisfit  presque  personne.  «  Si  Dieu  m'accable  de 
malheurs,  s'écrie  Job,  que  m'importe  qu'il  couvre  mes 
descendants  de  bienfaits  !  ma  chair  ne  le  sentira  pas.  » 

La  situation  des  Hébreux  s'aggrava  avec  la  captivité  de 
Babylone.  Il  est  probable  qu'ils  puisèrent  à  Babylone,  et 
plus  tard  à  l'école  des  Perses,  imbus  déjà  du  magisme  des 
Mèdes,  le  dualisme  qui  les  conduisit  à  considérer  l'esprit 
comme  quelque  chose  de  distinct  du  corps,  et  comme  des- 
tiné à  l'immortalité  dans  une  vie  d'outre-tombe  ;  c'est  sans 
doute  à  Babylone,  dans  cette  ville  cosmopolite   qui   pré- 

•  I)  Voir  Rouan,  préface  à  la  Traduction  du  livre  de  Job, 


76  PAHT1E  HISTORIQUE. 

tendait  réaliser  l'unification  do  l'espèce  humaine  en  convo- 
quant tous  les  peuples  à  l'impure  communion  de  la  chair, 
en  s'assimilant  les  races  étrangères  à  l'aide  des  corps  su- 
perbes de  ses  femmes,  que  les  Juifs  subirent  une  grande 
transformation  religieuse.  Ils  entendirent  leurs  maîtres 
proclamer  que  l'homme  possède  un  élément  ténu,  particu- 
lier à  chaque  individu,  qui  lui  est  uni  sous  la  protection 
d'un  dieu  ;  que  cet  élément  survit  au  corps  et  qu'il  peut 
subir  deux  destinées  différentes  après  la  mort  de  l'indi- 
vidu; que  les  âmes  privilégiées  (c'est  de  là  que  découle  la 
prédestination)  conquéraient  par  la  faveur  divine  une  vé- 
ritable apothéose  ;  qu'elles  étaient  reçues  au  ciel  avec  les 
dieux  «  dans  la  région  d'argent  et  des  autels  fulgurants 
où  les  biens  de  Y  état  de  bénédiction  étaient  la  nourriture, 
les  fêtes  heureuses  et  l'illumination,  où  elles  demeurent 
sans  inquiétudes  et  sans  misères  (1)  »  ;  qu'il  était  réservé 
à  un  très-petit  nombre  d'élus  d'obtenir  ces  félicités,  sans 
passer  par  l'état  de  la  mort,  et,  comme  Xisutros  (2),  le 
Noé  babylonien,  de  monter  au  ciel  en  corps  et  en  âme. 
C'était  là  la  destinée  de  quelques  rois  seulement,  de  quel- 
ques pontifes,  de  quelques  héros  et  de  quelques  grands  ; 
car,  pour  le  commun  des  mortels,  la  partie  spirituelle  (le 
démon (3),  comme  on  disait  en  Chaldée),  séparée  du  corps, 
se  rendait  au  pays  dont  on  ne  revient  pas,  pays  immuable, 
situé  clans  les  profondeurs  de  la  terre  et  rempli  d'ombres. 
L'esprit  ne  pouvait  s'élancer  de  cette  retraite  que  de  nuit 
et  sous  forme  de  vampire  pour  apparaître  aux  mortels  et 
pour  les  tourmenter.  On  croyait  qu'il  existait  au  centre  de 
cette  région  une  fontaine,  gardée  par  des  dieux  infernaux, 
parce  que  quiconque  aurait  bu  de  ses  eaux  serait  remonté 
vers  la  lumière.  Les  eaux  de  la  fontaine  devaient  à  la  fin 
du  monde  ressusciter  les  morts   (4).   Telles  étaient  les 

(1)  W.  A.,  I,  m,  66,  verso,  col.  3,  1,  29-36. 

(2)  Khasisatra. 

(3)  Utukku. 

(4)  Diog.  Laërt.,  De  vita  philos,  proœm.,  cité  par  Lcnormant. 


LES  HÉBREUX.  77 

idées  des  Ghaldéens,  quand  ils  réduisirent  les  Juifs  en 
esclavage.  Et  les  Juifs  crurent  que  l'esprit  était  formé 
d'une  substance  légère,  impalpable  et  active,  souffle  ou 
vent,  qui  s'en  va  vers  Dieu  ;  le  corps,  d'une  substance 
grossière,  inerte,  qui  ne  fonctionne  que  par  la  vertu  de  la 
première.  Pourquoi  le  cadavre  reste-t-il  immobile?  Parce 
que  l'esprit  s'est  séparé  de  lui.  Mais  l'esprit  n'est  pas 
encore  considéré  comme  une  substance  pensante,  comme 
une  âme  personnelle,  car,  pour  les  Hébreux,  la  person- 
nalité réside  tout  entière  dans  le  corps. 

Les  Hébreux  croyaient  avoir  conclu  une  alliance  avec 
Dieu,  en  échange  de  laquelle  celui-ci  devait,  avec  l'empire 
sur  tous  les  peuples  de  la  terre,  leur  assurer  la  félicité  éter- 
nelle. Néanmoins  il  vint  un  temps  où  les  fidèles  de  Jé- 
hovah  étaient  persécutés  par  les  peuples  étrangers  et  deve- 
naient leur  conquête.  Or  leur  Dieu  leur  avait  dit  que  tous  ces 
peuples  étaient  nés  en  vain.  Le  cas  ne  laissait  pas  que  d'être 
surprenant.  Dieu,  selon  le  croyant,  avait  choisi  un  peuple 
entre  tous  les  autres,  et  ce  peuple  était  enchaîné  et  sou- 
mis parles  étrangers,  qui  le  chassaient  de  ses  tentes  ;  il  se 
trouvait  errant  et  dépossédé  au  milieu  des  autres  races, 
et  servait  de  jouet  aux  ennemis  de  Dieu.  Tandis  que  la 
souffrance  s'attachait  opiniâtre  aux  fidèles,  les  ennemis 
de  Dieu  vivaient  dans  la  prospérité.  Et  Dieu  le  tolérait  ! 
Alors  le  Juif,  qui  se  refusait  à  croire  que  Dieu  pût  l'aban- 
donner, se  tournait  sans  cesse  vers  lui  et  lui  demandait  : 
«  Puisque  c'est  pour  nous  que  tu  as  créé  le  monde,  puisque 
les  autres  nations  ne  sont  que  des  immondices,  pourquoi 
sommes-nous  donc  dominés  par  elles  et  pourquoi  restons- 
nous  ainsi  dans  l'impuissance?  Babylone,  la  fille  du  mal, 
T impudique  prostituée,  Babylone  croît  et  prospère,  et 
Sion  est  déserte!  Il  est  vrai  qu'il  existe  peu  de  fidèles 
parmi  nous  ;  mais  on  n'en  compte  aucun  chez  les  autres 
peuples  !  » 

Le  problème  étant  ainsi  posé.  Dieu  devait  procurer  la 
prospérité  aux  Hébreux  à  la  fin  des  siècles.  La  solution 


~g  PARTIE  niBTOlUQUK. 

était  tout  entière  contenue  dans  La  croyance  à  la  résur- 
rection dé  la  chair;  car,  comme  noue  l'avons  dit,  c'est 
dans  le  corps  que,  pour  eux,  résidait  toute  personnalité. 
La  justice  devenait  possible  par  un  renouvellement  du 
monde.  De  plus,  la  perte  de  toute  espérance  de  triomphe 
prolongea  l'égoïsme  du  Juif  jusqu'au-delà  de  la  tombe. 
Pour  s'assurer  la  satisfaction  de  cet  égoïsme  et  obtenir 
cette  justice  si  désirre,  il  lui  parut  acceptable  de  réanimer 
les  ossements  des  morts,  en  faisant  rentrer  en  eux  le 
souffle  qui  en  était  sorti.  C'était  donc  par  ce  moyen  que 
Dieu  leur  rendrait  justice. 

Les  Hébreux  imaginèrent  que,  le  jour  de  la  résurrection, 
le  petit  nombre  d'élus  destinés  à  jouir,  c'étaient  eux, 
les  bons,  pendant  que  ceux  qui  devaient  aller  pâtir  dans 
les  prisons  souterraines,  c'étaient  les  méchants,  leurs 
oppresseurs.  C'est  ainsi  qu'il  leur  était  possible  d'obtenir 
la  justice  que  ne  leur  offrait  pas  la  vie  d'ici-bas.  Ils  ne 
purent  concevoir  l'émancipation  de  l'esclavage  qu'en 
imaginant  un  monde  nouveau.  Habitués  à  la  tyrannie  et 
ne  gardant  souvenir  que  de  la  servitude,  ils  transportè- 
rent la  vie  heureuse,  dont  ils  étaient  privés  ici-bas,  dans 
un  autre  monde  où  l'esclavage  ne  pourrait  les  atteindre. 
Dépourvus  d'un  pouvoir  capable  de  leur  rendre  la  justice, 
ils  estimèrent  que  Jéhovah  devait  venir  la  leur  administrer. 

Mais  leurs  prophètes  avaient  prédit  que  le  Messie  vien- 
drait les  émanciper.  Comment  cela  pouvait-il  être,  si 
la  justice  ne  devait  venir  qu'à  la  fin  du  monde  avec  le 
jugement  suprême  que  Jéhovah  rendrait  sur  les  hommes? 
On  tourna  cette  difficulté  en  imaginant  la  création  d'un 
règne  messianique  précédant  la  fin  de  ce  monde,  hescheol 
serait  ouvert,  et  les  justes  vivraient  avec  le  Messie,  établis- 
sant sur  les  autres  peuples  de  la  terre  un  règne  temporel 
après  lequel  viendrait  le  jugement  dernier.  C'est  environ 
cent  soixante-cinq  ans  avant  la  naissance  de  Jésus-Christ 
que  cette  tendance  commença  à  se  manifester.  Le  besoin 
de  vengeance  qui  sommeille  dans  le  cœur  de  l'Israélite 


LES  HÉBREUX.  79 

éclate  S' .us  l'urine  d'apocnlypses.  Ces  écrits,  depuis  celai  qui 
porte  le  pseudonyme  de  Daniel  jusqu'à  celui  qui,  composé 
en  l'an  97  de  l'ère  chrétienne,  est  attribué  à  Esdras  (l),  sont 
fort  nombreux.  C'est  toujours  une  vision,  un  dialogue  avec 
un  ange,  la  description,  à  l'aide  d'une  phraséologie  touffue, 
de  la  venue  du  Messie  ;  c'est  partout  le  récit  des  batailles  qui 
seront  livrées  contre  les  autres  peuples  de  la  terre,  de  la 
défaite  et  de  l'extermination  de  ceux-ci,  de  leur  réduction 
en  esclavage  sous  le  joug  du  peuple  élu  :  c'est  enfin  la 
narration  du  règne  messianique,  sadurée(2),  le  jugement 
dernier  et  le  spectacle  que  présentera  la  Nature  avant  de 
s'anéantir.  Les  descriptions  dont  ces  imaginations  maladi- 
ves émaillent  ces  documents  sont  véritablement  effrayan- 
tes. Quels  fatidiques  présages  !  «  Avant  que  vienne  le  jour 
de  Jéhovah,  les  femmes  commenceront  à  ne  plus  enf; mter. 
la  nature  changera  ses  fonctions,  le  soleil  s'éteindra,  les 
étoiles  tomberont,  les  pierres  parleront,  le  sang  jaillira 
des  arbres...  Jéhovah  apparaîtra  au  sein  des  nuages,  en- 
touré d'Elie,  d'Enoch,  de  Moïse  et  d'Esdras,  délivrés  delà 
mort  ;  il  condamnera  les  méchants  aux  peines  éternelles, 
et  il  s'élèvera  avec  les  bons.  Et  Dieu  ne  s'affligera  pas  du 
sort  des  misérables  qui  se  perdront  en  ce  jour;  et  les  pères 
ne  pourront  plus  intervenir  pour  leurs  fils,  ni  les  fils  pour 
leurs  pères  !  »  Toutes  les  apocalypses  indiquent  ces  événe- 
ments comme  devant  être  prochains.  Les  écrivains  apo- 
calyptiques présentent  les  rephcïim  des  dépôts  demandant 
à  l'ange  :  «Quand  sortirons-nous?  »  Et  l'ange  leur  répond  : 
«  Quand  le  nombre  de  vos  semblables  sera  complet.  »  Et 
ces  écrivains  ajoutent  que  «  déjà  les  dépôts  des  ombres  sont 

(i)  Renan  prouve  que  toutes  les  apocalypses  portent  le  nom  d'un  pro- 
phète antérieur  ou  d'un  pseudonyme.  Voir  Revue  des  Deux  Mondes, 
1er  mars  187o,  V apocalypse  de  l'an  97. 

(2)  Le  nombre  des  années  varie.  Pseudo-Esdras  se  contente  de  400, 
pendant  que  d'autres  opinent  que  la  durée  de  ce  règne  sera  aussi  con- 
sidérable que  celle  de  la  terre.  Voir  le  livre  d'Enoch,  celui  de  Baruch  et 
le  chap.  xv  d'Esdras. 


80  PARTIE  HISTORIQUE. 

bondés  et  qu'il  y  a  pléthore  (l'idée  est  certes  bien  maté- 
rielle) ;  que  des  douze  parties  entre  lesquelles  se  divise  le 
temps  que  durera  le  monde,  dix  et  demie  sont  déjà  écou- 
lées ».  Et,  pour  preuves  à  l'appui,  «  la  taille  des  hommes, 
ajoutent-ils,  est  en  décroissance  ;  la  race  dégénère,  elle 
n'a  plus  l'énergie  des  premiers  âges.  Tout  a  perdu  sa 
vigueur  !  » 

Mais,  loin  de  guérir  le  mal,  le  dogme  de  la  résurrection 
de  la  chair,  tel  qu'ils  l'entendaient,  et  celui  des  châti- 
ments et  des  récompenses  d'outre-tombe  ne  produisaient 
que    la    terreur  et   ne    servaient  qu'à    accroître  l'infor- 
tune des  malheureux  qui  y  ajoutaient  foi.  Jéhovah  était 
maître  absolu  ;  il  avait  ses  élus  en  petit  nombre  ;  de  plus, 
il  était  fort  difficile  de  ne  pas  l'avoir  offensé.  Quiconque 
avait  failli  une  fois  pouvait  trembler  par  avance  ;  pour 
une  légère  faute,  il  avait  à  redouter  un  châtiment  éternel. 
Déplus,  qui  donc  savait  s'il  était  prédestiné  à  la  condam- 
nation par  la  volonté  du  Dieu  tout-puissant?  Cette  déso- 
lation des  esprits  apparaît  également  dans  la  littérature 
mélancolique  qu'engendre  le  dogme  du  jugement   der- 
nier. Quel  vaste  désespoir  dans  ces  plaintes!  «  Que  l'hu- 
manité pleure  et  que  les  bêtes   se  réjouissent!    s'écrie 
l'Hébreu  courbé  sous  le  poids  du  malheur,  car  les  bètes 
sont  de  meilleure  condition  que  nous.  Elles  ne  sont  point 
atteintes  par  le  jugement  dernier,  elles  n'ont   point  à 
redouter  de  tourments,  car,  après  la  mort,  il  n'existe  plus 
rien  pour  elles.  »  ...  «  A  quoi  donc  sert  la  vie  avec  un  ave- 
nir de  tourments?  Ah  !  combien  grand  dut  être  ton  péché, 
Adam,  pour  qu'il  nous  rive  presque  tous  à  une  éternité  de 
douleurs  ! . . .  Mieux  vaudrait  le  néant  que  la  perspective 
d'un  jugement  après  la  mort!..  Pourquoi  passons-nous  la 
vie  plongés  dans  la  tristesse  et  la  misère,  si  nous  n'espé- 
rons après  la  mort  que  supplices  et  martyres?...  Mieux  eût 
valu  pour  nous  qu'Adam  n'eût  pas  été  créé  sur  la  terre  !... 
A  quoi  nous  sert  l'immortalité,  si  nous  ne  commettons 
que  des  œuvres  de  mort?...  »  Et  il  en  est  de  même  pour 


LES  HÉBREUX.  81 

tous  les  auteurs  de  cette  époque,  qui  se  répandent  en  dé- 
chirantes lamentations.  Ces  imprécations,  engendrées  par 
des  croyances  effroyables  et  lugubres,  préludaient  déjà  à 
l'épouvantable  et  sombre  office  des  morts  du  moyen  âge, 
fidèle  expression  du  christianisme.  Bientôt  les  chrétiens 
s'emparèrent  si  bien  des  apocalypses  que  ces  écrits  com- 
posèrent le  caractère  essentiel  de  leur  littérature  des  pre- 
miers siècles.  «  Si  le  christianisme,  dit  Renan,  aggrave 
tant  la  terreur  qu'inspire  la  mort,  toute  la  responsabilité 
en  doit  peser  sur  ce  genre  de  livres.  »  Ces  prophéties,  ces 
visions  dans  lesquelles  la  nature  se  bouleversait  et  où  la 
désolation  était  portée  si  haut,  furent  les  premiers  sym- 
ptômes pathologiques  de  la  fièvre  délirante  qui  allait, 
pendant  quelques  siècles,  tourmenter  l'humanité. 

Chez  Israël,  la  théorie  de  la  résurrection  et  du  juge- 
ment dernier  naquit  pour  forger  une  félicité  que  la  terre 
ne  pouvait  procurer,  et  pour  s'assurer  une  justice  qu'on 
ne  trouvait  pas  ici-bas.  Cette  théorie  fut  un  signe  de  dé- 
cadence, d'esclavage  et  de  misère,  car  la  vie  n'est  désirable 
dans  un  autre  monde  que  tout  autant  qu'elle  n'offre  au- 
cune dignité  dans  celui-ci. 

C'est  ainsi  que  se  forma  le  dogme  de  la  résurrection  et 
du  jugement  dernier,  comportant  des  châtiments  et  des 
récompenses.  Nous  allons  voir  maintenant  comment  il  se 
fait  que  l'idée  de  la  mort  revêt  un  aspect  terrible  en  Grèce 
et  à  Rome,  en  même  temps  que  se  développe  le  dégoût 
pour  la  vie  provoqué  par  les  infortunes  publiques.  Alors 
nous  verrons  apparaître  l'idée  de  l'âme  et  de  son  immor- 
talité, et  le  christianisme  s'emparer  de  toutes  ces  tendan- 
ces pour  en  constituer  son  dogme. 


VII 

T,  A    DÉCADENCE 


La  Lydie  et  l'Ionie  étant  perdues,  personne  ne  croit 
plus  désormais  en  l'oracle  de  Delphes  :  ses  réponses 
ambiguës  apparaissent  au  peuple  comme  des  subterfuges 
employés  par  les  dieux  qui  hésitent  à  lui  déclarer  d'une 
manière  explicite  qu'ils  l'abandonnent  entièrement  à  son 
destin  contraire.  Le  divin  Jupiter  a  perdu  le  respect  des 
Hellènes.  Beaucoup  d'entre  eux  le  jugent  incapable  de 
gouverner  le  monde  ;  bien  peu  l'invoquent;  personnene 
lui  adresse  plus  de  demande.  Les  philosophes  le  discu- 
tent, les  poètes  le  poursuivent  de  leurs  satires  ;  et,  sans  ap- 
pui clans  la  conscience  publique,  il  choit  de  son  rang  de 
Dieu  suprême  de  l'Olympe,  au  milieu  des  milliers  d'éclats 
de  rire  de  ceux  que  ses  foudres  n'épouvantent  déjà  plus. 

Sur  ces  entrefaites,  Bacchus,  fils  du  Soleil,  qui,  tout 
enfant,  était  entré  à  Eleusis,  en  sort  adolescent,  mais 
gros,  indolent  et  imberbe. 

Monté  sur  le  Belphégor  de  Babylone  (1),  —  l'âne  au 
priape,  —  il  parcourt  la  campagne  entouré  des  Phallo- 
phores  et  des  Ithyphalles,  prêchant  aux  vendangeurs 
l'amour,  l'ivrognerie  et  la  mollesse,  afin  d'acclimater  en 
Grèce  les  mœurs  exotiques  des  pays  chauds  de  l'Asie 
Mineure. 

Le  peuple  fera-t-il  appel  à  sa  propre  raison,  et  puisque 

(1)  Heljihcgor  en  Chaldée  signifiait  «  le  Seigneur  âne  ».  Cet  animal, 
venu,  chargé  de  vin,  à  Babylone  par  DEuphrate,  était  promené  en 
triomphe  et  adoré  comme  étant  le  protecteur  de  la  concupiscence. 


LA  DÉCADENCE.  83 

ses  divinités  l'abandonnent,  n'aura-t-il  plus  confiance  que 
dans  ses  propres  efforts,  ou  bien  placera-t-il  sur  le  trône 
vacant  du  caduc  Jupiter  cet  adolescent  efféminé  et  de 
f<  trmes  morbides,  qui  le  convie  à  épuiser  la  coupe  du  plaisir 
comme  le  seul  remède  possible  à  ses  infortunes?  Eschyle 
le  croit  ;  lui  qui,  à  Marathon  et  à  Salamine,  fut  de  ceux 
qui  arrêtèrent  l'invasion  des  hommes  de  l'Asie,  il  redoute 
de  ne  pouvoir  repousser  de  même,  à  cette  heure,  l'invasion 
de  leurs  dieux. 

«  Vénère  la  Justice,  rends  hommage  à  la  Loi,  mais 
garde-toi  de  te  donner  des  maîtres,  »  crie-t-il  au  peuple 
hellène  en  plein  théâtre,  en  lui  montrant  le  triomphe  de 
la  tyrannie  avec  le  Bacchus  d'Eleusis,  derrière  lequel  se 
dessinent  déjà  les  affadissantes  silhouettes  des  petits 
Bacchus  de  laPhénicie,  de  la  Syrie  et  de  la  Phrygic,  Ado- 
nis, Sabas  et  Attis.  Et  tous  les  bons  citoyens  prennent 
parti  pour  Eschyle.  Aristagoras,  Diagoras,  Alcibiade  (1), 

(I)  Aristagoras  se  distingua  toujours  par  son  amour  pour  la  liberté, 
par  sa  haine  contre  les  cultes  asiatiques  et  la  tyrannie  à  laquelle  ils 
aboutissaient.  11  provoqua  le  soulèvement  des  Ioniens  contre  les  Perses, 
expulsa  ceux-ci  de  toutes  les  cités  qu'ils  occupaient,  et  rétablit  partout 
le  gouvernement  populaire.  Plus  tard,  il  assiégea  Sardes  et  s'en  rendit 
maître.  Mais,  se  reconnaissant  impuissant  à  défendre  seul  tout  le  terri- 
toire qu'il  avait  reconquis,  il  se  retira  en  Thrace.  Là  il  fut,  croit-on, 
assassiné  par  les  partisans  des  cultes  orientaux.  Sa  protestation  contre 
les  Eleusines  lui  a  valu  l'accusation  d'impie. 

Diagoras  était  un  philosophe  de  l'école  de  DémocrUe.  On  le  taxait 
d'athée  à  cause  de  ses  idées  hostiles  aux  superstitions  et  aux  cultes  qui 
s'établissaient  alors  en  Grèce.  11  fut  accusé  d'avoir,  en  compagnie  de 
quelques-uns  de  ses  amis,  parodié  les  mystères  d'Eleusis  dans  le  but  de 
les  discréditer.  Obligé  de  prendre  la  fuite,  sa  tète  fut  mise  à  prix. 
L'Aréopage  promit  un  talent  à  qui  le  tuerait,  deux  à  qui  le  traînerait 
vivant  devant  son  tribunal  ;  et  l'édit  fut  gravé  sur  une  colonne  du  forum 
d'Athènes!  On  annonça  plus  tard  que  Diagoras  avait  péri  victime  d'un 
naufrage,  effet  de  la  colère  des  dieux.  Ce  mensonge  des  prêtres,  imaginé 
pour  fomenter  la  superstition,  fut  démenti  plus  tard.  Diagoras  s'éteignit 
très-paisiblement  dans  sa  retraite  de  Corinthe. 

Alcibiade  était  le  chef  de  cette  jeunesse  qui  s'insurgeait  contre 


8i  PART1K  HISTORIQUE. 

protestent  énergiquément  contre  les  mystères  du  Za- 
greus  phrygien,  et  Socrate,  Démonax  (1)  et  Epaminondas 

refusent  l'initiation,  combattent  le  messager  d'amour  et, 
comme  les  premiers,  ils  jurent  que  jamais  ils  ne  se  ren- 
dront complices  du  triomphe  de  la  tyrannie.  Us  compre- 
naient trop  bien  que  l'élévation  de  l'Amour  à  la  hauteur 
d'un  culte  serait  funeste  à  la  liberté  et  qu'elle  inaugu- 
rerait l'empire  de  la  Mort.  A  travers  le  masque  de  paix  du 
messager,  ils  avaient  vu  la  face  de  feu  du  fatidique  Moloch. 
Ils  repoussaient  la  fraternité  de  la  jouissance  parce  qu'elle 
leur  arrivait  imposée  comme  une  émanation  du  Dieu 
solaire;  or,  la  soumission  au  Dieu  sidéral  ne  pouvait 
s'affirmer  qu'au  détriment  de  la  dignité  de  l'Homme. 

Les  mystères  d'Eleusis,  purs  jusque-là  de  toute  souil- 
lure, s'étaient  corrompus  en  se  mêlant  au  culte  de  Dionysos 
et  commençaient  à  troubler  la  conscience  du  peuple  grec. 
Les  initiés  étaient  nombreux,  et,  chaque  jour,  l'initiation 
s'étendait  sur  un  plus  grand  nombre  d'adeptes.  On  com- 
binait savamment  les  effets  dans  ces  initiations  ;  on 
épouvantait  les  néophytes  pour  qu'ils  eussent  lieu  d'affir- 
mer leur  courage  ;  on  les  faisait  passer  de  la  pénitence  à 

l'envahissement  des  superstitions  orientales.  Ainsi  qu'Epaminondas,  il 
pénétra  à  main  armée  dans  les  temples,  et  renversa  et  mutila  les  idoles 
phalliques. 

(1)  Démonax,  un  des  citoyens  les  plus  courageux  d'Athènes,  philosophe 
par  tempérament,  n'avait  jamais  sacrifié  aux  dieux.  11  ne  voulut  pas  être 
initié  aux  mystères  d'Eleusis  quand  quiconque  occupant  une  position  à 
Athènes  Tétait.  Il  disait,  pour  expliquer  son  refus,  que,  lorsqu'il  serait 
initié,  si  quelque  chose  dans  ces  mystères  choquait  la  décence  et  les  bonnes 
mœurs,  ou  attentait  à  la  liberté,  il  se  verrait  dans  l'obligation  de  le 
révéler  à  ses  concitoyens,  afin  de  les  préserver  de  la  corruption  qu'on 
leur  imposait  sous  des  prétextes  religieux,  et  que  si  ces  mystères  étaient 
honnêtes,  il  les  divulguerait  par  amour  pour  l'humanité.  Ces  paroles 
font  partie  du  discours  qu'il  prononça  pour  se  défendre  devant  le  peuple 
athénien,  qui  se  disposait  à  le  lapider  comme  impie.  L'eifet  qu'il  pro- 
duisit fut  si  puissant  qu'il  ramena  en  sa  faveur  l'opinion  de  ceux  qui  lui 
étaient  le  plus  hostiles.  11  fut  dès  ce  jour  respecté  par  tous  les  bons 
citoyens  de  la  République. 


LA  DÉCADENCE.  85 

la  débauche.  Tantôt  on  leur  présentait  le  spectacle  offert 
par  l'hiver,  tantôt  celui  de  l'été;  là  la  terre  stérile,  autre 
part  la  terre  féconde  ,  la  terre  couverte  de  fleurs  et  de 
fruits  ;  de  l'opposition  entre  le  jour  et  la  nuit,  on  avait 
composé  un  rite  qui,  à  l'aide  du  jeûne,  préparait  les  fidèles 
à  l'orgie,  aux  éblouissements  du  soleil  par  l'obscurité  des 
ténèbres,  à  la  concupiscence  par  la  fustigation.  Là  les  prê- 
tres de  Gérés  jouaient  un  drame  fantastique  représentant 
la  mort  et  la  résurrection.  A  minuit,  on  célébrait  une 
sorte  de  messe  orgiaque  ;  les  novices  y  assistaient  tout 
nus,  couronnés  de  feuilles  d'if  et  de  myrte;  l'hostie 
était  un  épi,  le  calice  une  coupe.  De  ce  que  le  grain  renaît 
quand  il  a  été  confié  à  la  terre,  et  produit  des  épis  nou- 
veaux, on  tirait  un  parallèle  entre  l'épi  et  l'âme  hu- 
maine :  l'homme  devait  renaître  après  la  mort  sous  l'im- 
pulsion de  son  âme,  comme  le  grain  de  blé  renaît  de  la 
terre  sous  l'impulsion  divine.  Et  le  vin,  cette  rouge  li- 
queur, qui  contient,  à  l'état  latent,  la  force  qu'il  a  reçue 
du  soleil,  était  considéré  comme  le  sang  du  Dieu  solaire 
descendu  sur  la  terre,  et  on  devait  le  boire  pour  acquérir 
la  vie  éternelle.  C'était  l'immortalité  en  Eleusis  que  l'on 
mangeait  et  que  l'on  buvait  avec  le  blé  et  le  vin  (1). 

(I)  Les  philosophes  du  siècle  dernier  pensaient  que  les  chefs  des  reli- 
gions de  l'antiquité  étaient  aussi  bien  versés  qu'eux  dans  la  science  de  la 
nature  et  qu'ils  avaient  imaginé  les  cultes  pour  asservir  le  peuple  au 
moyen  de  mystères.  La  critique  positive  moderne  démontre  que  prêtres 
et  fidèles  croyaient  également  à  ce  qu'ils  pratiquaient  et  que  cette  sou- 
mission du  peuple  à  ses  chefs  spirituels  venait  du  mauvais  entendement 
des  phénomènes  de  la  nature,  qui,  dans  leur  imagination,  enfantait  le 
surnaturel.  —  Publicola  Chaussard,  partageant  la  première  opinion,  l'a 
soutenue  dans  son  drame  sur  les  mystères  d'Eleusis  placé  dans  son 
ouvrage  Fêles  et  Courtisanes  de  la  Grèce.  On  peut  en  juger  par  ce 
morceau  : 

«  hermippe. — Votre  théologie... 

«  l'hiérophante.  —Est  la  physique.  Nous  avons  deux  doctrines,  l'une 
pour  le  peuple,  et  l'autre  pour  le  sage.  La  première  est  un  tissu  roma- 
nesque d'aventures  mises  sur  le  compte  des  dieux  ;  le  roman  est  le 
manuel  de  l'ignorance;  les  aspects,  les  rapports  de  la  nature,  la  physio- 


86  PARTIE  HISTORIQUE. 

Le  Zagreus  phrygien  inaugure  dans  ces  fêtes  le  culte  du 
phallus,  sanctifie  la  luxure  et  fait  entendre  aux  initiés 
que  l'amour  ne  nous  vient  que  du  Dieu  du  ciel,  que  c'est 
lui  qui  l'a  apporté  sur  la  terre. 

«  Sans  ma  médiation,  leur  dit-il,  si  je  n'étais  pus 
venu  ici-bas,  il  n'existerait  pas  d'amour  et  la  vie  s'étein- 
drait. Sans  amour,  plus  de  reproduction  ni  chez  l'homme, 
ni  chez  l'animal,  ni  chez  la  plante.  Sans  moi  la  terre  se 
transforme  en  désert  et  les  ténèbres  l'envahissent  (1).  » 

logie,  voilà  la  base  et  le  fond  de  nos  catégories,  mais  elles  sont  relé- 
guées au  fond  du  sanctuaire.  Les  princes  et  les  législateurs,  combinant 
les  principes  de  ces  deux,  religions,  faisant  une  part  à  la  crédulité  popu- 
laire et  une  part  à  la  raison,  ont  établi  ou  du  moins  favorisé  un  culte 
mixte  dans  lequel  s'allient  la  morale  et  la  fable.  Mais  ici  tombe  le  voile 
étendu  parla  superstition,  paré  des  fleurs  delà  poésie  et  soutenu  par  les 
mains  puissantes  de  ceux  qui  régissent  les  États.  Ici  se  manifeste  la 
nature,  cette  divinité  universelle,  qui  habite  en  elle-même,  se  reproduit 
et  se  contemple. 

«  hermippe.  —  Voilà  donc  votre  secret! 

«  l'hiérophante.— Cette  saine  doctrine,  que  le  vulgaire  repousse  parce 
qu'il  n'est  pas  digne  de  la  recevoir,  élève  l'homme  et  l'affranchit  des 
faiblesses  et  des  terreurs  communes,  Rien  ne  périt,  tout  se  renouvelle. 
La  matière  est  éternellement  vivante,  sa  forme  seule  est  périssable.  » 

Contrairement  à  ce  que  dit  Chaussard,  les  historiens  modernes,  qui  se 
sont  occupés  de  ce  sujet,  entre  autres  Bulwer,  pensent  que  ce  que  l'on 
enseignait  aux  initiés  à  Eleusis,  c'étaient  les  superstitions,  filles  des 
dogmes  asiatiques,  la  prépondérance  absolue  du  surnaturel  sur  l'homme 
et  l'immortalité  de  l'âme  comme  entité  distincte  de  l'organisme. 

(1)  Bacehus  est  la  personnification  du  soleil  nouveau,  c'est-à-dire  du 
soleil  du  printemps  qui  succède  au  soleil  mort,  au  soleil  de  l'hiver.  11 
enflamme  la  terre  de  ses  rayons  et  communique  la  vie  à  la  végétation, 
ainsi  qu'aux  animaux.  C'est  sous  son  influence  que  croit  la  vigne  qui 
produit  le  vin.  Aussi  le  représente-t-on  couvert  de  pampres,  et  l'on 
ajoute  que  le  vin  est  le  sang  du  dieu.  Que  le  fils  de  dieu  s'appelle  Attis, 
Tanmuz,  Adonis,  Sabas,Orus,  Dionysos,  etc.,  —  la  plupart  de  ces  noms 
signifient  simplement  notre  seigneur,— tous  les  cultes  de  l'Asie  Mineure 
se  basent  sur  cette  pensée,  qu'il  vient  apporter  l'amour  sur  la  terre.  L'est 
ainsi  que  s'introduisit  en  Occident  la  loi  de  l'amour,  qui  établissait  la 
soumission  absolue  à  un  dieu  venu  sur  la  terre  pour  y  répandre  son  sang 
pour  les  hommes. 


LA  DECADENCE.  87 

Et  la  multitude  frémit  à  l'idée  de  l'athéisme.   C'est  pour 
elle  la  stérilité  et  la  mort. 

Un  peuple  sur  lequel  de  tels  mystères  exerçaient  leur 
influence,  ne  pouvait  encore  se  passer  de  dieux.  Si 
quelques-uns  de  ceux-ci  venaient  à  l'abandonner,  il  devait 
eu  créer  de  nouveaux  ;  sa  puissance  théogéuique  n'était 
pas  près  d'être  épuisée.  Aussi  repoussa-t-il  les  conseils 
d'Eschyle,  et  les  efforts  de  ceux  qui  le  suivirent  ne  furent 
pas  moins  vains.  Eschyle  était  athée  :  il  plaçait  la  loi 
au-dessus  des  atteintes  de  la  divinité  et  la  justice  au-dessus 
des  caprices  de  l'Olympe.  Il  faisait  mieux  encore  :  au  nom 
même  de  cette  justice,  il  combattait  les  dieux  immortels 
et  déclarait,  dans  son  Prométhée,  qu'un  jour  viendrait 
où  la  Divinité  elle-même  serait  détrônée.  Le  peuple  recula 
d'épouvante  en  entendant  cet  horrible  blasphème  ;  il  rugit 
enflammé  d'une  sainte  colère  et  le  poète  dut  recourir  à  la 
fuite  pour  ne  pas  être  déchiré  par  les  mains  de  la  multi- 
tude. Eschyle  sur  la  scène  avait  supprimé  la  mort  des 
hommes  ;  on  l'accusa  de  les  sacrifier,  en  dehors  d'elle,  aux 
dieux  infernaux.  Son  théâtre  fut  rasé. 

Eschyle  exilé  dans  de  lointains  pays,  Aristagoras  pros- 
crit, Diagoras  condamné  à  mort,  la  Grèce  purgée  de  tous 
les  philosophes  impies,  Bacchus  gravit  les  marches  de 
l'Olympe,  recueille  la  foudre  et  l'aigle  de  Jupiter,  et  inau- 
gure son  règne  en  répandant  à  pleines  mains  la  corrup- 
tion sur  la  Grèce.  Ses  apùtres  sont  la  femme  et  l'esclave  ; 
■son  culte,  l'orgie  sacrée  qui  oclate  et  se  termine  par  les 
folles  extravagances  de  la  populace  enivrée.  L'enivrement 
estime  nécessité  pour  l'esclave;  la  débauche  lui  fait  ou- 
blier son  état  misérable.  Façonné  à  l'esclavage,  que  lui 
importe  la  tyrannie,  si  la  tyrannie  lui  procure  la  jouis- 
sance avec  la  femme  et  l'oubli  avec  le  vin? 

Reléguée  dans  l'intérieur  des  maisons  et  ne  pouvant 
suivre  l'homme  dans  la  vie  publique,  la  femme  grecque 
invoque  à  son  aide  les  pleureuses  divinités  de  l'Orient. 
Lassée  de  l'homme  adulte  et  fort,  elle  se  prend  d'amour 


88  PARTIE  HISTORIQUE. 

pour  le  type  de  l'adolescent  imberbe,  au  corps  efféminé  et 
à  l'âme  lâche.  C'est  en  vain  que  Sapho  vient  protester 
avec  colère  ;  c'est  en  vain  qu'elle  entonne  son  héroïque 
chant  mixolydien  :  les  accords  de  sa  lyre  ne  sont  pas  en- 
tendus, les  vibrations  de  ses  cordes  se  perdent  dans  les 
airs.  Les  prêtres  la  condamnent  au  bannissement  comme 
impie,  et,  après  sa  mort,  ils  lui  attribuent  les  vices  im- 
mondes d'une  chanteuse  qui  portait  son  nom  (1). 

Bientôt  Diane,  la  chaste  Lune,  la  sœur  de  Phébus, 
célèbre  ses  noces  incestueuses  avec  le  maître  souverain 
de  la  région  céleste.  La  vierge  dorique  devient  la  My- 
litta  de  Babylone,  l'Astarté  de  Sidon,  l'Aschera  chana- 
néenne,  c'est-à-dire  la  Vénus  funèbre.  Son  inceste  lui 
cause  des  remords  ;  c'est  pour  ce  motif  qu'elle  n'inspire 
les  amours  que  pendant  la  nuit,  et  que  sa  pâle  lumière 
n'éclaire  que  faiblement  les  amants,  comme  si  elle  redou- 
tait de  découvrir  un  crime.  La  volupté  qu'elle  éveille  est 
une  volupté  mélancolique.  Son  disque  livide  brille  d'une 
lueur  sinistre.  Ce  n'est  plus  au  sommet  de  leur  carrière 
qu'elle  frappe  instantanément  les  hommes  de  ses  flè- 
ches, en  les  affranchissant  de  la  fâcheuse  vieillesse  et 
de  la  maladie  mortelle  tardive  et  répugnante  ;  elle  ne 
leur  donne  plus  la  mort  sublime,  l'eû8ava<j£a.  Non.  Elle 
préfère  les  laisser  vivre  dans  la  dégradation,  sous  le 
joug.  Ce  n'est  plus  l'héroïsme  qu'elle  inspire,  c'est  l'éro- 
tisme .  Assise  sur  son  trône  impur  du  temple  d'Ephèse, 
elle  préside  à  des  mascarades  éhontées.  Ses  nymphes, 
vierges  jadis,  converties  en  bacchantes  impudiques,  se 
vautrent  à  ses  pieds,  la  prunelle  embrasée  par  le  feu  du 
désir  qui  les  consume.  C'est  la  fureur  aphrodisiaque  qui 

(i)  11  est  pleinement  établi  aujourd'hui  qu'il  y  eut  deux  Sapho  en 
Grèce;  l'une,  l'héroïque,  celle  qui  inventa  le  vers  saphique,  fut  exilée  à 
cause  de  son  opposition  à  tous  les  cultes  qui  produisirent  la  décadence 
de  la  Grèce.  Elle  vécut  heureuse  dans  son  exil  de  Sicile,  se  maria  et  eut 
un  fds.  La  seconde,  celle  du  saut  de  Leucade,  ne  fut  qu'une  impudique 
chanteuse,,  restée  fameuse  par  ses  vices. 


LA  DECADENCE.  80 

domine  les  prêtresses  d'Hécate.   Là  où  régnait  la  chaste 
déesse  ne  se  dresse  plus  que  le  fétiche  orgiastique. 

Avec  la  loi  de  l'Amour  se  répand  en  Grèce  l'empire  de  la 
Mort.  Jusqu'à  cette  époque  le  Grec  ne  s'était  courbé  sous 
aucun  de  ces  deux  jougs.  Sa  vie  était  le  développement  de 
la  force  dans  toutes  ses  acceptions  :  de  la  force  muscu- 
laire par  la  gymnastique,  de  la  force  intellectuelle  par 
la  philosophie.  Cultivant,  en  même  temps,  la  bravoure  et 
l'intelligence,  faisant  continuellement  fonctionner  les 
muscles  et  le  cerveau,  que  pouvait-il  lui  rester  de  vigueur 
pour  l'alimentation  de  ces  sentimentalismes  erotiques, 
patrimoine  exclusif  du  mysticisme  et  de  la  paresse?  Et 
tout  en  lui  se  manifestant  par  l'action  et  par  la  vie,  quelle 
place  restait-il  à  la  mort  dans  le  champ  de  ses  spécula- 
tions? Si  la  mort  était  héroïque,  quel  besoin  de  philo- 
sopher sur  elle  ?  Par  elle  seule  n'était-elle  déjà  pas  un 
exemple?  Si,  au  contraire,  elle  n'était  pas  héroïque,  elle 
ne  méritait  que  l'oubli,  afin  que  la  peur  ne  se  propageât 
point  dans  les  masses. 

Ces  dieux  orientaux,  énervants,  hermaphrodites,  trans- 
fuges du  genre  masculin,  efféminés,  incestueux,  mutilés 
et  ensanglantés,  s'adressent  surtout  au  cœur  de  la  femme, 
qu'ils  attendrissent  avec  des  récits  de  souffrances  et  de 
mort,  et  ils  introduisent  ainsi  en  Occident  la  mort  qui 
effraye,  la  mort  qui  épouvante,  la  mort  lâche,  la  mort  de 
l'esclave.  Dès  lors,  que  de  lamentations  et  de  gémissements 
aux  funérailles  !  Que  de  larmes  !  On  se  frappe  la  poitrine, 
on  déchire  ses  vêtements,  on  se  flagelle  même  !  Chaque 
femme  se  transforme  en  pleureuse,  et  suit  le  cadavre,  les 
cheveux  épars,  les  yeux  noyés  de  larmes  et  la  poussière 
au  front  !  La  Grèce  entière  s'ébranle  à  l'étrange  harmonie 
des  sanglots  et  des  gémissements.  C'en  est  fait!  la  Mort 
effrayante  règne  déjà  sur  la  terre  hellénique  (1).   Bientôt 

I    En  Chaldée,  en  Syrie,  en  Phrygie,  de  même  qu'en  Egypte,  la  mort 
du  dieu  de  la  nature  répand  la  terreur  et  le  désespoir  parmi  les  peuples, 


90  PARTIE  HISTORIQUE. 

elle  régnera  sur  l'Europe  entière  et  son  règne  durera  pen- 
dant de  longs  siècles! 

La  voici,  se  substituant  à  la  Mort  digne,  s'avançant  au 
son  lugubre  de  la  flûte  phénicienne  et  de  la  harpe  de 
Babylone,  enveloppée  dans  les  vapeurs  que  dégage  la 
myrrhe  (1),  faisant  se  dresser  le  funèbre  cyprès  sous  ses 
pas  et  semant  partout  la  pusillanimité  et  la  mélancolie. 
La  voici  faisant  son  outrée  par  les  portes  d'Eleusis,  au 
milieu  de  l'ivresse  des  hommes  et  du  délire  produit  par  la 
surexcitation  nerveuse  des  femmes;  elle  vient  et  s'im- 
pose par  la  propagation  des  Adonies,  de  ces  fêtes  licen- 
cieuses où  le  soupir  de  la  volupté  succède  à  la  larme  pieuse, 
importations  de  Byblos,  dans  lesquelles  les  Grecques 
attendries  s'allanguissent  jusqu'à  l'évanouissement. 

Ah!  comme  rugit  Prométhée,  attaché  déjà  au  sommet 
du  Caucase,  en  contemplant  l'Homme  livré  à  la  tyrannie 
par   la  femme  et  par   l'esclave,  par   l'amour    et  par   la 


comme  nous  l'avons  déjà  expliqué  pour  la  Phénicie.  Pouvait-on  imaginer 
un  plus  terrifiant  spectacle  que  celui  de  la  nature  périssant  tout  entière! 
.Mais,  une  fois  mort,  le  soleil  renaît,  et  avec  sa  résurrection  concorde  le 
renouvellement  de  la  terre.  On  donnait  à  ce  spectacle  la  même  expli- 
cation qu'à  la  génération  humaine  ;  et  on  le  symbolise  par  le  médiateur, 
par  le  seigneur  qui  descend  sur  le  monde,  par  le  fils  de  Dieu  qui  nous 
apporte  la  loi  de  l'amour. 

En  pénétrant  en  Europe,  ce  culte  devait  apporter  avec  lui  le  mystère 
delà  mort  du  dieu,  et,  par  conséquent,  l'effroi  et  les  lamentations.  De 
plus,  il  favorisait  la  tyrannie  des  rois  envers  leurs  sujets;  puisqu'il 
existait  au  ciel  un  astre,  le  soleil,  qui  régissait  les  autres  corps  célestes, 
ne  devait-il  pas  y  avoir  un  homme  pour  dominer  ses  semblables?  Sans 
liberté,  sans  influence  sur  le  gouvernement  de  sa  patrie,  le  Grec  eut, 
à  partir  de  cet  instant,  la  mort  triste  et  misérable  de  l'esclave.  Commi  nt 
aurait-il  pu  avoir  wnc  mort  heureuse,  lui  qui  laissait  sa  cité  dans  l'es- 
clavage et  qui  ignorait  si  demain  ses  enfants  ne  tomberaient  pas  victimes 
des  caprices  d'un  tyran? 

(I)  La  flûte  dos  enterrements,  connue  sous  le  nom  de  safaambô,  est 
d'origine  phénicienne.  La  harpe  cyniras  est  l'instrument  musical  funèbre 
de  Babylone,  et  la  myrrhe  est  l'encens  que  l'on  brûlait  dans  cette  ville 
en  l'honneur  du  mort. 


LA  DÉCADENCE.  9i 

grâce  !  Le  calme  et  la  tranquillité  sont  dorénavant  im- 
possibles sur  la  terre.  Le  beau  ciel  de  la  Grèce  s'est  voilé 
de  sombres  nuages.  Plus  de  raison  parmi  les  hommes, 
plus  de  justice.  0  tyrans,  vous  êtes  désormais  les  maîtres 
des  peuples!  Régnez  en  paix  jusqu'au  jour  où  Prométhée 
se  dressera  affranchi  par  l'Hercule  révolutionnaire  ! 

Bientôt,  à  la  philosophie  virile  de  Thaïes,  d'Anaxi- 
mandre,  d'Anaximène,  de  Parménide,  d'Heraclite,  d'Em- 
pédocle,  de  Leucippe,  de  Démocrite  et  de  tant  d'autres 
penseurs  grecs,  succédèrent  les  élucubrations  métaphy- 
siques de  Platon  et  de  ses  disciples. 

Aucun  des  philosophes  antérieurs  à  l'école  platoni- 
cienne, excepté  Pythagoras,  n'accordait  de  personnalité 
à  l'âme  abstraite  de  l'organisme.  Tout  au  plus  certains 
auteurs  admettaient-ils  son  immédiate  transmigration 
dans  un  autre  corps  (1).  Presque  tous  lui  assignaient  le 
mouvement  comme  attribut  essentiel.  Les  uns  disaient  : 
«  Ses  atomes  ont  la  propriété  de  se  mouvoir  avec  pins 
d'intensité  que  ceux  des  autres  choses;  ils  vibrent  sous 
l'impulsion  des  objets  extérieurs,  aussi  l'âme  parvient- 
elle  à  acquérir  la  notion  de  tout  ce  qui  nous  envi- 
ronne (2).  » 

D'autres,  tels  que  Démocrite  (3),  ajoutaient  :  «  Xon-scu- 
lement  les  atomes  de  l'âme  sont  susceptibles  de  vibrer, 
mais  encore  ils  ne  se  reposent  jamais,  en  raison  de 
leur  force  et  de  leur  configuration  sphérique,  »  et  ils 
expliquaient   le    mécanisme    des    songes    par    la   conti- 

(1)  Les  partisans  de  la  transmigration  étaient  influencés  par  les 
dogmes  de  l'Orient.  Pythagoras,  avec  ses  théories  panthéistiques,  con- 
tribua beaucoup  à  la  décadence  de  l'esprit  grec. 

(2)  Empédocle,  Leucippe,  Nessus  de  Chios  et  Métrodore  sont  déjà 
presque  contemporains  de  Platon,  bien  que  ces  deux  derniers  aient 
reçu  les  leçons  de  Démocrite. 

(3)  Aristote,  De  divinat.  per  somnum,  c.  2.  Voyez  aussi  Ferdinand 
Hœfer,  Biograpa  (jenrralc,  Démocrite. 


I 


M  PARTIE  HISTORIQUE. 

nuation  des  vibrations  communiquées  par  le  monde  exté- 
rieur pendantla  veille. 

Leucippe  pensait  que  l'âme  avait  besoin  de  la  respi- 
ration, puisqu'elle  était  un  feu,  un  être  igné  et,  ainsi  que 
nous  nous  exprimerions  aujourd'hui,  une  combustion. 
«  Elle  s'éteint,  disait-il,  dès  que  l'air  manque,  et  elle  eu- 
traîne  la  mort  de  l'individu,  de  même  que  le  feu  se 
meurt  également  en  se  consumant  avec  l'air  (i).  » 

Heraclite  supposait  le  monde  environné  d'une  essence 
divine,  sorte  de  fluide  subtil  que  nous  respirons  (aurait- 
il  prévu  l'oxygène  ?),  et  qui  nous  vivifie  sans  cesse  ;  la  vie 
pour  lui  consistait  en  une  éternelle  transformation  de  la 
matière  à  l'aide  d'«  un  mouvement  continuel  et  circulaire 
d'émission  et  d'absorption  (2).  »  Avait-il  intuitivement 
deviné  les  dernières  conclusions  de  la  biologie  moderne? 

Aristote  lui-même,  après  Platon,  considère  l'âme  comme 
«  la  catégorie  supérieure  de  la  forme  de  la  matière  »  et  k 
définit  «  la  première  actualité  d'un  corps  organisé  qui  a 
la  vie  en  sa  puissance.  »  Mais  il  ne  tarda  pas  à  s'éga- 
rer ;  l'atmosphère  morale  était  imprégnée  des  rêveries 
philosophiques  de  l'école  nouvelle  et  il  ne  put  se  défendre 
contre  leur  influence.  Avec  la  notion  du  voûç  (3)  comme 
forme  pure  et  son  émanation  du  corps  céleste,  il  prêta  le 
flanc  aux  partisans  du  spiritualisme,  qui,  au  lieu  de  voir 
en  cela  l'influence  du  monde  sidéral,  l'influence  de  l'uni- 
vers sur  l'intelligence,  interprétèrent  a  tort  et  firent  direc- 
tement émaner  l'âme  d'une  âme  universelle,  où  ils  la 
transportèrent  après  la  mort  pour  la  faire  retourner  à  son 
point  de  départ. 

[i)  Voir  Aristote,  De  anima,  1,  c.  2. 

(2)  Hippocrate,  De  alimentis,  VI. 

(3)  Le  vous  qu'Anaxagoras  définissait  «  un  élément  pur  et  sans  nié- 
lange,  plus  léger  et  plus  subtile  que  les  antres,  qui  était  le  grand  et  le 
premier  moteur  du  monde,  intelligent  et  actif,  »  Aristote  le  considérait 
seulement  comme  l'âme  supérieure,  intelligence  pure  ou  âme  noétique, 
en  opposition  aux  âmes  nutritive,  motrice,  semitive  et  appétitive. 


LA  DÉCADENCE.  93 

Pythagore  et  Platon  (1)  ont  imaginé  la  théorie  de  la 
personnalité  de  l'âme,  en  scindant  l'homme  pour  ainsi 
dire.  Platon,  influencé  par  la  doctrine  de  Pythagoras, 
fait  émaner  l'âme  humaine  de  l'âme  universelle  et  la 
divise  en  âme  irascible,  appétitive  et  rationnelle.  Les  deux 
premières  résident  respectivement  dans  le  cœur  et  dans  le 
ventre  et  meurent  avec  le  corps  ;  la  dernière  réside  dans  la 
tête  et  ne  meurt  jamais.  Selon  lui,  l'âme  est  de  nature  ignée 
et  elle  s'écarte  des  essences  (xà  ovxoç  ovxa),  des  idées  (t§éa), 
des  types  primordiaux,  quand  elle  s'incarne  dans  le  corps  ; 
alors  elle  se  trouble  et  ne  voit  plus  que  l'ombre  des  choses. 
Nos  idées  ne  sont  que  le  souvenir  de  ces  idées  de  l'âme, 
antérieures  à  cette  vie.  Quand  l'âme ,  à  la  mort  de 
l'homme,  rentre  dans  l'âme  universelle,  elle  sait  toutes 
choses  sous  leur  véritable  jour  et  se  nourrit  à  nouveau  des 
essences  et  des  idées  dont  elle  se  nourrissait  autrefois  (2). 
«  L'âme  s'égare  et  se  trouble,  dit  Platon,  quand  elle  se 
sert  du  corps  pour  considérer  quelque  objet  ;  elle  a  des 
vertiges  comme  si  elle  était  ivre,  car  elle  s'attache  à  des 
choses  qui  sont  de  nature  sujette  à  des  changements. 
Lorsqu'elle  contemple  sa  propre  essence,  elle  se  porte 
vers  ce  qui  est  pur,  éternel  et  immortel  et,  étant  de  même 
nature,  elle  y  demeure  attachée  aussi  longtemps  qu'elle  le 
peut.  Alors  ses  égarements  cessent,  car  elle  est  unie  à  ce 
qui  est  immuable,  et  cet  état  de  l'âme,  c'est  la  sagesse,  et 
les  vrais  philosophes  sont  seulement  ceux  qui  cultivent 
cette  sagesse  (3).  » 

A  Rome  aussi,  de  même  qu'en  Grèce,  après  que  des 
philosophes,  des  poètes  et  des  orateurs  illustres  eurent 
déclaré  que  la  mort  n'était  que  le  repos  éternel  des 
fatigues  de  la  vie,  surgirent  avec  la  décadence  d'autres 
philosophes  qui  prétendirent  fournir  une  explication  nou- 

(1)  Voir,  pour  les  idées  de  Platon  relativement  à  l'âme,  République, 
Phédon,  Gorgias. 

(2)  [{cpublka,  liv.  Vil. 

(3}  Œuvres  de  Platon  traduites  par  Cousin.  Phêdon. 


94  PARTIE  HISTORIQUE. 

velle.   Poussés  par   la   fantaisie,  ils  avancèrent  gratui- 
tement que  la  substance  organisée  de  notre  corps  n'in- 
tervienl  pour  rien  (tans  l'entendement  et  que,  par  suite, 
il  convient  d'admettre  quelque  chose  de  plus  subtil  qui 
concourt  à  ces  fins.  Et  ils  appelèrent  ce  quelque  chose 
âme,  anima,    du  grec  fai\io:,  air.   «  Une   substance  sub- 
tile,  dirent-ils,    une    sorte    d'air   interne,    voilà    ce   qui 
pense  en  nous,  »  et  chacun,  selon  son  goût  particulier, 
assignait  à  cet  air,  une  fois  délivré  du  corps,  une  destinée 
distincte.  Ne  pouvant  se  consoler  de  la  disparition  de  leurs 
Facultés  intellectuelles    avec  la  dissolution  de  leur  orga- 
nisme, ils  voulurent  démontrer  que  ces  tacultés  se  perpé- 
tuaient. Ils  imaginèrent  donc  Y  être  en  dehors  de  ce  qui 
est,  et  tombèrent  ainsi  en  pleine  métaphysique.  Il  en  est 
qui,    se  considérant   en  possession  de  l'infini,   voulurent 
que  l'esprit  n'eût  pas  de  commencement,  de  même  qu'il 
avait  été  admis  qu'il  n'aurait  pas  de  fin,  et  soutinrent  que 
l'existence    de    l'âme    humaine  n'est    limitée  par    rien. 
Gomme  conséquence   de    ce  dualisme,    ils   accentuèrent 
l'opposition  entre  les  deux  substances    qui,    selon   eux, 
composent  l'homme,  et  affirmèrent  que  l'esprit  prévaut 
en  raison  directe  de  l'affaiblissement  du  corps.  Délivré 
des  entraves  matérielles,    l'esprit   devenait  absolument 
libre.  Moins  il  y  avait  de  matière,  plus  il  y  avait  de  liberté 
morale.  Et  bientôt  se  manifesta  une  tendance  bien  accusée 
vers  l'ascétisme. 

En  Grèce  comme  à  Rome  au  bon  temps  de  la  répu- 
blique, et  même  sous  les  premiers  Césars,  l'homme,  pour 
se  fortifier,  ne  s'abandonnait  pas  à  des  théories  si  extra- 
vagantes. D'illustres  patriciens,  d'éloquents  orateurs, 
des  soldats  valeureux,  des  poètes  inspirés  surent  rendre 
leur  patrie  glorieuse,  mais  jamais  leurs  actions  ni  leurs 
travaux  ne  furent  à  aucun  degré  le  résultat  de  sembla- 
bles suggestions.  Rien  qu'à  énoncer  ces  théories,  le  scan- 
dale fut  général,  et  quiconque  se  piquait  de  culture  d'esprit 
les  repoussait  au  loin  comme  d'extravagantes  subtilités. 


LA  DÉCADENCE.  93 

Mais  voici  que  les  républiques  de  la  Grèce  viennent  do 

succomber  ;  après  les  luttes  sanglantes  des  triumvirs,  la 
république  romaine  a  abouti  à  César;  dès  lors,  plus  de 
jeunesse  dans  les  villes,  et  partant  plus  de  force,  plus 
d'intelligence  ;  la  guerre  a  tout  moissonné.  C'est  alors  que, 
devenu  libre  de  toute  entrave,  le  principe  de  la  Divinité, 
que  le  polythéisme  gréco-latin  ne  contenait  qu'en  germe, 
put  tout  à  son  aise  prendre  un  développement  énorme. 
Les  dieux  de  l'Asie  et  de  l'Afrique  firent  tous,  les  uns 
après  les  autres,  leur  entrée  triomphale,  si  bien  que  la 
religion  absorba  bientôt  la  société  civile  dans  le  réseau  de 
-  (S  institutions  (1). 

Défaillant  et  déjà  exténué,  le  monde  occidental  recueil- 
lit les  résidus  putrides  de  ces  empires  orientaux,  et  ce 
levain  corrompu  et  malsain  détermina  une  fermentation 
dans  son  sein  et  le  décomposa.  L'antiquité  succomba 
sous  l'écrasement  de  ces  décadences  qui  s'amoncelèrent 
sur  elle  quand  elle  n'était  déjà  plus  assez  forte  pour  leur 
opposer  la  résistance  nécessaire. 

Les  Perses  avaient  été  un  peuple  libre;  mais,  affaiblis 
déjà  par  leur  union  avec  les  Mèdes,  ils  perdirent  ce  qui  leur 
restait  de  virilité  en  conquérant  l'empire  de  Babylone  et 
en  se  l'assimilant  pour  y  fonder  la  monarchie  universelle. 

(1)  Ce  fut  la  plèbe  qui  subit  avant  les  gens  instruits  l'influence  des 
religions  orientales.  Les  basses  classes  étaient  déjà  imbues  de  super- 
stitions lorsque  les  philosophes  établirent  la  théorie  de  l'àme  immortelle 
distincte  de  l'organisme.  Ce  fut  par  en  bas  que  se  produisit  l'invasion. 
Aussi  voyons-nous  les  Athéniens,  après  une  victoire  sur  mer,  condamner 
à  mort  leurs  généraux,  parce  qu'au  milieu  de  la  tempête  qui  survint 
après  la  bataille,  ils  n'avaient  pas  recueilli  les  cadavres  pour  leur  faire 
des  funérailles.  Ces  généraux,  disciples  des  philosophes  éléatiques,  ne 
croyaient  pas  qu'il  put  arriver  quelque  chose  ù  l'homme  après  la  mort  ; 
il  leur  semblait  donc  très-indifférent  que  la  décomposition  du  cadavre 
s'accomplit  dans  la  terre  ou  dans  l'eau.  La  multitude,  qui,  au  salut  de  la 
patrie,  préférait  le  repos  de  l'ombre  des  siens,  comparut  en  deuil  devant 
le  tribunal,  demandant  vengeance.  Les  magistrats  furent  contraints  de 
condamner  les  libérateurs  à  mort. 


96  PARTIE  HISTORIQUE. 

Les  Egyptiens,  chaque  jour  plus  accablés  par  leur  théo- 
cratie, finirent  par  se  transformer  en  une  nation  de  fos- 
soyeurs. 

Les  tribus  juives,  jadis  républicaines,  en  étaient  ar- 
rivées au  désespoir  après  deux  captivités  et,  sous  l'in- 
fluence d'une  soumission  toujours  croissante,  au  principe 
divin.  Désespérant  de  tout  bonheur  sur  la  terre,  elles  pro- 
clamaient une  seconde  vie  après  la  fin  du  monde- 
L'Asie  Mineure,  en  proie  à  la  plus  vive  douleur,  pleu- 
rait la  mort  des  dieux  delà  nature. 

Toutes  ces  tendances,  filles  de  sociétés  épuisées,  et  qui 
ne  reflétaient  que  le  désespoir  et  le  servilisme,  vinrent 
successivement  envahir  l'Europe  lorsque  ses  républiques 
avaient  déjà  disparu  et  que  l'empire  triomphant  s'était 
élevé  sur  leurs  ruines. 

Dès  lors,  les  esprits  s'affaissent  promptement;  les  idées 
de  monothéisme,  d'autorité  absolue  et  arbitraire,  l'em- 
portent sur  tout.  Les  dieux  delà  cité,  de  la  place  publique 
ou  du  foyer,  ont  disparu  ;  on  croit  qu'il  est  impossible  de 
se  mettre  en  relation  directe  avec  l'immensité  d'un  dieu 
unique,  et  on  cherche  un  médiateur  à  la  fois  homme  et 
dieu,  quelle  que  soit  la  forme  sous  laquelle  il  se  présente. 
L'immensité  d'un  dieu  unique,  sans  rapport  aucun  avec 
eux,  effraye  les  hommes  ;  et  les  foules  passent  du  culte 
de  Bacchus  et  d'Adonis  à  celui  de  Sabas,  pour  en  ar- 
river enfin  au  culte  de  Mythra,  encore  un  dieu  fils, 
souverain  maître  des  prétoriens.  Alors  surgirent  ces 
étranges  philosophies  évoquées  par  la  peur  de  la  mort  qui 
s'était  déchaînée  sur  l'empire  avec  les  cultes  nouveaux. 
De  môme  que  la  Grèce  avait  reçu  de  la  Phénicie,  de  la 
Syrie  et  de  la  Phrygie  les  cultes  de  la  Mort,  de  même 
Rome  les  reçut  de  l'Egypte.  Oui,  c'est  de  l'Egypte  que  par- 
vint à  Rome,  avec  ses  funèbres  dieux  zoomorphiques,  le 
courant  lugubre  qui  s'empara  des  esprits  déjà  suffisam- 
ment contristés.  Il  est  vrai  que  Tibère  proscrivit  ces  rites 
désolants,  mais  ce  fut  en  vain.  Tout  était  prêt  pour  les  ac- 


LA  DÉCADENCE.  97 

cueillir,  de  même  que  tout  en  Grèce  était  également  prêt 
quelque  temps  auparavant  pour  accueillir  le  dieu  ensan- 
glanté qui  lui  venait  de  Byblos  et  le  dieu  ivre  qui  lui  venait 
de  la  Phrygie.  Ceux-ci  dominèrent  quand  la  Grèce  eut 
perdu  les  Eschyle  et  les  Epaminondas  pour  leur  résister. 
Depuis  longues  années  Rome  avait  perdu  Scipion,  et  il 
n'y  avait  plus  de  Gaton  pour  demander  chaque  jour  la 
destruction  de  Garthage. 

On  vivait  alors  en  égoïste,  on  pratiquait  peu  la  justice, 
et  ceux  qui  en  étaient  les  défenseurs  proclamaient  publi- 
quement que  sa  source  résidait  en  un  être  unique  et  su- 
prême. Aucun  lien  ne  reliait  les  citoyens  entre  eux  ;  le 
mépris  de  la  dignité  humaine  éclatait  partout,  dans  tous 
les  rangs,  dans  tous  les  lieux.  L'empereur  ne  tarda  pas  à 
devenir  maître  omnipotent.  Il  n'accordait  sa  considération 
qu'aux  prétoriens  qui  l'avaient  élevé  à  l'empire,  et  comme 
ceux-ci  constituaient  son  plus  solide  appui,  les  terres,  les 
richesses,  les  distinctions,  tout  leur  fut  accordé.  Quant 
aux  autres  citoyens,  ils  étaient  victimes  des  rapines  et  des 
violences  de  la  soldatesque  césarienne.  L'orgie  bachico- 
militaire  se  propageait  sur  toute  la  surface  de  l'empire,  et 
le  culte  de  Mythra,  qui  préluda  en  Grèce  à  la  conquête 
macédonienne,  était  sur  le  point  d'être  imposé  comme  le 
seul  véritable  par  les  légionnaires  barbares  d'un  empereur 
abruti. 

Les  hommes  étaient  efféminés,  les  matrones  interve- 
naient dans  les  affaires  publiques,  quémandant  du  crédit 
et  accordant  leurs  faveurs  en  échange  ;  Rome  se  voyait 
envahie  par  une  tourbe  d'esclaves  asiatiques,  gens  cor- 
rompus, dégradés,  qui  jamais,  pas  même  avant  l'escla- 
vage, n'avaient  été  libres  :  c'étaient  eux  qui  initiaient  leurs 
maîtres  à  leurs  cultes  énervants,  quand,  après  avoir  été 
émancipés,  ils  n'arrivaient  pas  à  occuper  les  premiers 
postes  de  l'Etat.  A  la  faveur  généreuse  des  lois,  ils  deve- 
naient citoyens  romains  au  même  titre  que  les  propres 
enfants  de  Rome,  à  ce  point  qu'on  vit  un  jour  la  pourpre 

7 


98  PARTIE  HISTORIQUE. 

impériale  flotter  sur  leurs  épaules.  Ils  n'y  eut  alors  vice 
ni  monstruosité  pratiqués  dans  l'Asie  Mineure  et  dans 
l'Afrique  qui  n'obtinssent  leurs  droits  de  cité.  Et,  pour 
comble  de  désolation,  les  citoyens  abjects,  abîmés  dans 
l'orgie,  livrés  aux  passions  les  plus  brutales  et  les  plus  dé- 
sordonnées, s'interdirent  un  jour  la  procréation.  Il  n'en 
pouvait  être  autrement:  à  une  idée,  à  l'austère  majesté  du 
droit,  de  la  liberté,  ils  avaient  substitué  quoi?  Un  principe  ? 
Non  ;  mais  un  homme,  un  César.  Or,  comme  ce  César, 
n'étant  que  la  personnification  de  l'arbitraire,  ne  repré- 
sentait que  l'effacement  de  la  loi  et  du  droit,  la  société 
occidentale  se  trouva  impuissante  pour  résister  à  la  force 
de  décomposition  qu'apportaient  avec  eux  ces  éléments 
exotiques  envers  lesquels  les  républiques  s'étaient  mon- 
trées réfractaires. 

A  ce  moment,  la  superstition  à  Rome  devient  géné- 
rale. On  prend  le  rêve  pour  la  réalité  (1).  On  se  sert  de  la 
magie  pour  évoquer  les  morts  ;  les  ombres  des  trépassés 
envahissent  la  ville  ;  beaucoup  de  gens  croient  les  voir. 
L'âme  de  Caligula  apparaît  et  réclame  pour  elle  l'accom- 
plissement des  funérailles;  elle  erre,  poursuivie  par  le 
fouet  des  Furies,  jusqu'à  ce  que  le  cadavre  impérial  soit 
exhumé  et  reçoive  les  honneurs  funèbres.  Il  en  est  qui 
disent  que  c'est  l'âme  de  Pompée  qui  anima  Caton,  et 
que  c'est  elle  aussi  qui  arma  le  bras  de  Brutus  pour  frap- 
per César. 

En  même  temps  le  mépris  de  la  vie  se  déclare  chez  les 
uns,  et  l'horreur  de  la  mort  chez  les  autres.  La  désolation, 


(I)  Le  rêve, c'est  l'origine  de  la  croyance  aux  revenants.  Cette  croyance, 
chez  les  Romains,  était  appelée  superstition,  des  deux  mots  super  et 
slare.  Herbert  Spencer  et  Tylor  voient  dans  le  rêve  l'origine  de  la 
croyance  à  l'âme,  c'est-à-dire  à  un  autre  «  moi  »,  qui  peut  aller  se 
présenter  à  d'autres  individus  même  après  la  mort  ;  aussi  croyait-on 
l'âme  immortelle.  Cette  croyance  reparait  et  se  répand  aux  époques 
de  décadence  quand  on  néglige  les  études  sérieuses. 


LA  DEGADFNCE.  99 

chez  les  Romains  comme  chez  les  Grecs,  éclate  avec  ces 
deux  tendances. 

Les  patriciens  adoptaient  un  épicuréisme  pratique  et, 
sans  tenir  compte  des  moyens,  ils  s'efforçaient  de  se  pro- 
curer la  plus  grande  somme  de  jouissances.  «  Que  le  plai- 
sir, s'écriait-on  partout,  fasse  oublier  la  mort  !  »  Et  le 
citoyen  opulent  gaspillait  ses  jours,  vautré  dans  la  dé- 
bauche, parce  que  l'idée  seule  de  mourir  le  faisait  trem- 
bler et  qu'il  cherchait  à  dissiper  la  crainte  par  la  stupeur 
que  procure  l'ivresse.  «  Jouissons  sans  penser  à  la  Mort, 
chante  le  poëte  ;  si  elle  doit  venir,  que  le  tumulte  de  l'orgie 
('■touffe  le  bruit  de  ses  pas  !  —  Jouis,  ô  vieillard  !  Le 
plaisir  et  la  volupté  te  ramènent  aux  temps  les  plus  fleuris 
de  ta  jeunesse  !  —  Ne  pensons  qu'à  aujourd'hui  ;  qui  donc 
a  jamais  vu  le  lendemain  (1)?» 

Et  la  plèbe  et  les  esclaves,  pour  qui  ces  jouissances 
sont  lettre  close,  eux  qui  n'ont  pas  les  moyens  d'acheter 
cet  oubli,  se  prennent  à  mépriser  l'existence  et  ils  devien- 
nent cyniques.  Alors  les  splendeurs  du  cirque  atteignent 
leur  apogée.  Que  pouvaient  espérer  de  mieux  que  la  mort, 
dans  une  telle  société,  ceux  qui  étaient  poursuivis  pour 
un  idéal?  Vita  nihil  pejus ,  mors  ?ii/iil  melius,  disait  le 
philosophe.  Il  importait  peu  à  l'esclave,  qui  traînait  une 
existence  toujours  plus  misérable,  de  rencontrer  la  mort 
en  la  semant  autour  de  lui.  La  mort  l'arrachait  à  la  servi- 
tude ;  et,  au  cirque,  dans  le  vertige  sanglant  du  combat,  il 
tombait  sans  presque  en  avoir  conscience.  Quant  au  peu- 
ple, il  accourait  fiévreusement  à  ces  tueries  pour  perdre 
la  peur  de  la  mort  à  force  de  voir  mourir. 

Le  règne  de  Néron  est  celui  qui  caractérise  le  mieux 
cette  triste  époque.  Avilie  par  la  servitude,  ayant  perdu  la 
dignité  patricienne,  presque  dépourvue  de  ce  qui  lui  res- 
tait des  vertus  civiques,  honneur  du  temps  passé,  la  popu- 
lation de  Rome  se  laissait  décimer  par  l'empereur  comme 

(I)  Anacréon. 


100  PARTIE  HISTORIQUE. 

par  une  épidémie.  La  soumission  aux  châtiments  était  si 
absolue,  si  complète,  qu'elle  donnait  à  César  la  possibi- 
lité de  disposer  de  la  vie  des  citoyens  avec  un  arbitraire 
aussi  capricieux  que  celui  du  Destin.  A  peine  si  la  sécurité 
était  assurée  à  celui-là  même  qui  vivait  obscurément  ou  à 
celui  qui  ne  possédait  aucun  bien  susceptible  de  tenter  les 
appétits  de  l'empereur  ou  de  ses  favoris.   Malgré  tout, 
personne  ne  se  levait  pour  venger,  parla  mort  du  despote, 
l'oppression  de  la  patrie.  Les  condamnés  à  mort  étaient 
nombreux  :  presque  tous  savaient,  avant  d'être  pris,  le 
sort  qui  les  attendait,  mais  aucun  n'osait  combattre  ni 
mourir  pour  la  dignité  perdue.   Cependant,  une  poignée 
de  patriciens,  qui  conservaient  encore  un  reste  de  l'antique 
fierté  romaine,  se  concertèrent  enfin  pour  arracher  la  capi- 
tale du  monde  à  ce  joug  méprisable.  La  conspiration  fut 
découverte  par  un  affranchi,  et  les  conjurés  ne  trouvèrent 
pas  le  courage  de  mourir  en  combattant  la  tyrannie.  Afin 
de  se  soustraire  au  supplice,  il  en  était  qui  s'accusaient 
réciproquement.  L'un  d'entre  eux,  Lucain,  n'hésita  pas  à 
dénoncer  sa  mère!  Subrius,  le  seul  qui  sut,  jusqu'au  der- 
nier moment,  montrer  quelque  caractère  et  quelque  di- 
gnité, tenta  de  frapper  de  son  épée  Néron  qui  se  trouvait 
auprès  de  lui  ;  mais  un  conjuré  retint  son  bras.  Pison,  le 
chef  de  la   conjuration,  est  entouré  sur  la  place  par  ses 
amis  qui  lui  disent  :  «  Monte  à  cheval  !  rassemble  le  peuple  ; 
harangue  les  soldats  ;  il  est  temps  encore,  nous  pouvons 
triompher,  si  tu  le  veux,  bien  que  la  conspiration  soit  dé- 
voilée. Prends  le  commandement,  place-toi  ta  notre  tète, 
aucun  de  nous  ne  faillira  à  son  devoir  !  Il  vaut  mieux,  en 
tout  cas,  mourir  en  luttant  pour  la  liberté,  dans  les  bras  de 
la  république,  que  par  la  main  ignominieuse  du  bourreau. 
Que  t'importe  le  trépas,  s'il  doit  t'honorer  aux  yeux  de  la 
postérité  qui  te  jugera?  »  Vaines  paroles!  Pison  est  un 
Romain  de  la  décadence,  et  un  si  noble  langage  ne  saurait 
l'émouvoir.  Abattu,  désespérant  du  résultat,  il  s'enferme 
dans  sa  maison,  et,  avant  que  les  soldats  soient  arrivés 


LA  DÉCADENCE.  101 

pour  le  prendre,  il  s'ouvre  les  veines,  non  sans  avoir,  sur 
les  prières  de  sa  femme  qui  redoute  le  châtiment  et  ne 
veut  point  l'encourir,  préalablement  consigné  sur  son  tes- 
tament son  entière  adhésion  à  César. 

La  science,  l'intelligence,  la  valeur,  tout  s'immole  à  un 
signe  du  maître.  Les  généraux  qui  combattent  dans  les 
pays  lointains  accourent  humblement  à  Rome,  à  la  nou- 
velle qu'ils  sont  tombés  en  disgrâce,  et,  au  premier  dé- 
cret rendu  par  l'autorité,  ils  inclinent  la  tète  sous  le 
glaive. 

On  va  plus  loin  encore  :  on  songe  à  supprimer  le  bour- 
reau, et  Ton  ordonne  aux  condamnés  d'exécuter  eux- 
mêmes  la  sentence.  L'empereur  prescrit  le  suicide  comme 
loi  de  l'Etat,  et  les  Romains  prennent  les  devants,  sans 
attendre  même  d'en  avoir  reçu  l'ordre.  Dès  qu'ils  com- 
prennent qu'ils  sont  tombés  en  disgrâce,  ils  se  placent 
dans  un  bain  tiède,  s'ouvrent  les  veines  avec  un  stylet  et 
meurent  en  contemplant,  avec  la  sérénité  du  devoir  accom- 
pli, l'écoulement  de  leur  sang.  Avant  d'exhaler  le  dernier 
soupir,  ils  répartissent  leurs  richesses  entre  leurs  parents 
et  leurs  serviteurs  les  plus  chers,  ils  accordent  la  liberté 
aux  esclaves,  ils  consignent  leurs  dernières  volontés  dans 
leur  testament ,  tout  comme  s'il  s'agissait  d'une  mort 
naturelle  et  prévue. 

Dès  qu'il  s'aperçoit  qu'on  emprisonne  et  qu'on  enchaîne 
ses  plus  chers  affranchis,  Torquatus  Silanus,  accusé  d'a- 
voir voulu  éclipser  Néron  par  son  luxe  et  ses  prodigalités, 
s'enferme  dans  ses  appartements  et  trouve  la  mort  dans 
un  bain. 

Soupçonnée  d'avoir  conspiré  contre  le  tyran,  l'affran- 
chie Epicharis,  conduite  au  supplice  après  avoir  subi  la 
torture,  dénoue  sa  ceinture  et  s'étrangle. 

Vestinus,  redoutant  une  condamnation,  offre  un  splen- 
dide  dîner  d'adieu  à  ses  amis  ;  puis,  à  la  fin  du  festin,  et 
comme  les  prétoriens  entouraient  déjà  sa  maison  pour 
s'emparer  de  sa  personne,  il  entre  dans  sou  appartement. 


102  PARTIE  HISTORIQUE. 

appelle  son  médecin,  se  fait  saigner  et  expire  dans  sa 
baignoire  sans  exhaler  la  moindre  plainte. 

Le  tribun  Silvanus  se  tue  en  montant  au  Gapitole. 

Pétrone  le  dissolu,  après  s'être  ouvert  les  veines  dans 
un  bain,  récite  des  poésies  licencieuses  à  ses  amis,  met 
ordre  à  ses  affaires  et  prend  plaisir  à  ouvrir  et  à  fermer 
alternativement  sa  blessure,  comme  pour  s'administrer  la 
mort  à  petites  doses. 

Lucain  corrige  son  poëme  dans  le  bain  sanglant  et,  se 
sentant  mourir,  il  récite  des  vers  qu'il  avait  composés  sur 
un  soldat  subissant  ce  genre  de  mort. 

Peu  de  temps  après,  son  père,  déclaré  complice  de  la 
conspiration  dont  il  avait  lui-même  fait  partie,  se  suicide 
de  la  môme  façon. 

Vêtus,  victime  d'une  dénonciation  en  présence  de  César, 
rentre  chez  lui  pour  mourir  entouré  de  sa  famille,  ainsi 
qu'il  avait  toujours  vécu. 

Sénèque,  perdant  son  sang  dans  l'eau,  encourage  ses 
disciples  qui  le  pleurent  et  leur  dicte  ses  dernières 
pensées. 

Thraséas,  dont  le  maintien  grave  et  la  figure  sévère 
ont  irrité  César,  se  suicide  pareillement  en  offrant  son 
sang  en  holocauste  h  Jupiter. 

Barea  Soranus,  proconsul  d'Asie,  est  condamné  au  sui- 
cide pour  avoir  gouverné  avec  justice. 

Rufus  et  Proculus,  que  leurs  mérites  rendent  suspects, 
se  voient  contraints  de  se  donner  la  mort. 

Crispinus,  exilé  en  Sardaigne,  met  de  ses  propres 
mains  fin  à  ses  jours. 

Corbulon,  guerrier  plein  de  bravoure,  se  plonge  l'épée 
dans  le  cœur  pour  se  soustraire  à  l'infamie  du  supplice; 
et  une  infinité  de  patriciens  illustres  se  donnent  la  mort 
pour  échapper  à  la  puissance  d'un  tel  monstre  (1). 

(1)  Voir  tous  ces  détails  et  bien  d'autres  encore  dans  Tacite,  Annales, 
liv.  XV  et  XVI,  et  dans  Suétone,  Vies  des  Douze  Césars,  Néron. 


LA  DECADENCE.  103 

Un  petit  nombre  d'hommes  vaillants,  aux  mœurs  pures 
et  aux  sentiments  honnêtes,  derniers  survivants  de  la 
virilité  républicaine,  supportaient  l'existence  avec  plus 
de  courage,  en  s'habituant  à  croire  que  la  douleur  était  le 
corollaire  du  bien,  et  la  souffrance  le  seul  moyen  de  se 
fortifier  pour  les  combats  de  la  vie.  Mais,  hélas!  le  mal 
revêtait  un  tel  caractère  que  la  philosophie  stoïcienne 
était  impuissante  à  y  remédier.  Dès  qu'il  apparut,  le 
stoïcisme  répugna  au  peuple,  dont  de  si  honorables  subti- 
lités ne  pouvaient  satisfaire  l'esprit.  Entre  le  suicide  et  la 
croyance  que  la  douleur  est  un  bien,  il  choisit  le  suicide, 
comme  étant  un  remède  plus  héroïque,  puisqu'il  était 
l'unique  asile  offert  à  la  dignité  outragée  et  au  manque  de 
movens  d'existence. 

Peut-être  les  stoïciens  eussent-ils  fait  des  prosélytes, 
s'ils  avaient  prêché  l'insurrection  et  la  guerre  contre  la 
tyrannie;  peut-être  fussent-ils  parvenus  à  constituer  ainsi 
autour  d'eux  un  groupe  d'élite  capable  de  contenir  la  dis- 
solution romaine  ;  peut-être,  enfin,  eussent-ils  pu  créer  un 
foyer  de  conspiration  susceptible  d'embraser,  en  leur 
montrant  la  liberté  comme  récompense  de  leurs  efforts, 
l'esprit  glacé  des  patriciens  superbes.  Mais  eux  aussi,  les 
stoïciens,  vivaient  à  l'époque  de  la  décadence  et  n'avaient 
même  pas  l'espoir  de  pouvoir  rétablir  un  jour  la  répu- 
blique. Au  lieu  d'aller  fouiller  le  cœur  du  tyran  avec  la 
pointe  de  l'épée ,  ils  se  contentaient  de  manier  l' épi- 
gramme.  Condamnés  à  mort,  ils  s'inclinaient;  tout  au 
plus  risquaient-ils  alors  une  admonestation,  comme  Dé- 
métrius  s'écriant  :  «  0  tyran,  tu  me  menaces  de  la 
mort ,  et  tu  ne  vois  pas  que  la  nature  te  retourne  la  me- 
nace !  » 

Certains,  que  César  a  récompensés,  refusent  ses  dons 
avec  dédain  et  se  suicident.  D'autres,  condamnés,  se  ren- 
dent au  supplice  en  se  faisant  accompagner  d'un  phi- 
losophe. 

Caius  Julius,  allant  mourir,  répond  à  ses  amis  qui  lui 


101  PARTIE  HISTORIQUE. 

demandent  si  l'âme  est  immortelle,  que,  «  s'il  peut  reve- 
nir, il  le  leur  fera  savoir  » . 

Mais  le  stoïcisme,  qui  sut  inspirer  à  quelques-uns  une 
certaine  dignité  dans  la  mort,  ne  guérit  pas  le  mal  dont 
souffraient  les  masses;  au  contraire,  il  prépara  le  terrain 
sur  lequel  devait  venir  s'implanter  le  christianisme. 

En  ce  temps,  la  poésie  commença  à  délirer;  et  la  plèbe, 
poussant  l'égoïsme  jusqu'à  son  extrême  limite,   réclama 
la  félicité    pour    une   vie   d'outre-tombe,   puisqu'elle    ne 
l'obtenait  pas  sur  la  terre.  Ainsi  avaient  fait  les  Juifs  à 
Babylone.  Et  la  plèbe  romaine,  ces  hommes  qui  ne  se  sen- 
taient rattachés  à  la  société  par  aucun  lien,  car  ils  prove- 
naient de  races  distinctes  ;  qui  vivaient  sans  but,  sans  sa- 
voir ni  où  ni  comment  trouver  leur  salut;  ces  hommes 
confièrent  à  la  foi  le  soin  de  guérir  le  malaise  de  l'époque. 
Tel  celui  qui,  de  peur  de  voiries  dangers  qui  l'environnent, 
ferme  les  yeux  pour  traverser  la  tourmente.  La  foi  fut  donc 
chargée   de    remédier  aux  maux  devant   lesquels  l'épi- 
curisme   des  riches,  le    cynisme   des  malheureux  et  le 
stoïcisme   des  sages  avaient  été   impuissants.  Alors  ne 
tardèrent  pas  à  apparaître  les  apôtres  du  Christ,  ces  Pha- 
risiens réformés,  qui,  au  nom  de  la  foi.  ajoutèrent  à  l'im- 
mortalité de  l'âme,  incapable  de  faire  des  prosélytes,  le 
dogme  étrange  de  «  la  résurrection  de  la  chair  ».  «  Tant 
de  crimes,  disaient-ils,  tant  de  méchanceté,  un  envahis- 
sement de  corruption  toujours  croissant,  sont  la  condi- 
tion même  de  notre  nature  misérable.  Nos  premiers  pa- 
rents étaient  libres  ;  Dieu  les  avait  créés  immortels  et 
bienheureux;  il  leur  avait  donné  pour  demeure  un  pa- 
radis. Mais  ils  désobéirent  aux  injonctions  divines  ;  ils 
voulurent  manger  le  fruit  défendu,  et  leur  horrible  péché 
les  rendit    faibles,    malheureux   et  mortels.    Leur  faute 
devint  héréditaire  pour  toute  leur  descendance  ;  et  nous, 
leurs  fils,  nous  portons  cette  faute  avec  nous  en  venant 
au  monde.  Le  péché  et   la  mort  sont   les  conséquences 
fatales   de  cette  désobéissance  :  la  mort  du  corps,   et  le 


LA  DÉCADENCE.  105 

péché  qui  est  la  mort  de  l'âme  !  Mais  Dieu,  toujours 
miséricordieux,  envoya  son  fils  sur  la  terre  pour  détruire 
l'œuvre  de  la  Mort;  et  ce  fils  institua  le  baptême  et  expira 
sur  la  croix  pour  nous  racheter  ;  sans  le  baptême,  point 
de  salut.  Lui  seul  arrache  notre  âme  à  la  mort.  Au  jour 
du  jugement  dernier,  Dieu  nous  ressuscitera  avec  nos 
propres  corps,  pour  appeler  à  la  vie  éternelle  ceux  d'entre 
nous  qui  lui  auront  été  fidèles  !  » 

L'immortalité  de  l'âme,  tirée  des  dogmes  orientaux, 
s'introduisit  en  Grèce  avec  les  mystérieuses  fêtes  d'Eleu- 
sis. La  résurrection  des  corps,  proclamée  par  les  chré- 
tiens, eut  dans  les  agapes  son  banquet  sacré  de  propa- 
gande. Pour  honorer  la  mémoire  d'un  mort,  ou  pour  fêter 
quelque  autre  solennité,  les  frères  en  Jésus-Christ,  hommes 
et  femmes,  jeunes  et  vieux,  riches  et  pauvres,  se  réunis- 
saient au  jour  de  Pâques  et,  couchés  sur  des  lits  dans  une 
sainte  promiscuité,  ils  prenaient  leur  repas  et  célébraient 
le  règne  futur  du  fils  de  Dieu  sur  la  terre.  La  coupe  cir- 
culait de  main  en  main.  On  buvait  le  sang  du  Christ  avec 
une  pieuse  ferveur,  et  c'est  par  ces  libations  que  l'amour 
divin  s'incarnait  dans  les  hommes.  Frères  et  sœurs  s'em- 
brassaient en  signe  de  paix  et  calmaient  les  ardeurs  mys- 
tiques dont  ils  étaient  dévorés  (1). 

En  pratiquant  dans  ces  réunions  la  loi  d'amour,  ils  n'en- 
freignaient en  rien  le  précepte  de  l'Apôtre  :  No?i  fomicari  et 
non  manducare  de  idolot/iytis.  Le  péché,  ce  monstrueux 
péché,  en  effet,  de  l'attouchement  avec  les  prêtresses  de 
Vénus,  filles  du  Diable,  ne  pouvait  être  commis  en  ces 
lieux,  car,  en  étreignantla  femme  qu'il  trouvait  à  ses  côtés, 

(i)  Saint  Pierre,  parlant  des  agapes,  dit  qu'il  y  avait  de  faux  docteurs 
qui  venaient  là  pour  satisfaire  leurs  passions,  et  que  ces  festins  frater- 
nels n'étaient  en  somme  que  de  pures  orgies.  En  conséquence,  on  dut 
par  la  suite  proscrire  l'usage  des  lits  et  défendre  les  baisers  entre  sexes 
différents.  Néanmoins  les  abus  continuèrent,  au  point  qu'en  l'an  397 
le  troisième  concile  de  Cartilage  se  vit  dans  l'obligation  d'abolir  formel- 
lement cette  coutume. 


106  PARTIE  HISTORIQUE. 

ce  n'était  qu'à  une  créature  rachetée  comme  lui  par  le 
baptême  que  le  chrétien  prodiguait  ses  caresses;  or  le 
baptême  les  avait  faits  tous  deux  impeccables  (1). 

L'Esprit-Saint,  en  les  faisant  tous  égaux,  exigeait  qu'ils 
pratiquassent  la  communauté  de  l'amour  aussi  bien  que 
celle  de  tous  les  biens  de  la  terre.  La  propriété  d'une 
femme,  de  même  que  celle  d'une  terre,  eût  été  un  dom- 
mage pour  la  communauté  et  constitué  un  égoïsme  indi- 
gne d'un  frère.  L'évêque  Nicolaus  (2),  dénoncé  comme 
possédant  une  jolie  femme  pour  lui  seul,  fut  obligé  d'en 
faire  remise  à  la  communauté.  Dieu  avait  créé  la  beauté 
pour  le  profit  de  tous  et  non  pas  pour  devenir  un  mono- 
pole entre  les  mains  de  quelques-uns. 

Une  littérature  obscure,  apocalyptique,  vint  prédire  la 
plus  épouvantable  catastrophe,  celle  de  la  fin  prochaine 
du  monde.  On  disait:  La  Nature  va  disparaître,  la  vie 
s'éteindre,  on  touche  à  la  tin  des  siècles.  —  «  0  Nature  ! 
s'écriaient  les  païens,  tes  dieux  sont  morts,  et  en  mourant 
ils  t'entraînent.  »  Et  les  chrétiens  disaient  à  leur  tour  : 
a  Que  ce  monde  est  méchant  !  Si  le  Christ  nous  a  rachetés, 
ce  n'est  pas  pour  que  nous  y  restions,  c'est  pour  nous  em- 
porter dans  son  royaume.  »  Et  de  tous  côtés,  et  sur  tous 
les  tons,  on  annonçait  que  le  royaume  des  cieux  était 
proche,  que  déjà  les  symptômes  précurseurs  de  cet  événe- 
ment éclataient  de  toutes  parts  et  que  le  Fils  de  Dieu  n'al- 
lait pas  tarder  à  descendre  une  seconde  fois  sur  la  terre  : 
«  11  descendra  du  sein  des  nuages,  disait-on,  environné 

il)  Les  premiers  Pères  de  l'Eglise  entendaient  par  fornication  le  com- 
merce charnel  avec  les  filles  du  paganisme.  Ils  la  prohibèrent  parce  qu'elle 
était  une  source  d'idolâtrie  ;  l'acte  copulateur  s'accom plissai I  en  effet 
au  milieu  d'invocations  à  Adonis,  à  Bacchus,  à  Cupidon  et  autres  divi- 
nités de  ce  genre.  Le  concile  de  Jérusalem  interdit  le  commerce  avec  les 
courtisanes  idolâtres,  et  saint  Paul  l'anathématisa.  Ce  que  l'on  défen- 
dait dans  la  fornication,  ce  n'était  donc  pas  l'amour  sensuel  pour  lui- 
même,  mais  seulement  son  accomplissement  avec  des  femmes  païennes 
qui  faisaient  abjurer  à  L'homme  la  loi  du  Christ. 

(2)  Nicolaus  fut  l'un  des  premiers  disciples  des  apôtres. 


LA  DECADENCE.  107 

de  tous  les  saints,  des  patriarches  et  des  prophètes  glo- 
rieux affranchis  de  la  mort  ;  il  ressuscitera  ses  fidèles 
avec  leurs  propres  corps  et  constituera  avec  eux  un 
royaume  où  se  goûteront  mille  années  de  bonheur.  Dieu  fit 
le  monde  en  six  jours,  il  se  reposa  le  septième  ;  le  monde 
a  six  mille  années  d'existence,  ce  royaume  nouveau  durera 
donc  mille  ans  (1)  !  »  Et,  après  avoir  argumenté  ainsi,  on 
dépeignait  la  Nouvelle  Jérusalem,  séjour  de  tant  de  jouis- 
sances, d'une  manière  assez  matérielle  et  assez  grossière. 
Il  n'était  pas  question  dans  ces  récits  de  jouissances  intel- 
lectuelles ou  affectives  :  cet  ordre  de  plaisirs  n'eût  en  rien 
séduit  la  plèbe, —  ni  d'une  existence  purement  pastorale  ou 
patriarcale  :  cette  vie  eût  été  estimée  bien  puérile  pour 
des  gens  dont  la  civilisation  était  si  raffinée.  11  fallait 
surexciter  les  passions,  éblouir  les  esprits,  et  alors  on 
parla  d'une  cité  chrétienne  construite  en  or  et  en  pierre- 
ries, dans  les  ruisseaux  de  laquelle  couleraient  des  vins 
fameux  ;  dans  les  alentours,  des  oiseaux  au  plumage 
éclatant  et  à  la  chair  succulente  voltigeraient  par  ban- 
des innombrables  ;  la  campagne  produirait  sans  cul- 
ture des  fruits  savoureux  et  les  hommes  y  vivraient 
affranchis  de  toutes  les  lois  de  la  propriété  auxquelles  on 
les  avait  soumis.  On  ajoutait  qu'il  n'y  aurait  pour  les 
païens  que  deuils,  malédictions  et  disgrâces.  Rome  fut 
appelée  la  Nouvelle  Babylone.  Ses  rues,  ses  arcs  de  triom- 
phe, son  forum,  ses  monuments,  ses  statues,  tout,  entiè- 
rement tout,  devait  disparaître  dans  un  océan  de  soufre  en 
fusion.  Les  flammes  éternelles  étaient  réservées  à  ses 
savants  et  à  ses  philosophes  :  pour  les  hommes  publics, 
les  tortures  de  l'Enfer  ;  pour  ses  magistrats,  la  plus  terri- 

(1)  L'opinion  de  la  primitive  Eglise  d'Antioche  avait  prévalu  pen- 
dant les  premiers  siècles.  L'Eglise  d'Antioche  affirmait  que,  depuis  que 
Dieu  créa  le  monde  jusqu'au  jour  où  il  envoya  son  fils  sur  la  terre,  il 
s'était  écoulé  six  mille  ans.  Avec  le  temps,  d'autres  Eglises  réduisirent 
postérieurement  ce  chiffre,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  Vulgate  l'ait  fixé  à 
quatre  mille. 


10S  PARTIE  HISTORIQUE. 

ble  sentence  du  Juge  courroucé  ;  pour  tous,  les  tourments 
éternels;  et  les  plus  fervents  d'entre  les  chrétiens  décla- 
raient qu'ils  n'auraient  pas  d'allégresse  plus  grande  que 
d'assister  à  ce  spectacle.  Quelle  joie  féroce  anime  le  violent 
Tertullien  nous  faisant  la  description  de  cette  hypothé- 
tique scène  future  !  Son  style  prélude  à  la  satisfaction 
cruelle  que  montreront  plus  tard  certains  inquisiteurs 
espagnols  en  allumant  les  bûchers  de  Tolède,  de  Madrid 
ou  de  Séville. 

C'est  en  promettant  aux  esclaves,  à  la  plèbe,  aux  patri- 
ciens en  disgrâce,  en  un  mot  à  tous  ceux  qui  souffraient, 
le  relèvement  de  leur  personne  dans  un  autre  royaume 
où  il  leur  serait  permis  de  goûter  aux  plaisirs  les  plus 
recherchés,  que  les  chrétiens  ne  tardèrent  pas  à  attirer 
à  eux  la  majeure  partie  de  cette  cohue  de  Syriens,  d'E- 
gyptiens, de  Juifs,  deChaldéens,  d'Ethiopiens,  foule  bigar- 
rée qui  composait  alors  la  population  de  la  capitale  du 
monde. 

Il  était  bien  difficile  aux  philosophes  qui  développaient 
dans  un  langage  métaphysique  le  thème  de  l'immortalité 
de  l'àme,  de  se  faire  des  prosélytes  au  sein  d'une  multi- 
tude semblable.  La  plèbe  romaine,  matérialiste  et  abrutie 
par  les  habitudes  que  lui  avait  inculquées  le  césarisme, 
était  incapable  de  saisir  ce  qu'on  voulait  lui  dire  avec 
cette  abstraction  de  l*àme,  alors  même  qu'on  la  lui  pré- 
sentait sous  une  forme  tangible.  «  L'àme,  demandait- 
elle,  mange-t-elle  ?  boit-elle  ?  rit-elle  et  jouit-elle  ?  »  Et 
comme  quelque  philosophe  scandalisé  répondait  qu'il 
suffisait  à  l'âme  d'avoir  conscience,  elle  riait  bruyamment 
de  la  réponse.  La  souffrance  des  uns  et  la  débauche  des 
autres  leur  avaient  fait  perdre  à  tous  jusqu'à  la  notion  de 
la  valeur  de  ce  mot. 

Mais  à  la  résurrection  du  corps  les  apôtres  avaient 
joint  l'immortalité  de  l'àme,  et  ils  disaient  au  peuple  que 
.lésus-Christ  lui  procurerait  tivs-prochainement  ces  féli- 
cités; et  ce  raffinement    de    pharisaïsme  produisit    tout 


LA  DÉCADENCE.  109 

son  effet.  L'association  de  ces  deux  principes  devait  néces- 
sairement obtenir  un  succès  complet  auprès  de  gens  qui, 
presque  privés  des  conditions  générales  de  l'existence 
aussi  bien  que  de  toute  connaissance  réelle  et  positive,  se 
voyaient  obligés  de  manifester  à  chaque  instant  leur  mé- 
pris pour  la  vie.  On  leur  en  promettait  une  meilleure  et  ils 
n'hésitèrent  pas  à  l'accepter.  Qu'y  pouvaient-ils  perdre 
en  tout  cas?  De  là  vint  que,  mis  en  présence  du  barbare 
qui  menaçait  la  patrie,  les  soldats  jetèrent  l'épée  en  s'é- 
criant  :  «  Nous  sommes  chrétiens  !  »  et  que  les  tribus  du 
Nord  mirent  plus  d'une  fois  en  péril  l'intégrité  de 
l'Empire. 

Les  autorités  de  Rome  s'émurent.  Les  prédications 
contre  la  famille,  contre  la  propriété,  contre  l'esclavage,  les 
malédictions  à  l'empereur,  les  insultes  aux  fonctionnaires 
les  plus  élevés  dans  l'Etat,  le  mépris  des  lois,  la  profa- 
nation des  temples  appartenant  aux  autres  religions, 
l'abandon  des  charges  publiques,  civiles  ou  militaires, 
toutes  ces  causes  motivèrent  bientôt  de  leurpart  la  per- 
sécution contre  les  chrétiens  (1).  Plusieurs  d'entre  eux, 
fervents  fidèles,  qui  ne  vivaient  déjà  plus  pour  la  vie 
présente,  et  qui  brûlaient  d'imiter  Jésus-Christ,  couru- 
rent au-devant  du  martyre.  La  passion  et  la  mort  di- 
vines les  entraînaient.  Pourquoi  auraient-ils  fui  la  mort, 
eux  qui  avaient  la  certitude  que  leur  âme  s'envolerait  au 
ciel  et  que  bientôt  leur  corps  ressusciterait  dans  son 
intégralité?  Aussi  les  persécutions  exercées  par  quelques 
empereurs  demeurèrent -elles  absolument   stériles.   Les 

(I)  Tous  les  gouvernements  agissent  ainsi  vis-à  vis  des  novateurs  qui 
mettent  leur  existence  en  péril.  En  ce  qui  touche  la  rigueur  des  persé- 
cutions, il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  le  moyen  âge  a  considérable- 
ment brodé  sur  le  martyrologe  des  saints  du  premier  siècle.  Assurément 
les  empereurs  se  sont  montrés  barbares  et  cruels,  mais  il  convient  de 
remarquer  que,  chrétiens  ou  non,  tous  les  citoyens  ont  subi  leur  tyran- 
nie, et  que  plusieurs  d'entre  eux  protégèrent  ou  tolérèrent  les  chrétiens 
pendant  qu'ils  persécutaient  impitoyablement  d'autres  citoyens. 


110  PAKTIK  HISTORIQUE. 

chrétiens  se  multiplièrent  chaque  jour  davantage.  Les 
catacombes  s'emplirent  de  prosélytes  qui  venaient  s'in- 
staller auprès  des  cadavres  de  leurs  frères,  certains  que 
bientôt  ils  surgiraient  de  ces  ténèbres  tous  ensemble  et 
triomphants. 

Mais  ici  éclata  un  grave  conflit.  11  s'agissait  de  dé- 
finir cette  âme  qui  devait  s'élancer  vers  la  gloire,  et  cette 
gloire  qui  devait  être  la  demeure  de  l'âme.  Et  sur  ces 
points  les  docteurs  du  christianisme  ne  parvenaient  pas 
à  se  mettre  d'accord. 

Chaque  Père  de  l'Eglise,  chaque  chef  de  secte  pensait 
à  sa  manière.  Le  matérialisme  grossier  de  la  plèbe  pro- 
longeait son  influence  sur  ceux  d'entre  eux  qu'il  avait 
façonnés.  Sous  la  mitre  de  l'évêque  apparaissait  souvent 
la  figure  de  l'esclave.  La  religion  et  la  race  de  chacun 
d'eux  influaient  aussi  sur  leur  jugement.  Qui  ne  devine 
en  Tertullien  le  fils  de  l'Afrique,  récemment  échappé  à 
l'autorité  du  Baal-Ammon,  le  fils  brûlant  de  Garthage? 
Et  qui,  en  entendant  la  parole  surexcitée  et  en  étudiant 
le  style  délirant  de  Montanus,  ne  reconnaît  l'eunuque 
de  la  Phrygïe  et  l'ex-corybante  de  Gybèle?  Ceux  qui 
sortaient  des  écoles  philosophiques  de  la  Grèce  donnaient 
les  définitions  que  leur  avaient  léguées  leurs  maîtres. 
Ceux  qui  s'étaient  adonnés  à  l'étude  du  Talmud  ou  de  la 
Cabale  résolvaient  ces  problèmes  à  l'aide  de  lettres,  de 
chiffres,  de  lignes  et  de  figures. 

Qu'est-ce  que  le  Ciel? 

Pour  certains  chrétiens,  le  Ciel,  à  la  façon  assyrienne 
ou  chaldéenne,  c'était  la  région  sidérale  où  les  astres 
ne  sont  que  les  manifestations  sensibles  des  diverses 
hypostases  de  la  Divinité.  Ils  ajoutaient  que  nous  nous 
confondons  dans  l'Unique  pour  y  jouir  d'une  joie 
ineffable,  et  que  le  Fils  de  Dieu,  Jésus-Christ,  habite  le 
soleil.  Certains  pensaient  que  les  âmes  échappées  de  ce 
monde  émigrent  vers  les  astres,  lesquels  sont  des  êtres 
animés  ;  qu'elles  s'arrêtent  dans  la  Lune .   où  elles  se 


LA  DÉCADENCE.  III 

purifient ,  et  qu'ensuite  elles  s'élèvent  jusque  dans  le 
Soleil  même.  D'autres  encore  considéraient  le  ciel  comme 
une  cité  dans  laquelle  on  goûte  une  joie  perpétuelle. 
Il  en  est  qui  affirmaient  que  le  ciel  est  un  domicile 
éternel,  un  «  héritage  qui  ne  peut  se  souiller  ni  se  flé- 
tririr,  où  les  justes  brilleraient  comme  le  soleil  à  côté  du 
Père  ».  Ceux  qui  plus  tard  furent  considérés  comme  les 
plus  orthodoxes  disaient  encore  :  «  11  n'y  a  à  redouter  au 
ciel  ni  mort,  ni  douleurs,  ni  travaux.  Les  justes  seront  au 
paradis  comme  les  anges  ;  ils  entendront  d'ineffables 
paroles  que  l'homme  ne  peut  rendre  ;  ils  verront  Dieu 
face  à  face  et  Dieu  sera  tout  entier  en  tous.  » 

«  Le  Ciel,  disait  Manès,  n'est  que  de  la  terre  céleste, 
c'est-à-dire  l'extrémité  supérieure.  A  l'extrémité  infé- 
rieure se  trouve  la  terre  mortelle.  »  Et  il  plaçait  la  Divi- 
nité impassible  au  sommet  du  ciel,  et  le  Fils  en  bas,  vis- 
à-vis  de  l'Esprit  des  ténèbres. 

La  confusion  ne  fut  pas  moindre  pour  définir  l'âme. 
Ceux  qui,  avant  de  devenir  chrétiens,  avaient  été  les  dis- 
ciples d'Aristote  ou  de  Platon,  la  considéraient  d'après 
ces  deux  philosophes.  Il  en  était  d'autres  sur  lesquels 
l'influence  orientale  se  manifestait  bien  clairement.  Eux- 
mêmes,  les  apologistes  ne  surent  pas  se  mettre  d'accord. 

Justin,  après  de  nombreuses  divagations  sur  ce  point, 
n'admet  pas  un  esprit  immatériel  ;  il  considère  comme  une 
hérésie  de  croire  que  Came  va  au  ciel.  11  affirme  simple- 
ment que  les  hommes  ressusciteront  avec  leur  corps  au  jour 
du  jugement  dernier. 

Tatien  définit  l'âme  un  esprit  inférieur  uni  à  la  matière, 
qui  reçoit  l'immortalité  d'un  autre  esprit  supérieur  plus  pur, 
qui,  à  son  tour,  s'unit  à  lui.  Mais  il  ne  nous  dit  ni  ce  qu'il 
entend  par  esprit,  ni  combien  de  sortes  il  en  existe. 

Athénagoras  affirme  que  la  nature  de  l'âme  est  spirituelle, 
mais  avec  des  tendances  matérielles  qui  la  troublent  (1). 

(1)  Voir,  pour  de  plus  amples  détails,  l'excellent  ouvrage  du  docteur 
Donaldson,  Histoire  de  la  doctrine  chrétienne. 


112  PARTIE  HISTORIQUE. 

Saint  Irénée  soutient  que  l'homme  est  formé  de  trois 
substances,  le  corps,  Vâme  et  Yesprit.  Ce  dernier  est  le 
principe  surnaturel  de  la  vie  de  l'âme.  «  Il  fait  partie  de 
l'esprit  de  Dieu  même,  qui,  par  sa  grâce,  se  trouve  présent 
dans  l'âme  des  justes.  »  Méthodius  vient  ensuite  pour 
corroborer  cette  théorie  en  y  ajoutant  de  nouveaux  argu- 
ments. 

Origène  adhère  à  ce  système  en  le  modifiant  un  peu.  Il 
définit  l'âme  comme  une  espèce  d'esprit,  mais  il  ajoute 
que  F adjectif  incorporel  ti existe  pas  dans  l'Ecriture  sa- 
o'ée,  et  qxïwi  esprit  dans  la  véritable  acception  du  mot  veut 
également  dire  un  corps.  Il  admet  également  les  trois 
substances,  mais  il  les  considère  toutes  trois  comme 
existant  dans  chaque  homme,  et  il  croit  qu'après  la  mort 
l'esprit  se  dirige  vers  Dieu,  dont  il  participe,  bien  que 
celui  qui  l'a  possédé  en  ait  fait  mauvais  usage.  Il  attribue 
dans  ce  cas  la  faute  à  l'âme,  qui  n'a  pas  su  ou  n'a  pas 
voulu  en  tirer  parti,  ainsi  qu'au  corps,  qui  l'a  incitée  au 
péché  ;  en  conséquence,  le  corps  et  l'âme  subissent  le 
châtiment  qu'il  ont  mérité. 

Valentin  établit  qu'il  existe  deux  sortes  d'âmes  dans  le 
monde,  les  unes  qui  portent  en  elles  une  parcelle  divine, 
et  qui  entreront  avec  Achamoth  dans  le  Pleroma;  les 
autres,  inférieures,  qui  ont  eu  besoin  du  Christ  d'en  bas 
pour  faire  _leur  salut,  et  qui  monteront  au  ciel  avec  le 
Démiurgos,  mais  en  restant  en  dehors  du  divin  concert, 
le  jour  où  le  monde  sera  consumé  par  le  feu  (1).  D'autres 
gnostiques  admettent  deux  âmes  distinctes  en  lutte  per- 
pétuelle dans  chaque  homme  :  l'une  est  l'âme  bonne, 
l'autre  l'âme  méchante  ;  et  nous  agissons  bien  ou  mal, 
selon  celle  qui  triomphe. 

Mais  Tertullien  arrive  avec  son  Traité  sur  l'âme,  et  cha- 
cun se  tait  pour  l'entendre  (2).  On  est  renversé  par  le 

(1)  Voir  le  livre  II,  chap.  \\\,Le  Mal  selon  l'orthodoxie  et  selon  la 
(jnose.  Théorie  de  Valentin. 

(2)  Ce  fut  effectivement  Tertullien  qui,  démontrant  que  l'homme  n'a 


LA   DÉCADENCE.  113 

matérialisme  brutal  de  son  argumentation.  Il  dit  que 
«  tout  ce  qui  est  réel  est  un  corps,  et  que,  par  consé- 
quent, Tàrne,  également  réelle,  est  aussi  un  corps.  Elle 
peut  être  ténue,  brillante,  éthérée  ;  mais  (1),  en  somme,  elle 
constitue  un  corps.  Si  l'âme  n'était  pas  corporelle,  com- 
ment le  corps  pourrait-il  l'affecter?  —  De  même  que  la 
corporalité  n'enlève  rien  à  Dieu  de  sa  sublimité  et  de  son 
omnipotence,  de  même  elle  ne  détruit  pas  l'immortalité  de 
l'âme!  —  Ce  que  nous  appelons  esprit  n'est  qu'un  corps 
d'une  espèce  et  d'une  forme  particulières.  —  Dieu  est  un 
air  lumineux,  très-pur,  répandu  partout.  »  Puis,  il  s'a- 
dresse à  certaines  sectes  qui  prêchaient  la  métempsycose, 
et  il  les  attaque  en  disant  :  «  L'âme  a  une  forme  humaine, 
parce  que  le  fluide  adopte  la  forme  du  corps  qui  le  con- 
tient ;  mais  jamais  le  liquide  d'un  petit  vase  ne  pourra  en 
remplir  un  grand,  pas  plus  que  le  liquide  d'un  grand  vase 
ne  peut  être  contenu  dans  un  petit.  Comment  voulez-vous 
que  l'âme  d'un  homme  s'étende  jusqu'à  remplir  un  élé- 
phant, ou  qu'elle  se  comprime  et  se  réduise  jusqu'à  être 
contenue  dans  une  mouche?  »  Tertullien  défend  ensuite 
l'immortalité  en  disant  :  «  Comme  l'âme  est  simple,  elle 
ne  peut  se  dissoudre  ni  se  décomposer  ;  elle  doit  par  con- 
séquent durer  éternellement.  » 

Montanus  vient  confirmer  ces  théories  en  donnant  les 
règles  qui  permettent  d'apercevoir  les  esprits.  «  Ils  sont 
visibles,  dit-il,  pour  ceux  qui  dominent  le  corps  par  la  fla- 
gellation et  parle  jeûne.  —  Il  faut  beaucoup  de  prières, 
beaucoup  de  mortifications,  trois  carêmes  par  an  et  l'ab- 

qu'une  âme  formée  d'une  seule  substance  et  qu'elle  est  égale  pour  tous, 
l'emporta  sur  ceux  qui  affirmaient  la  dualité  et  la  diversité  de  l'âme 
dans  le  genre  humain. 

(1)  Ostensa  est  mihi  anima  corporaliler,  cl  spiritus  videbatur,  sed 
non  inanis  et  vmœ  qualilatis,  imo  quœ  eliam  rcpromitleret,  tenera  et 
lucida,  et  acria,  et  forma  pcr  omnia  humana.  —  Telle  est  la  définition 
de  l'àme  humaine  que  donne  Tertullien  dans  son  traité  De  anima, 
cap.  îx. 

8 


ni  partie  historique. 

stantion  du  mariage  pour  se  rendre  plus  subtil  et  pour 
parvenir  a  les  voir.  —  En  se  conformant  à  ee  régime, 
une  su'iir  en  Jésus-Christ  parvint  à  apercevoir  un  esprit  ; 
il  était  ténu  et  mou  au  toucher,  il  avait  la  (orme  du  corps 
humain,  la  transparence  et  la  couleur  bleue  du  oiel  »  ! 
A  Montauus  succèdent  des  saints  et  des  docteurs  qui  dé- 
clarent résolument  que  les  esprits  se  voient  et  se  touchent. 
Saint  Maeaire  l'Egyptien  (1)  et  Lactance  (2),  bien  qu'ils 
affirment  la  corporalité  des  esprits,  ne  tombent  pas  dans 
de  tels  extrêmes,  et  Grégoire  de  Nazianze  ne  conçoit  dans 
l'esprit  d'autre  propriété  que  celles  du  mouvement  et  de  la 
diffusion.  Faustus,  évêque  des  Gaules,  opine  que  Yàmeest 
composée  d'air  ;  et  un  grand  nombre  d'évâquas  discutent 
sur  la  densité  de  cet  air  et  sur  sa  couleur,  à  l'appui,  de 
quoi  ils  prétendent  on  avoir  vu  sortir  du  corps  des  mori- 
bonds qu'ils  ont  assistés  à  leurs  derniers  moments. 

Manés,  qui  fut  plus  tard  déclaré  hérésiarque,  apparut  au 
milieu  de  ces  querelles  ;  avec  ses  théories,  il  porta  la 
confusion  au  comble.  Dans  son  langage  oriental,  il  expose 
une  théogonie  panthéiste.  «  Il  n'y  a,  dit-il,  qu'une  seule 
âme  dans  l'univers,  laquelle  s'étend  sur  tous  les  points, 
comme  l'eau  d'une  rivière  qui  se  divise  eu  plusieurs  ruis- 
seaux. »  Il  l'entend  exhalant  ses  soupirs  dans  le  vent  qui 
murmure,  gémissant  dans  la  pierre  qu'on  taille,  mugis- 
sant dans  la  mer  en  courroux;  il  l'aperçoit  au  ciel  gron- 
dant avec  la  foudre,  et  il  la  voit  aussi  sur  la  terre  pleu- 
rant du  lait  par  les  blessures  béantes  du  figuier  de  l'Inde 
dont  on  vient  d'arracher  les  feuilles.  «  L'àme  de  toute 
créature  n'est  qu'un  rayon  céleste  emprisonné  dans  la 
matière,  dont  elle  s'échappe  avec  les  parfums,  avec  les 
essences,  avec  les  odeurs,  avec  tout  ce  qui  est  léger,  ténu, 
subtil,  comme  la  pensée.  »  Manès  complète  sa  théorie  par 
l'affirmation  de  la  métempsycose  qui  se  produit  sur  la 

(1)  Homélie  W,  p.  21,  A,  et  VIII,  p.  44,D,45,C. 

(2)  Divin.  Institut.,  II,  10,  p.  156  ;  et  13,  p.  167. 


LA   DÉCADENCE.  113 

terre,  immédiate  dans  le  corps  des  animaux  et  dans  les 
végétaux,  et  médiate  au  ciel  dans  les  astres. 

Saint  Augustin  essaye  enfin  de  clore  cette  discussion. 
Il  fixe  ce  qu'est  la  matière  en  établissant  que  sa  qualité 
essentielle  est  l'étendue.  Il  déduit  de  cette  prémisse  son 
argumentation  pour  conclure  à  Y  immatérialité  de  lame. 
«  Tout  ce  qui  n'est  pas  matière,  dit-il,  mais  tout  ce  qui 
cependant  existe  en  réalité,  se  nomme  proprement  esprit.» 
VA  il  explique  l'immortalité  en  partant  de  ce  principe,  que 
Y  âme,  étant  la  vie  elle-même,  ne  peut  mourir  !  Saint  Au- 
gustin est  véritablement  le  premier  penseur  qui  ait  fourni 
les  bases  sur  lesquelles  s'est  fondée  l'école  spiritualiste 
chrétienne. 

Glaudien  Mamertus  vient  après  saint  Augustin  ;  puis 
Xémésius,  évèque  phénicien,  propage  en  Orient  les  mêmes 
doctrines  ;  il  professe  que  Y  âme  est  une  substance  immaté- 
rielle, et  affirme  sa  préexistence. 

Quand  la  société  de  l'empire  formulait  ainsi  ses  opi- 
nions sur  une  question  aussi  transcendantale,  le  chris- 
tianisme était  déjà  arrivé  au  pouvoir,  et  les  barbares 
marchaient  à  l'assaut  de  la  civilisation  corrompue  des 
Césars  pour  la  détruire:  ils  allaient  favoriser  inconsciem- 
ment, par  le  mélange  de  l'élément  germanique,  l'éclosion 
féodale  du  moyen  âge,  qui  constitua  la  période  aiguë  de 
la  crise  traversée  par  la  société  occidentale. 

Lorsque  l'humanité  exécute  une  de  ces  évolutions  qui 
transforment  complètement  son  aspect,  ce  n'est  ni  le 
génie  d'un  homme,  ni  l'effort  d'un  peuple  élu,  ni  l'in- 
fluence d'une  théorie  exclusive  ou  d'une  invention  isolée 
qui  produisent  la  transformation.  C'est  une  multitude  de 
conjurés,  étrangers  les  uns  aux  autres,  qui  conspirent 
sans  se  connaître  pour  l'établissement  d'un  idéal  ;  c'est  à 
une  variété  de  tendances  convergentes  qu'il  faut  en  rap- 
porter à  la  fois  le  mérite.  Génies  divers,  peuples  dis- 
tincts, inventions  différentes  concourent  à  l'éclat  de  l'ère 


11G  PARTIE  HISTORIQUE. 

nouvelle,  comme  s'ils  étaient  évoqués  parla  loi  suprême 
de  l'évolution.  La  transformation  du  reste  n'est  pas 
l'œuvre  d'un  moment  ;  elle  a  ses  causes  antérieures  qui 
la  déterminent,  et  ses  prodromes;  elle  est  annoncée  par 
des  prophètes  qui,  considérant  le  cours  des  choses,  la 
devinent,  et  par  des  savants  dont  le  calcul  la  règle  bien 
avant  qu'elle  se  réalise.  Des  tâtonnements,  des  ébauches, 
des  avortements  même  la  précèdent. 

C'est  en  appliquant  ce  critérium  qui  nous  est  fourni  par 
l'étude  attentive  de  l'évolution  des  sociétés  humaines  dans 
le  cours  des  siècles,  que  nous  avons  essayé  de  mettre  en 
saillie  les  éléments  qui  concoururent  à  la  ruine  de  l'anti- 
quité en  Occident  et  à  la  production  de  l'idée  du  dualisme 
substantiel  ;  ensuite,  nous  avons  examiné  comment,  en 
partant  de  ce  dualisme,  pouvaient  s'expliquer  la  mort  et 
l'immortalité  chez  l'homme,  ainsi  que  les  dogmes  ef- 
frayants qui  formulèrent  ce  dualisme. 

C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  les  malheureux  Béni- 
Israël  adopter  les  théories  orientales  pendant  la  captivité 
de  Babylone  et  formuler  le  règne  messianique,  la  résur- 
rection de  la  chair  et  le  jugement  dernier;  la  Grèce  se 
corrompre  par  l'importation  des  cultes  du  Soleil,  tirés  de 
l'Asie  Mineure  ;  le  mysticisme  fleurir  sur  les  ruines  de 
la  philosophie,  grâce  à.  Platon  et  à  ses  disciples,  dont  le 
sentimentalisme  assura  le  triomphe  de  l'influence  divine 
qu'ils  avaient  trouvée  en  germe  dans  les  systèmes  anté- 
rieurs. Nous  avons  vu  comment,  par  la  sanctification  du 
vin  et  la  prépondérance  de  la  femme,  s'introduisit  la  loi 
de  l'amour  ;  nous  avons  vu  cette  loi  se  propager  parmi 
les  esclaves  et  s'offrir,  à  défaut  de  la  liberté  qui  descen- 
dait à  l'horizon,  comme  un  remède  héroïque  et  souve- 
rain. Nous  avons  vu  Rome  courbée  sous  la  domination 
des  Césars  et  des  prétoriens,  peuplée  de  masses  hété- 
rogènes dans  le  sein  desquelles  dominait  l'élément  orien- 
tal ,  la  tendance  au  suicide  se  caractérisant  progressive- 
ment, et  les  combats  du   cirque  en  faveur  continue  par 


LA  DECADENCE  117 

suite  du  malaise  général  et  du  défaut  de  conditions  per- 
mettant une  existence  digne.  Nous  avons  vu  l'impuis- 
sance du  stoïcisme  ;  après  lui,  l'apostolat,  les  prédications 
juives  sur  la  résurrection  de  la  chair,  cette  résurrection 
s'alliant  à  l'immortalité  de  l'esprit,  la  fusion  de  ces  deux 
espérances  dans  l'espérance  messianique,  le  prosélytisme 
parmi  les  masses  misérables  ;  puis,  entre  l'omnigamie  et 
le  célibat,  le  jeûne  et  les  agapes,  la  haine  du  monde  et 
l'amour  du  prochain,  le  matérialisme  grossier  et  le  spiri- 
tualisme épileptique  qui  en  arrive  à  la  vision,  à  l'extase, 
à  la  prophétie  délirante  ;  nous  avons  vu  se  dresser  le 
christianisme  qui  recueille  l'héritage  de  toutes  ces  dé- 
cadences, les  amalgame  dans  le  sein  de  son  Eglise  et  en 
compose  un  dogme  unique  :  le  dogme  universel  de  la  con- 
damnation du  genre  humain,  du  salut  exclusivement  pos- 
sible dans  l'asile  éternel  de  la  vie  d'outre-tombe. 

Avec  ce  dogme,  le  christianisme  clôt  la  période  théolo- 
gïque  de  l'histoire.  La  théologie  devait  pousser  jusqu'à  ces 
extrêmes  conclusions  pour  que  l'homme  osât  tenter  son 
émancipation.  Cette  émancipation  restait  un  problème 
insoluble,  tant  que  l'homme  lui  donnait  pour  base  la  déi- 
fication de  la  nature. 

Nous  croyons  avoir  déterminé  le  caractère  du  dogme 
formulé  à  la  fin  de  l'antiquité.  Nous  allons  actuellement 
examiner  le  développement  qu'il  prit  en  ce  qui  touche  la 
Mort,  ainsi  que  tout  ce  qui  se  rapporte  à  celle-ci  pendant 
le  moyen  âge,  où  elle  domine  si  grandement  les  esprits. 
Nous  verrons  ensuite  jaillir  du  moyen  âge  même  les  pro- 
testations, les  efforts  de  la  liberté,  les  tendances  à  la  vie, 
qui,  par  leur  apparition  progressive,  nous  conduiront  jus- 
qu'au seuil  de  l'ère  moderne. 


VIII 
LE    MOYEN    AGtt 


Telle  était  la  situation  de  Rome  lorsque  les  barbares  y 
pénétrèrent  après\ies  attaques  réitérées  ;  ils  renversèrent 

l'empire  des  Césars,  ainsi  qu'un  ouragan  terrasse  un  ar- 
bre mort,  aux  racines  rongées  et  vermoulues.  Lorsque, 
dans  le  Nord,  on  apprit  la  chute  de  Rome,  toutes  les  tri- 
bus s'armèrent  pour  se  précipiter  sur  l'empire  latin  et,  les 
unes  derrière  les  autres,  se  mirent  à  descendre  vers  le 
midi  sans  prendre  même  le  temps  de  se  partager  le  butin 
qui  s'offrait  à  elles  dans  les  villes.  Les  irruptions  barbares 
se  succédaient  de  telle  façon,  que  nous  pouvons  dire 
qu'elles  se  stratifiaient.  L'horrible  spectacle  que  celui  de 
l'Europe  durant  ces  invasions  !  Des  bandes,  des  nuées 
d'hommes  superstitieux,  poussés  par  la  convoitise,  qui  à 
la  férocité  stupide  du  sauvage  alliaient  la  corruption  de 
l'Oriental  (1),  mettaient  les  cités  à  sac,  violant  les  femmes, 

(1)  Plusieurs  historiens  ont  essayé  de  nous  présenter  les  barbares 
comme  des  types  de  pureté  de  mœurs,  de  courage,  d'indépendance 
et  de  dignité.  Rien  n'est  plus  faux  que  cette  appréciation.  S'ils  étaient 
sobres,  c'était  faute  de  pouvoir  faire  autrement.  Dèsqu'ilsse  trouvèrent 
en  contact  avec  les  Romains,  ils  devinrent  plus  corrompus  qu'eux.  Plu- 
sieurs étaient  polygames,  les  autres  échangeaient  leurs  femmes.  Le  vol 
était  très-fréquent  parmi  eux.  Leurs  victoires  furent  le  résultat  du  nom- 
bre plutôt  que  celui  de  la  valeur.  C'était  une  avalanche  d'êtres  incon- 
scients qui  fondaient  sur  l'empire  comme  la  roche  qui  se  désagrège  de 
la  montagne,  roule  sur  une  maison  et  l'écrase.  L'irruption  des  barbares 
est  en  soi  un  cataclysme  naturel  plutôt  qu'un  phénomène  historique. 
Quant  à  la  dignité,  quant  à  l'indépendance,  ces  vertus  résidaient  chez 


MOYEN  AGE.  110 

emportant  tout  ce  qu'ils  pouvaient,  massacrant  les  enfants 
et  les  vieillards,  saccageant  les  monuments,  brisant  les 
objets  d'art,  réduisant  tout  en  poussière  ;  puis  ils  prome- 
naient la  torche  sur  ce  qui  restait  encore,  afin  que  le  feu 
dévorât  les  traces  de  leur  barbarie.  Les  incendies  étaient 
les  jalons  qui  signalaient  leur  passage.  Les  dévastations 
des  villes  et  des  cités  et  les  amas  de  ruines  fumantes 
étaient  leurs  monuments.  L'art  disparut;  pas  un  vestige 
des  sciences  ne  resta  debout  ;  l'existence  des  bibliothèques 
ne  fut  plus  attestée  que  par  leurs  cendres.  Le  commerce 
suspendit  ses  transactions.  L'ignorance  et  la  grossièreté 
prirent  une  rapide  extension.  Et,  pour  comble  de  dégra- 
dation, les  barbares  s'assimilèrent  tous  les  vices  de  l'em- 
pire, à  cette  différence  près  qu'ils  s'y  abandonnèrent  encore 
plus  brutalement.  On  assassinait  pour  s'emparer  du  butin 
de  la  veille,  pour  s'arracher  les  femmes,  pour  se  succéder 
au  commandement  des  légions.  On  intronisa  le  droit  du 
plus  fort. 

Ils  se  croyaient  originaires  des  arbres.  Leurs  premiers 
pères  furent  un  frêne  et  un  aune;  les  dieux  leur  confé- 
rèrent forme  humaine  et  leur  soufllèrent  la  vie.  Tout  dans 
leur  théogonie,  jusqu'au  monde,  est  issu  d'un  meurtre. 
Odin  et  ses  deux  frères  Véli  et  Ye  ont  vaincu  le  géant 
Ymir,  fils  des  glaces  et  ennemi  de  la  vie,  qu'ils  ont  dé- 
chiré en  morceaux.  Les  brouillards  épais  qui  enveloppent 
les  Saxons  et  les  Germains  sont  les  débris  de  son  cerveau, 
répandu  dans  l'espace  (1).  Le  monde  doit  finir  aussi  dans 
une  mêlée   sanglante  au  sein  de  laquelle  périront  leurs 

ceux-là  seuls  qui  exerçaient  le  pouvoir.  L'esprit  de  l'esclave  s'était  in- 
carné chez  les  autres,  la  fidélité  envers  le  plus  fort  était  considérée 
comme  un  devoir  et  le  respect  d  homme  à  homme  était  inconnu.  Au 
point  de  vue  du  résultat,  les  barbares  furent  une  calamité.  Mêlés  à  la 
population  latine,  les  fils  montrèrent  un  niveau  intellectuel  inférieur,  en 
raison  de  l'intelligence  incuite  de  leurs  pères  qui  leur  avaient  légué  l'hé- 
ritage de  leurs  instincts. 

(Ij  Edda  Vaftlirûdnismal.  str,  21. 


1:20  PARTIE  HISTORIQUE. 

divinités,  Odin  dévoré  par  lo  loup  Fenries,  Freyr  écrasé 
sous  les  coups  de  Surtur,  Thor  étouffé  par  le  souffle  mor- 
tel du  serpent  qui  se  replie  autour  du  monde  (1).  Ces 
dieux  sont  lo  génie  de  la  guerre.  Avec  l'aide  de  Thor  et 
de  Balder,  l'Odin  Scandinave  soutient  une  lutte  sans  trêve 
contre  les  monstres  de  l'hiver.  Woden,  parmi  les  Goths, 
esl  le  dieu  des  victoires,  Thor  la  puissance  foudroyante 
des  tempêtes,  Saxanot  le  génie  de  l'épée. 

Woden  est  aussi  pour  les  Germains  le  terrible  chasseur 
éternel  qui  guide  l'armée  furieuse  des  guerriers  succom- 
bant dans  les  batailles.  La  déesse  principale  est  la  si- 
nistre Héla,  l'Hécate  germanique,  qui  attend  les  morts  au 
plus  profond  de  l'Enfer. 

Il  est  dans  la  nature  du  barbare  d'attaquer  et  de  com- 
battre sans  repos.  Son  idéal  est  la  lutte  éternelle,  comme 
s'il  avait  le  pressentiment  inconscient  de  la  loi  de  la  vie 
sur  la  terre.  Sa  récompense  par-delà  le  tombeau,  c'est  de 
guerroyer  sous  les  ordres  de  Woden. 

Il  n'y  a  qu'à  lire  ses  poëmes.  Sa  grande  affaire,  c'est  le 
massacre  sans  fin.  Ses  héros  défilent  couverts  de  sang  et 
confondus  dans  un  tourbillon  de  cadavres.  11  semble  que 
le  poëte  soit  possédé  d'une  énorme  fureur  ;  son  style  em- 
preint de  rudesse  respire  la  frénésie  de  la  mort  (2). 

Mais  la  mort,  dans  les  poëmes  et  les  théogonies  bar- 
bares, no  s'offre  pas  glaciale  et  pleureuse.  C'est,  au  con- 
traire, une  mort  vaillante  et  animée,  qui  semble  préluder 
à  la  mort  belliqueuse  des  danses  macabres  allemandes. 
Leurs  récits,  leurs  descriptions  forment  une  succession 
de  tueries  acharnées  et  continues,  où  brillent  les  épées, 
où  l'on  voit  sans  cesse  trancher  des  membres,  déchirer 
des  muscles  et  broyer  des  os.  Dans  toutes  les  scènes  fu- 
nèbres, il  existe  un  je  ne  sais  quoi  d'agité,  que  l'on  pour- 
rait appeler  la  vie  de  la  mort.  Les  cadavres  n'y  sont  pas 

(\)  Volospa,  iO  à  51. 

(2)  Voir  Taine,  Histoire  de  la  littérature  anglaise,  t.  1,  chap.  \,  Lm 
Saxons. 


MOYEN  AGE.  J21 

rigides,  les  âmes  n'y  sont  pas  des  ombres  pâles  ;  au  con- 
traire, les  morts  sont  des  morts  qui  parlent  et  qui  luttent. 
C'est  pour  l'homme  une  seconde  vie  fantastique  qui  s'ou- 
vre après  la  mort,  une  vie  plus  agitée  que  celle  qui  l'a 
couché  sur  la  terre.  Les  dieux  eux-mêmes  reviennent  à  la 
vie  avec  toute  la  création,  après  avoir  péri  avec  le  monde. 

C'est  un  excès  de  volonté  qui  pousse  le  barbare  à  la 
dévastation  et  au  carnage,  et,  néanmoins,  il  met  cette  vo- 
lonté au  service  de  son  chef.  Il  a  assez  de  dévouement 
pour  l'abdiquer  entre  les  mains  d'un  autre  dans  un  but 
qu'il  ne  s'explique  pas.  Peu  lui  importe  la  vie.  Il  ne  con- 
naît rien  d'elle,  mais  il  sait  bien  mourir.  On  entrevoit  con- 
fusément l'idée  du  devoir  à  travers  la  brutalité  barbare. 

Tout,  chez  eux,  est  sombre  comme  le  ciel  gris  qui 
s'étend  au-dessus  de  leurs  têtes  ;  tout,  en  leur  personne, 
revêt  un  caractère  triste  et  hautain  ;  mais  on  découvre  dans 
tous  leurs  actes  un  fond  sérieux,  effet  do  l'empire  qu'exerce 
la  vie  interne  sur  leur  esprit.  Ils  n'apprécient  pas  les 
plaisirs  tranquilles  ;  il  leur  faut  les  excitations  fortes  et 
les  violentes  secousses.  La  nuit  ne  sème  dans  leurs  cer- 
veaux que  des  rêves  funèbres,  ils  ne  recherchent  pas  la 
tendresse,  et  la  volupté  elle-même  affecte  chez  eux  un 
ton  féroce. 

Après  avoir  envahi  une  région,  les  chefs  barbares  éta- 
blissaient leurs  repaires  sur  les  cimes  qui  dominaient  le 
pays  conquis  et  s'y  fortifiaient  avec  leurs  hordes.  En  vertu 
du  droit  du  plus  fort,  ils  se  transformaient  en  seigneurs 
souverains  de  tout  ce  qui  existait  sur  le  territoire  envahi. 
Leurs  châteaux  ressemblaient  aux  aires  des  vautours  ;  ils 
n'en  sortaient  que  pour  dévaster  le  pays  environnant  et 
pour  assassiner  à  loisir  leurs  misérables  serfs  ou  pour 
engager  entre  eux  des  luttes  d'extermination,  au  cours 
desquelles  on  brûlait  les  récoltes  et  on  égorgeait  les  pai- 
sibles troupeaux  qui  paissaient  dans  les  campagnes.  Le 
résultat  était  toujours  le  triomphe  du  plus  fort,  car  l' in- 
telligence et  l'habileté  n'intervenaient  presque  pour  rien 


122  PARTIE  HISTORIQUE. 

dans  ce  genre  de  combat  ;  alors,  sans  compassion  aucune, 
le  vainqueur  immolait  son  rival  et  tous  ceux  qui  avec  lui 
avaient  été  vaincus.  C'est  en  raison  de  ces  mœurs  que  le 
vol  se  légalisa  et  que  se  généralisa  l'assassinat.  La  con- 
quête devint  un  droit.  En  se  constituant  les  seigneurs 
absolus  de  leurs  vassaux,  les  nobles  créèrent  à  leur  béné- 
fice d'abominables  droits  qui  attaquaient  à  la  fois  et  la 
vie  et  l'honneur  du  serf;  ils  exigeaient  de  lui  les  prémi- 
ces de  sa  femme,  en  même  temps  que  celles  de  ses  récol- 
tes. De  plus,  en  s'érigeant  en  arbitres,  administrateurs 
souverains  de  la  justice,  ils  dressèrent  des  potences  sur  les 
murailles  de  leurs  châteaux  et  placèrent  des  billots  Sur 
leurs  esplanades.  La  chose  en  vint  à  ce  point  que  le  mot 
justice  se  trouva  être  un  jour  le  synonyme  de  châtiment 
et  do  torture. 

Ces  races  tristes  etjnornes,  antipathiques  à  la  vie  ex- 
pansée, disposées  au  drame  et  au  merveilleux,  se  trou- 
vaient naturellement  préparées,  dès  l'apaisement  de  la 
lutte,  à  recevoir  une  religion  mélancolique  telle  que  le 
christianisme.  Entraînées  parleur  ardeur  guerrière,  il  leur 
fallait  des  dieux  batailleurs;  dès  (pie  ces  emportements  se 
furent  calmés,  il  leur  fut  facile  de  les  abandonner  pour  le 
Christ.  L'une  de  ces  religions  se  fondait  sur  la  mort 
courageuse  et  sereine,  l'autre  se  fonda  sur  une  mort 
larmoyante.  Lorsque  ces  races  eurent  fini  de  hurler,  elles 
se  mirent  à  pleurer. 

Elles  comparaient  la,  vie  de  l'homme  dans  ce  monde  à 
l'oiseau  qui  traverse  d'un  vol  une  salle  échauffée  parle 
feu  dans  une  nuit  d'hiver;  il  s'élance  de  l'obscurité  froide 
et  il  y  retourne  ;  il  n'a  séjourné  dans  la  salle  que  le  temps 
de  la  traverser. 

D'où  vient  l'homme  avant  d'être  au  monde?  se  deman- 
daient ces  hommes  méditatifs,  et  où  va-t-il  des  qu'il  en 
est  sorti?  Le  christianisme,  qui  s'offrait  comme  une  solu- 
tion de  ce  grand  problème,  leur  parut  acceptable. 

Ils  avaient  adopté  la  religion   chrétienne,   ils  la   prati- 


MOYEN  AGE.  123 

quèrent  avec  fanatisme  et  sans  la  comprendre.  Débordant 
d'ignorance  et  de  superstition,  plusieurs  de  ces  nobles 
barons  se  jetèrent  aveuglément  dans  les  bras  de  la  foi  et, 
en  acquérant  l'esprit  vil  de  l'esclave,  ils  devinrent  les 
jouets  de  leurs  tyrans  spirituels.  Le  pape  pesait  sur  le 
seigneur  comme  celui-ci  pesait  sur  son  vassal.  L'autorité 
spirituelle  et  le  féodalisme  ,  voilà  la  fatalité  du  moyen 
âge. 

L'expérience  et  l'observation  furent  dédaignées  ;  dans 
son  mépris  de  la  réalité,  l'esprit  s'abandonna  aux  spécula- 
tions mystiques  et  surnaturelles  ;  et  encore  ce  genre  d'ac- 
tivité mentale  ne  se  rencontrait-il  qu'à  l'intérieur  de 
ermitages  etdes  couvents,  où  vinrent  se  réfugier  quelques 
hommes  qui,  n'étant  pas  exempts  de  sens  moral,  ne  pou- 
vaient vivre  en  compagnie  des  autres. 

Les  couvents  ne  tardèrent  pas  à  se  multiplier,  car  le 
nombre  de  ceux  qui.  en  butte  à  de  si  puissants  obstacles, 
enduraient  l'existence  avec  dégoût,  augmentait  chaque 
jour.  Combattus  de  toutes  parts,  ils  se  forgèrent  un  centre 
de  félicité  céleste,  et,  méprisant  le  monde,  ils  préférèrent 
vivre  ensevelis  au  fond  d'une  cellule  plutôt  que  de  recher- 
cher des  conditions  d'existence  impossibles  à  trouver 
ailleurs.  Séparés  ainsi  du  monde  extérieur  et  consumant 
dans  l'extase  une  grande  partie  de  leur  vie,  ils  se  trou- 
vèrent bientôt  en  proie  à  toutes  les  fureurs  mystiques  ; 
les  serviteurs  de  Dieu,  pleins  de  mépris  pour  la  vie,  se  sui- 
cidaient lentement  en  tourmentant  continuellement  leur 
corps. 

Pour  assurer  la  prépondérance  à  l'esprit,  on  s'ingénia 
à  ruiner  d'une  manière  habile  la  force  et  la  santé.  Tel 
moine  en  vint  à  prendre  de  l'huile  rance  pour  de  l'eau. 
tant,  à  force  de  ne  plus  sentir,  les  sens  étaient  émoussés  ! 
Les  supérieurs  des  couvents  ordonnaient  de  fréquentes 
saignées  à  leurs  moines,  afin  de  pouvoir  dominer  leurs 
passions  restées  rebelles  à  la  discipline  et  au  jeûne  ;  et 
il  arrivait  que  souvent  ces  pratiques  troublaient  la  paix 


IU  PARTIE  HISTORIQUE. 

tant  recherchée  par  ceux  qui  s'ensevelissaient  clans  le 
cloître  ;  de  fréquentes  querelles  s'élevaient  entre  les 
novices  et  leurs  supérieurs,  et  parfois  le  poignard  ou  le 
poison  intervenait  comme  conclusion  de  quelque  drame 
terrible  (1). 

Jaloux  les  uns  des  autres,  les  divers  ordres  monasti- 
ques rivalisaient  d'ardeur  pour  accomplir  les  plus  grands 
prodiges  de  pénitence.  L'un  d'entre  eux  emporta  la 
palme  ;  il  s'était  inspiré  de  l'idée  de  la  mort.  —  C'est  la 
mort,  avait-il  dit,  qui  seule  peut  édifier  l'homme,  c'est 
elle  qui  seule  peut  l'arracher  aux  tentations  mondaines. 
En  conséquence,  aux  privations  que  s'imposaient  les 
autres  ordres,  celui-ci  ajouta,  pour  chacun  de  ses  mem- 
bres, l'obligation  de  creuser  sa  tombe  de  ses  propres 
mains.  Chaque  soir  donc,  le  frère  se  rendait  au  cimetière 
du  couvent,  il  saisissait  la  pelle,  en  frappait  la  terre  d'un 
coup,  et  silencieux  s'en  retournait  vers  sa  cellule.  Et  si,  en 
traversant  le  cloître  qu'éclairait  vaguement  la  splendeur 
mystérieuse  des  étoiles,  il  rencontrait  une  ombre  silen- 
cieuse  comme  lui-même  qui  se  glissait  le  long  des  murs, 
il  la  saluait  de  ces  simples  mots  :  «  Frère,  il  faut  mourir  !  » 
auxquels  l'autre  répondait:  «  Il  faut  mourir,  frère!  »  Et, 
lentement,  chacun  poursuivait  sa  route  de  son  côté. 

Pendant  que  les  barbares  dominaient  l'occident  de 
l'Europe,  en  Orient  les  chrétiens,  transportés  d'une  sainte 
fureur,  se  livraient,  après  avoir  incendié  le  Parthénon,  à 
la  destruction  des  statues,  à  la  démolition  des  théâtres  et 
des  cirques,  et  fixaient  leur  idéal  sur  un  Christ  éma- 
cié  ,  livide  et  aux  cheveux  blanchissants  :  la  concep- 
tion d'un  beau  Christ  eût,  à  leurs  yeux,  constitué  un 
insigne  sacrilège,  car  la  beauté  pour  eux  n'était  que 
du  paganisme.  Après  avoir  été  la  terre  sacrée  de  l'art, 

(1)  Il  n'y  a  qu'à  lireMabillon,  Œuvres  posthumes,  t.  II,  p.  321  à  336, 
pour  voir  ce  qui  se  passait  dans  l'intérieur  des  couvents  de  cette  époque. 
Avant  Charlemagne,  les  supérieurs,  pour  châtier  les  moines,  les  muti- 
laient et  même  leur  arrachaient  les  veux. 


MOYEN  AGF.  125 

la  Grèce  vit  l'art  foulé  aux  pieds  par  ses  propres  en- 
fants, qui,  ayant  abjuré  le  paganisme,  détruisirent  les 
effigies  de  leurs  antiques  dieux  en  l'honneur  d'un  Dieu 
unique,  homme  et  martyr.  Ainsi  les  descendants  des  plus 
grands  artistes  devinrent  les  plus  terribles  iconoclastes. 
Bientôt  des  fourmilières  de  saints  se  répandirent  à  travers 
les  plaines  de  la  Mésopotamie  ;  de  même  que  les  trou- 
peaux, ils  broutaient  l'herbe  qui  croît  dans  les  prairies  (1), 
et,  en  temps  de  tempête  ou  de  sécheresse,  ils  s'en  allaient 
processionnellement  à  travers  la  campagne,  la  partie 
inférieure  du  corps  revêtue  de  sordides  haillons,  se  meur- 
trissant les  chairs  à  coups  de  lanières  dont  les  extrémités 
s'allongeaient  en  pointes  de  fer  aiguës.  C'est  ainsi  qu'ils 
s'imaginaient  calmer  la  colère  de  Dieu  irrité  contre  les 
misérables  mortels.  Le  dédain  que  ces  malheureux  témoi- 
gnaient envers  leur  corps  était  tel  qu'à  peine  dormaient- 
ils  trois  ou  quatre  heures  par  nuit  sur  le  sol  humide,  la 
tète  appuyée  sur  une  pierre,  et,  comme  si  ce  n'était  encore 
assez,  au  réveil  ils  se  frappaient  la  poitrine  avec  un  cail- 
lou. Ils  exagéraient  si  bien  leurs  pénitences,  qu'auprès  de 
leur  ascétisme  le  régime  des  moines  d'Occident  semblait 
un  véritable  régime  de  sybarites. 

Lïdée  de  la  justice  avait  été  transportée  dans  l'autre  vie. 
Le  péché  originel  en  rendait  l'accomplissement  impos- 
sible sur  cette  terre.  Les  chrétiens  croyaient  que  la  mort 
châtiait  en  nous  la  faute  de  nos  premiers  parents.  Et 
derrière  la  mort  apparaissait  encore  en  perspective  un 
autre  châtiment  pour  les  réprouvés  :  «Je  vis,  dit  l'Apoca- 
lypse, un  cheval  pâle;  la  Mort  le  montait,  et  l'Enfer 
suivait  derrière.  »  Avec  de  semblables  prédictions  la  peur 
de  la  mort  s'empara  violemment  de  tous  les  esprits,  on  ne 
voyait  plus  rien  qu'à  travers  ce  prisme  funèbre,  et  les  plus 
épouvantables  prophéties  se  mirent  à  circuler  parmi  les 


(I)  Ces  ascètes  s'appelaient  Pi<w«.  Saint  Ephrem  fait  leur  panégyrique. 
Voir  Tillemont,  ftlèm.  eccléi.,  t.  VIII,  p.  292. 


i-:g  partie  historique. 

croyants. 'Entre  les  plus  désolantes,  il  en  est  une  surtout, 
émanée  de  la  prédication  de  la  seconde  venue  du  Christ, 
qui  produisit  les  plus  funestes  conséquences. 

Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  constate,  il  avait  été  an- 
noncé par  tous  les  chrétiens  les  plus  orthodoxes,  depuis 
Justin  et  Irénée  jusqu'à  Lactance  qui  vécut  sous  Constan- 
tin, que  le  Messie  reviendrait  avant  la  fin  de  la  génération 
qui  t'avait  vu  mourir,  ou  peu  de  temps  après,  pour 
ressusciter  les  morts  et  régner  suc  les  fidèles  l'espace  de 
mille  ans,  au  bout  desquels  tout  s'anéantirait  (1).  Cette 
assertion  ayant  été  répandue  dans  les  masses,  l'invasion 
des  barbares  fut  considérée  comme  un  avertissement 
ménagé  par  Dieu  relativement  à  la  tîn  prochaine  du 
monde.  Les  plus  fervents  se  livrèrent  à  une  mystique 
oisiveté.  Absorbés  parla  dévotion,  ils  ne  pensèrent  plus 
qu'à  la  mort.  «  Chaque  heure  qui  s'écoule  est  un  pas  de 
plus  vers  la  fin  du  monde  !  »  prêchait-on  de  toutes  parts. 
«  Pensez  à  la  mort,  Car  cette  vie  n'est  qu'un  songe  !  » 
disait-on  aux  pénitents.  Et  les  cités  ne  tardèrent  pas  à 
revêtir  l'aspect  funèbre  des  cimetières.  Mais  la  deuxième 
résurrection  annoncée  pour  le  premier,  le  deuxième, 
le  troisième  et  le  quatrième  siècle  ne  se  produisit  pas  à 
l'époque  indiquée.  Enfin,  lasses  d'attendre,  les  nations 
fournirent  une  interprétation  nouvelle  au  texte  et  en  tirè- 
rent une  autre  prophétie.  «Ce  terme  de  mille  ans,  dit-on, 
signifie  mille  années  d'apostolat,  c'est  donc  en  l'an  1000 
quedoit   arriver  la  fin  du  monde.  » 

Vinrent  enfin,  avec  l'an  999,  les  derniers  jours  de  cette 
année.  Les  prédications  redoublaient  et  l'ascétisme  parve- 
nait à  son  comble.  Les  uns  remettaient  leurs  biens  aux 
mendiants,  les  autres  abandonnaient  leurs  propriétés  pour 

(I)  Cette  prédiction,  qui  aboutit  à  la  prophétie  de  la  fin  du  monde  en 
l'an  1 000,  exerça,  pendant  le  moyen  âge,  son  influence  sur  la  France, 
sur  l'Allemagne  et  sur  une  partie  de  l'Angleterre.  Dans  les  pays  plus 
méridionaux,  tels  que  l'Espagne  et  l'Italie,  ses  conséquences  furent 
moins  considérables. 


MOYEN  AGF.  -      |-27 

l'aire  pénitence  et  obtenir  le  pardon  de  leurs  péchés.  Des 
bandes  de  pénitents  parcouraient  l'Europe  en  montrant 
leurs  corps  déchirés  parle  ciliée  et  par  la  discipline,  pen- 
dant que  d'autres,  qui  n'avaient  point  encore  dépouillé 
leur  égoïsme  terrestre,  se  hâtaient  de  jouir,  dans  la  pensée 
que  le  temps  allait  leur  manquer.  Le  serf  déserta  le  travail 
et  le  seigneur  féodal  négligea  de  le  lui  imposer.  Pourquoi 
travailler,  en  effet,  puisque  tout  allait  finir  sous  peu?  C'est 
dans  cette  situation  que  le  dernier  jour  de  cette  mémo- 
rable année  trouva  presque  toute  l'Europe.  La  journée  tou- 
chait à  sa  fin  et  chacun  priait,  croyant  que  son  heure  der- 
nière était  arrivée.  A  tout  instant  s'accroissait  l'anxiété  des 
croyants,  de  sorte  que,  vers  le  milieu  de  la  nuit,  les  cœurs 
ne  battaient  presque  plus  et  que  chacun  retenait  sa  respi- 
ration afin  de  pouvoir  mieux  entendre  le  terrible  signal 
qui  allait  marquer  la  fin  de  l'univers.  Minuit  sonna  donc  à 
son  heure et  le  monde  poursuivit  sa  marche! 

Alors  les  foules  crièrent  à  la  fourberie,  mais  il  était 
déjà  bien  tard.  Les  champs  incultes,  les  foyers  déserts,  les 
troupeaux  dispersés  dans  les  montagnes,  le  travail  oublié, 
l'épargne  dissipée,  les  capitaux  perdus,  les  sources  du 
bien-être  et  de  la  richesse  toutes  taries,  la  misère  devait 
fatalement  survenir,  car  ce  n'est  pas  en  vain  que  l'on  peut 
se  soustraire  à  la  loi  éternelle  et  inviolable  du  mouve- 
ment. La  misère  ne  se  fit  donc  pas  longtemps  attendre.  La 
faim  commença  à  se  faire  sentir  dans  toute  son  intensité, 
au  point  que,  le  peu  de  vivres  qui  restaient  ayant  été  rapi- 
dement consommés,  le  gibier  épuisé,  les  animaux  do- 
mestiques dévorés,  les  hommes  affamés  et  poussés  par 
d'impérieux  besoins  se  mirent  à  se  faire  mutuellement 
la  chasse  sur  les  chemins  ;  et  les  enfants  et  les  plus  faibles 
ne  tardèrent  pas  à  être  dévorés  dans  les  villages.  L'an- 
thropophagie devint  chose  commune. 

De  l'an  1000  à  l'an  1065,  on  compte  quarante  années  de 
famine.  Un  moine  contemporain,  Raoul  Glaber,  affirme 
qu'en    dépit  des  anathèmes  lancés   par  la  religion  on 


128     *  PARTIE  HISTORIQUE. 

s'était  assez  généralement  bien  fait  à  manger  de  la  chair 
humaine,  et  il  raconte  qu'il  «  y  eut  un  boucher  qui 
osa  en  vendre  sur  le  marché  de  Tournus  (1)  ».  On  en  vint 
même  à  déterrer  les  cadavres  pour  les  manger. 

«  Une  autre  calamité  survint,  dit  le  même  chroniqueur  : 
c'est  que  les  loups,  alléchés  par  la  multitude  des  cadavres 
sans  sépulture,  commencèrent  à  s'attaquer  aux  hommes. 
Les  gens,  alors,  craignirent  Dieu  et  ouvrirent  des  fosses, 
où  le  fils  traînait  son  père,  le  frère  son  frère,  la  mère  son 
enfant,  quand  ils  les  voyaient  défaillir  ;  et  le  survivant  lui- 
même,  désespérant  de  la  vie,  s'y  jetait  souvent  après 
eux.  » 

En  même  temps,  les  seigneurs  qui  possédaient  des  do- 
maines suffisants  pour  entretenir  des  hommes  d'armes, 
poursuivaient  leurs  luttes  intestines,  et  ceux  qui  étaient 
moins  puissants  mettaient  leur  épée  à  prix  et  allaient 
servir  celui  qui  les  payait  le  plus  cher,  ou  bien,  se 
transformant  en  chefs  de  bandes,  ils  parcouraient  les  cam- 
pagnes, saccageant  les  maisons,  violant  les  femmes,  tuant 
qui  leur  résistait  et  volant  tout  ce  qui  pouvait  exciter  leur 
convoitise. 

Sur  ces  entrefaites  survint  un  ermite  qui,  au  nom  de 
Dieu,  leur  ordonna  d'aller  délivrer  le  sépulcre  du  Rédemp- 
teur du  inonde.  Alors,  poussés,  les  uns  par  une  foi  aveugle, 
les  autres  par  la  soif  des  aventures,  ils  se  précipitèrent 
tous  en  masse  vers  l'Orient,  la  croix  brodée  sur  la  poitrine, 
sous  la  conduite  de  ce  chef  si  étrange  (2). 

(1)  Mossen  Jaume  Roig  (Valencia)  raconte  le  même  fait  relativement  à 
une  aubergiste  qui  fut  brûlée  vive  pour  en  avoir  servi  à  sa  table,  sous 
forme  de  gâteau.  Elle  fut  découverte  par  un  ongle  qu'on  y  trouva.  (Llibre 
de  les  Doncs.) 

(2)  Les  croisades  furent  un  mouvement  d'une  portée  bautement  civi- 
lisatrice, bien  que  tel  ne  fût  pas  le  but  de  ceux  qui  les  entreprirent/.  Les 
croisades,  ce  fut  eu  somme  l'Occident  qui  s'opposait  à  l'invasion  de 
l'Orient,  et  qui  attaquait  le  fatalisme  dans  son  berceau  même;  c'était  la 
seconde  partie,  inconsciente  si  l'on  veut,  des  guerres  médiques. 

Adepte  de  la  philosophie  positive,  la  justice  est  notre  unique  souci, 


MOYEN  AGE.  129 

Pendant  les  croisades  la  famine  redoubla. 
Après  la  famine  se  déchaîna  la  peste,  provoquée  par 
l'oubli  de  toutes  les  règles  de  la  propreté  et  des  préceptes 
de  l'hygiène,  et  puis,  enfin,  apparut  la  lèpre.  Plus  d'un 
saint  se  glorifia  de  ne  s'être  jamais  lavé  môme  les  mains. 
On  ne  changeait  pas  les  vêtements  qui  étaient  en  laine, 
carie  seul  fait  de  se  déshabiller  était  tenu  pour  un  péché. 
Avec  la  mauvaise  alimentation  le  sang  commença  par 
manquer  des  principes  réparateurs  de  l'organisme  ;  les 
humeurs  séreuses  prédominèrent,  et  le  tempérament  scro- 
fuleux  se  généralisa.  La  scrofule  à  l'intérieur,  et  à  l'exté- 
rieur toutes  les  souillures,  ne  tardèrent  pas  à  produire  des 
efflorescences  purulentes  sur  toute  la  surface  du  corps. 
L'organisme  étant  ainsi  vicié,  la  peste  noire  devint  fré- 
quente, et  la  lèpre  (1)  endémique  ;  ces  deux  fléaux  se  pro- 
pageaient avec  une  effrayante  rapidité.  Bientôt  la  conta- 
gion épouvanta  de  telle  sorte  que  le  malheureux  pestiféré 
était  abandonné  dans  son  domicile  ou  transporté  dans  un 
immonde  lazaret,  au  bord  du  chemin,  où  il  mourait  dans 
le  désespoir,  si  quelque  moine  n'accourait  pas  lui  porter  les 
secours   que   lui   inspirait   son   amour,   à  défaut   de   sa 
science.  Le  lépreux  n'obtenait  pas  l'entrée  du  temple  ;  il 
ne  pouvait  ni  imposer  ses  mains  sur  la  tète  chérie  de  ses 
enfants,  ni  boire  à  la  fontaine,  dont  il  eût  pu  souiller  l'eau, 
ni  séjourner  au  milieu  de  la  population,  ni  enfin  entre- 
tenir la  moindre  liaison  avec  ses  semblables  ;  abandonné 
à  la  charité  du  passant,  qui  déposait  son  obole  dans  le 
tronc  de  bois  placé   à   sa  porte,  il   attendait   tristement 
la  visite  delà  mort,  couché  sur  le  misérable  lit  sur  lequel 

et  nous  ne  pouvons  accepter,  pour  ce  grand  fait  historique,  la  qualifi- 
cation d'entreprise  inutile  qui  lui  a  été  attribuée  par  les  libres  penseurs 
du  dernier  siècle  et  même  par  quelques-uns  du  dix-neuvième. 

(1)  Cette  maladie  de  la  peau,  qui  a  sévi  avec  intensité  pendant  le 
moyen  âge,  ne  fut  que  Véléphanliasis  tuberculeux.  11  faut  le  distinguer 
de  cette  maladie  squammeuse  des  dermatologistes  modernes,  qu'on  ap- 
pelle aussi  lèpre. 

9 


|30  PARTIE  HISTORIQUE. 

le  prêtre  avait  répandu  la  poussière  des.  cimetières  (1). 

Le  manque  de  vie  et  de  santé  qui  marque  cette  déplo- 
rable époque  fut  tel,  que  le  corps  humain  se  modifia  sen- 
siblement. Les  jambes  s'amaigrirent,  le  ventre  acquit  plus 
de  volume  et  la  capacité  du  crâne  diminua  notablement  (2). 
Toute  la  pharmacopée  orthodoxe  se  réduisait  à  l'eau  bé- 
nite, aux  reliques  des  saints  et  aux  sacrements.  Et  si  un 
ecclésiastique  voyait  un  malade:  «  C'est  un  châtiment  que 
Dieu  vous  inflige  pour  vous  punir  de  vos  fautes,  lui 
disait-il,  priez  et  repentez-vous,  car  si  le  mal  vous  tue, 
l'Église  destine  à  votre  âme  ses  chants  des  morts.  » 

Le  moyen  âge  est  l'âge  des  antithèses.  Dans  son  cours, 
chaque  mouvement  en  provoque  un  second  dans  un  sens 
diamétralement  opposé;  chaque  tendance  est  contrariée 
par  une  tendance  inverse;  tout  y  est  dualité,  comme  si 
tout  en  lui  était  régi  par  la  loi  du  pendule,  qui  exige  qu'à 
une  oscillation  dans  un  sens  en  corresponde  une  autre 
dans  un  sens  contraire.  Pendant  qu'au  milieu  de  tant 
d'infortunes  et  de  tant  de  misères,  les  croyants  les  plus 
zélés  se  mortifiaient  le  corps  pour  faire  prévaloir  l'esprit; 
pendant  qu'ils  ne  procuraient  aucune  satisfaction  à  la 
chair,  parce  que,  sortie  de  la  poussière,  elle  devait  y  re- 

(1)  Voir  la  description  de  cette  maladie  dans  les  E  studio  s  sobre  la 
Edat  Media  de  Francisco  Pi  y  Margall,  Madrid,  1873. 

(2)  Afin  que  cette  assertion  ne  paraisse  pas  exagérée  pour  ceux  qui 
n'ont  pas  pénétré  bien  avant  dans  les  études  de  la  biologie  et  de  l'ana- 
toniie  comparée,  nous  nous  permettrons  de  constater  ici  que  M.  Brocaa 
trouvé  que  les  crânes  extraits  des  cimetières  de  Paris  et  appartenant  à 
des  individus  de  notre  époque  sont  plus  grands  et  plus  développés  dans 
leur  région  frontale  que  ceux  qu'il  a  extraits  des  tombes  contemporaines 
du  douzième  siècle.  Les  crânes  du  siècle  actuel  sont,  comparativement 
à  ceux  de  cette  époque,  comme  1,484  est  à  1,426. 

M.  Prichard,  à  la  suite  de  nombreuses  comparaisons  entre  des  crânes 
anglais  appartenant  à  notre  siècle  et  extraits  de  divers  cimetières  d'An- 
gleterre, et  des  crânes  retirés  des  ossuaires  du  moyen  âge,  s'est  con- 
vaincu de  la  supériorité  de  la  capacité  crânienne  actuelle  de  son  pays 
sur  celle  des  onzième,  douzième  et  treizième  siècles.  Voir  l'ouvrage  de 
M.  Prichard,  Phys,  History  nf  Mankind,  t.  I,  p.  305. 


moyen  ap.f:.  m 

tourner;  pendant  que,  pour  eux,  la  vie,  vanité  des  vanités, 
était  complètement  frappée  d'oubli,  et  que  le  monde,  ori- 
gine et  source  de  tout  mal,  était  voué  au  mépris,  d'autres, 
au  contraire,  supportant  mal  la  souffrance,  protestaient  en 
demandant  pour  leurs  personnes  santé,  vie  sans  limites 
et  richesses,  ou  jouissance  anticipée  en  cette  vie  de  la 
gloire  qui  leur  était  promise  dans  l'autre.  Les  uns,  pour 
se  distraire  des  ennuis  profonds  de  la  cellule  ;  les  autres, 
par  amour  pour  la  Nature,  apprenaient  dans  Plotin,  dans 
Olympiodore,  dans  Proclus,  dans  Jamblique,  dans  Por- 
phyre, dans  Zozime,  les  leçons  spagiriques,  ou  l'hermé- 
tique dans  quelque  traduction  grecque  du  grand  livre  de 
l'Hermès  Trismégiste.  De  semblables  lectures  les  por- 
taient à  croire  qu'en  combinant  des  nombres,  des  lignes 
et  des  lettres,  en  formulant  des  exorcismes  et  en  mélan- 
geant des  substances,  ils  pourraient  rencontrer  telle  com- 
binaison capable  d'attirer  à  eux  l'esprit  divin  ou  de  donner 
pour  résultat  un  produit  qui  pourrait  leur  procurer  une  vie 
exempte  de  risques,  bienheureuse  et  prolongeable  à  vo- 
lonté et  indéfiniment. 

Les  plus  mystiques  d'entre  eux  passaient  les  nuits  à 
rechercher  la  formule  cabalistique  de  la  pierre  philoso- 
phale.  Ils  combinaient  de  diverses  manières  le  cercle, 
le  triangle  et  la  croix  avec  des  lettres  grecques,  la- 
tines et  hébraïques,  et  ils  invoquaient  le  nom  trois  fois 
saint  de  la  très-sainte  Trinité  ou  celui  du  Saint  des  saints 
pour  appeler  à  eux  les  esprits  purs,  les  âmes  sans  corps 
ou  les  anges  bénis,  et  pour  vivre  avec  eux  sur  la  terre, 
plongés  dans  l'âme  du  monde  et  jouissant  ainsi  de  la 
gloire  ineffable  dans  le  sein  de  Dieu  par  anticipation  au 
jour  du  jugement.  «  Dieu  est  partout,  »  disait  le  dogme; 
'<  donc  il  est  dans  le  monde,  »  déduisaient-ils  de  là,  «  et  la 
portion  de  Dieu  qui  est  dans  le  monde  est  sa  grande  âme. 
Heureux  celui  qui  parvient  à  s'immerger  en  elle  !  » 

Ils  voulaient  substituer  à  l'atmosphère  corrompue  qu'ils 
respiraient  une  atmosphère  de  divinité  qui  les  pénétrât 


432  PARTIE  HISTORIQUE. 

par  tous  les  pores  en  les  baignant  jusqu'aux  atomes  ! 
Mais  ceux-ci  n'étaient  pas  les  plus  nombreux;  entre  ceux 
qui  recherchaient  la  félicité  dans  ce  bas  monde,  ce  sont 
ceux  qui  étaient  les  moins  mystiques  qui  prédominaient. 
S'appliquant  à  l'alchimie  avec  passion,  à  cette  science  té- 
nébreuse qui  demandait  son  inspiration  au  Diable,  ils  pas- 
saient le  temps  à  distiller  des  substances  et  à  calculer 
des  formules  pour  obtenir  le  merveilleux  élixir  de  longue 
vie.  Chaque  alchimiste  possédait  sa  recette  de  prédilec- 
tion, empruntée  à  Archélaùs,  à  Salmanas,  au  Panopo- 
litain  ou  h  quelque  autre  docteur  mage,  et  il  préparait, 
en  conséquence,  le  grand  œuvre  à  sa  manière.  Tous  con- 
venaient, néanmoins,  que  la  base  devait  être  un  métal 
noble,   et  que  l'opération  devait   s'effectuer  pendant  la 

pleine  lune. 

Au  milieu  de  la  nuit,  alors  que  l'horloge  de  l'église  son- 
nait douze  coups,  et  qu'à  travers  les  petits  carreaux  du  vi- 
trage de  sa  fenêtre  il  apercevait  la  lune  baignant  la  cité 
de  sa  blanche  lumière  qui   faisait  miroiter  les  ardoises 
polies  des  maisons  et  des  clochers,  l'alchimiste  mélangeait 
le  sel  et  le  vinaigre  avec  le  mercure,  «  principe  androgyne, 
eau  d'argent  qui  n'est  ni  eau,  ni  métal,  ni  corps,  qui  est 
fluide  comme  l'eau,  qui  pèse  et  brille  comme  le  métal, 
et   qui  contient  la  vie  et  l'esprit  comme  les  corps»;  il 
traçait  sur  le  mur  trois  cercles  concentriques  entre  les- 
quels il  inscrivait  des  paroles  magiques  coupées  par  des 
croix;    il  dessinait    au    milieu,   en    forme   de   triangle, 
le  soleil,  signe  de  l'or,   la  lune,   signe  de  l'argent,  et  le 
signe  du  mercure,  et  au  centre  de  la  figure  le  signe  du 
soufre,  puis  il  entourait  le  tout  de  la  couleuvre  dont  la 
tète  avec  son  escarboucle  signifie  le  bien  et  la  vie,  et  dont 
la  queue  en  pointe  de  flèche  signifie  le  mal  et  la  mort. 
Le  pentagramme  tracé,   il  invoquait  Astaroth  le  fulgu- 
rant,  il    allumait  le  foyer  de  la  cornue  et  il  attendait. 
Si,  pendant  la  distillation,  le  ciel  se  couvrait,  laissant  la 
ville  ensevelie  dans  l'ombre,  l'opération  était  manquée, 


MOYEN  AGE.  133 

mais  si  elle  se  terminait,  au  contraire,  sans  qu'un  seul 
léger  nuage  fût  venu  voiler  la  pâle  figure  de  la  lune, 
alors  le  grand  œuvre  était  accompli.  Le  liquide  obtenu 
était  l'élixir  philosophai,  l'alchimiste  était  satisfait,  il 
n'avait  plus  à  redouter  aucun  mal  sur  la  terre,  il  pou- 
vait défier  la  Mort,  puisqu'il  tenait  en  main  la  panacée 
universelle. 

La  nature  récompense  toujours  qui  la  fouille,  qui  l'in- 
terroge ou  la  travaille,  alors  même  que  le  mobile  de 
l'homme  se  réduit  à  une  vaine  chimère.  S'ils  ne  décou- 
vraient pas  la  recette  de  l'immortalité  sur  la  terre,  les 
disciples  d'Hermès  découvraient  des  corps  jusqu'alors 
inconnus,  ils  obtenaient  des  acides,  ils  perfectionnaient 
la  distillation  des  divers  liquides,  et  ils  préparaient  in- 
consciemment l'avènement  de  la  chimie  moderne.  Au 
lieu  de  l'élixir  recherché  avec  tant  de  soucis,  ils  ne  dé- 
couvraient que  des  sulfures,  des  dissolutions  de  sels  d'or, 
d'argent  ou  de  mercure  qui  ne  procuraient  pas,  il  est  vrai, 
la  vie  éternelle,  mais  qui  séchaient  les  éruptions  purulen- 
tes, qui  tuaient  l'acarus  de  la  gale,  qui  cautérisaient  les 
exanthèmes  et  qui,  enfin,  étaient  l'antidote,  anticipé  de 
quelques  siècles,  de  la  terrible  invasion  de  la  syphilis  en 
Europe. 

Au  début  du  quatorzième  siècle,  le  malaise  de  l'Europe 
était  tel,  que,  suivant  un  chroniqueur  du  temps,  la  vie 
apparaissait  comme  un  empiétement  de  l'enfer.  Le  peuple 
était  si  infortuné,  si  misérable,  qu'il  croyait  reconnaître 
en  toutes  choses  le  signe  fatidique  de  quelque  prochaine 
calamité.  Et  les  calamités  se  succédaient  avec  une  fré- 
quence telle,  qu'il  voyait  ses  tristes  prédictions  presque 
toujours  confirmées.  La  peste,  les  guerres,  la  sécheresse 
ou  les  inondations  avaient  leurs  avant-coureurs  et  comme 
leurs  ambassades.  Avant  l'apparition  d'une  plaie,  les 
malheureux  habitants  de  la  région  voyaient,  pendant 
plusieurs  nuits  consécutives,  briller  dans  l'espace  des 
comètes  aux  formes  étranges,  des  météores  à  la  lumière 


134  PARTIE  HISTORIQUE. 

sinistre,  et,  dans  sa  piété  naïve,  le  peuple  imaginait 
que  la  Providence  se  servait  de  cette  écriture  cosmique 
pour  lui  annoncer  les  calamités  nouvelles  au  moyen  des- 
quelles elle  se  préparait  à  châtier  ses  fautes. 

A  cette  époque  les  hérésies,  nombreuses  déjà  au  dou- 
zième et  au  treizième  siècle,  s'accroissent  malgré  une 
répression  sanglante.  On  interdit  aux  excommuniés  l'en- 
terrement sacré.  Alors  on  dit  que  les  Broculacos,  comme  on 
les  appelait  en  Espagne,  continuent  à  vivre,  même  étant 
morts,  clans  leurs  fosses  ;  que  le  jour  ils  restent  immobiles 
et  souffrent  rongés  par  les  vers,  mais  qu'à  minuit  ils  se 
lèvent,  enveloppés  dans  leur  suaire,  coupent  la  corde  des 
pendus  et  vont  avec  eux  au  sabbat  y  exercer  des  maléfices. 

A  peine  un  tiers  de  siècle  était-il  écoulé,  que  l;i  plus 
terrible  peste  connue  de  mémoire  d'homme  vient  dévaster 
l'Europe.  Gomme  si  elle  était  un  châtiment  céleste,  elle 
s'attaque  d'abord  aux  cités  hérétiques  et  aux  pays  excom- 
muniés. Les  dominicains  fuient,  se  heurtant  aux  ca- 
davres qui  remplissaient  les  rues  ,  et  s'écrient  :  «  C'est 
l'excommunication  du  pape  qui  produit  son  effet  !  »  Les 
clercs  les  suivent;  quelques  bonnes  religieuses  seule- 
ment, chez  lesquelles  l'amour  du  prochain  est  plus  puis- 
sant que  la  crainte  de  la  mort,  restent  pour  soigner  les 
malades  et  elles  payent  leur  dévouement  de  la  vie.  Les 
villes  d'Allemagne  perdent  soixante  pour  cent  de  leur  po- 
pulation. Plus  on  avance  vers  le  midi,  plus  les  effets  de 
la  peste  sont  terribles.  11  meurt  en  Catalogne  quatre- 
vingts  pour  cent  de  ses  habitants.  Bientôt  le  fléau  ne  s'at- 
taque plus  seulement  aux  hérétiques,  il  fauche  aussi  les 
orthodoxes.  Aveugle  de  colère,  l'ange  exterminateur  ne 
distingue  plus  les  bons  des  méchants;  il  moissonne  tout 
ce  qu'il  rencontre,  comme  s'il  voulait  d'un  coup  en  finir 
avec  le  genre  humain  pour  anticiper  sur  le  jour  du  juge- 
ment dernier. 

On  organise  alors  au  nord  de  la  France,  en  Hollande 
et  en  Allemagne,  de  sinistres  processions  de  flagellants. 


MOYEN  AGE.  135 

Les  pénitents,  précédés  dune  croix,  errent  de  ville  en 
ville  jsans  savoir  où  ils  vont.  Le  pape  leur  a  refusé  les 
sacrements,  et   ils   se  croient  damnés;   c'est  pour  cela  , 
qu'ils  implorent  directement  la  miséricorde  divine. 

Pendant  que  ceci  se  passe  dans  le  Nord,  clans  le  Midi, 
on  accuse  les  maures  et  les  juifs  de  cette  calamité.  La 
populace  dévote  dit  :  «  Le  roi  maure  de  Grenade,  voyant 
les  chrétiens  gagner  chaque  jour  du  terrain,  a,  pour  se 
venger,  chargé  les  juifs  d'empoisonner  les  eaux.  Ceux-ci, 
sur  les  conseils  du  diable,  se  sont  adressés  aux  lépreux 
qui  ont  tenu  des  conciliabules.  »  Et  alors  on  prend  les 
lépreux,  on  les  torture,  on  les  brûle  vivants,  et,  dans  les 
tourments,  ils  font  des  aveux. 

On  frémit,  quand  on  apprend  les  moyens  dont  on 
s'était  servi  pour  produire  la  peste.  On  mêlait  le  sang 
humain  avec  de  l'urine  et  des  hosties  sacrées,  on  séchait 
le  mélange,  on  le  réduisait  en  poussière,  puis  on  l'intro- 
duisait dans  un  sac  et,  ta  l'aide  d'un  poids,  on  le  jetait 
au  fond  des  eaux  potables.  Un  deuxième  procédé  con- 
sistait à  prendre  la  tète  d'une  couleuvre,  les  pattes  d'un 
crapaud,  le  sang  et  les  cheveux  d'une  femme  (1). 

On  s'effraya  devant  tant  de  méchanceté  ;  des  moines 
rappelèrent  aux  foules  le  déicide  du  peuple  juif;  quelques 
nobles,  pour  acquitter  leurs  dettes,  les  conduisirent  au 
massacre,  les  juiveries  furent  assaillies,  leurs  habitants 
égorgés  ou  brûlés  avec  leurs  papiers  et  leurs  livres. 

Alors  se  popularisa  une  singulière  légende  dont  le 
héros  surgit  comme  l'incarnation  de  l'infortune  perma- 
nente, du  châtiment  continu,  de  la  souffrance  immor- 
telle. Peut-il  y  avoir  rien  au  monde  d'aussi  désolant  que 
l'immortalité   de  la    souffrance?    Cet  être  impérissable, 

(1)  Fiebant  de  sanguine  bumano  et  urina,  de  tribus  herbis.  .  pone- 
balur  etiara  corpus  Christi,  et  cum  essent  omnia  dissecata,  usque  ad 
pulverem  terebantur...  eaput  colubri,  pedes  bufonis,  et  capilli  quasi 
mulieris,  infecti  quodam  liquore  nigerrinio...  {Coût.  g.  de  Nany.,  année 

1321,  p.  78.) 


136  PARTIR  HISTORIQUE. 

messager  de  désastres ,  témoin  perpétuel  d'horreurs , 
voyageur  de  la  mort,  c'était  le  Jlif  errant.  Il  était  con- 
damné à  marcher  et  à  vivre  jusqu'à  la  fin  des  siècles, 
regardant  tout  mourir  autour  de  lui,  et  tout  tomber  en 
ruine. 

Cette  légende,  évoquée  par  l'imagination  de  quelque 
poëte  apocalyptique  ou  dramatisée  par  quelque  prédicateur 
illuminé,  devint  la  personnification  symbolique  du  peuple 
juif,  vivant  sans  feu  ni  lieu,  depuis  la  destruction  de  Jé- 
rusalem par  Titus,  et  bientôt  elle  prit  dans  l'esprit  du 
peuple  le  caractère  d'une  croyance  positive  en  un  être  vi- 
vant. Le  moyen  âge  appliquait  fréquemment  à  l'individu 
les  caractères  de  la  collectivité  et  même  ceux  qui  ne  con- 
viennent qu'à  la  totalité  des  choses.  C'est  ainsi  que  nous 
voyons  l'éternité  de  l'âme  humaine,  celle  du  châtiment, 
celle  de  la  récompense,  et  aussi  des  créations  anthropo- 
morphiques,  auxquelles  on  applique  une  durée  indéfinie 
dans  le  temps,  comme  si  elles  constituaient  une  race. 
Cette  habitude  de  l'esprit  produisait  des  dogmes  effrayants, 
des  légendes  épouvantables,  des  personnifications  qui 
donnaient  le  cauchemar  et  qui  augmentaient  la  pusilla- 
nimité et  le  chagrin  des  malheureux  croyants. 

Les  Juifs  avaient  demandé  le  crucifiement  du  Nazaréen. 
Les  juges  offrirent  de  gracier  un  coupable;  et  le  peuple, 
par  moquerie,  en  fit  bénéficier  un  scélérat.  La  sentence 
fut  prononcée  et  exécutée  au  milieu  des  plus  horribles 
profanations  pour  la  majesté  divine.  Bientôt  ses  san- 
glantes révoltes  valurent  à  ce  peuple  la  destruction  de  sa 
cité  sainte  et  la  légitime  expulsion  de  son  territoire.  Dès 
lors,  errant  dans  le  sein  des  autres  peuples,  le  Juif  est 
spolié,  méprisé,  raillé,  et  partout  persécuté;  et  néanmoins, 
il  traverse  les  sociétés  en  subissant  toutes  leurs  crises, 
toutes  leurs  commotions,  toutes  leurs  révolutions,  sans 
rien  perdre  de  son  caractère,  sans  changer  de  religion, 
sans  modifier  ses  rites,  dans  l'espoir  impérissable  de  la 
venue  du  Messie. 


MOYEN  AGE.  137 

Le  Juif  errant  ne  représente,  en  somme,  que  le  peuple 
déicide  expiant  son  immense  forfait  jusqu'à  la  consom- 
mation des  siècles. 

Ce  personnage  fut  importé  de  l'Orient,  probablement 
par  les  moines.  En  Orient,  on  le  considérait  comme  un 
criminel  dont  le  châtiment  devait  durer  toujours;  en  Eu- 
rope on  le  fit  marcher  sans  cesse.  Au  commencement  du 
treizième  siècle,  l'Europe  ne  l'avait  pas  encore  vu  ;  et, 
cependant,  c'était  très-fermement  que,  depuis  quelque 
temps  déjà ,  on  croyait  à  son  existence  ;  au  quatorzième 
siècle,  on  l'avait  déjà  vu,  disait-on,  dans  plusieurs  villes. 
Voici  ce  que  l'on  racontait  de  lui  : 

C'était  un  certain  Juif  du  nom  de  Joseph,  cordonnier  de 
son  état,  marié  et  père  de  famille,  qui  habitait  Jérusalem 
sous  le  règne  de  Tibère.  Le  jour  où  le  Sauveur  fut  conduit 
au  Calvaire,  il  se  plaça  sur  le  seuil  de  sa  porte  pour  le 
voir  passer.  Epuisé  de  fatigue,  le  doux  Jésus  voulut  se 
reposer  sur  le  pas  de  la  maison  du  Juif;  mais  celui-ci 
l'éloigna  d'une  poussée  qui  le  fit  chanceler  et  tomber  au 
milieu  de  la  rue,  en  même  temps  que  d'un  accent  impi- 
toyable il  lui  criait  :  «  Marche,  marche,  il  ne  te  reste  que 
peu  de  chemin  à  parcourir  !  —  Je  me  reposerai  bientôt, 
et  toi,  tu  marcheras  sans  cesse  !  »  lui  répondit  le  Maître  en 
le  fixant  d'un  air  triste  et  sévère.  C'est  à  dater  de  ce  jour 
que  le  cordonnier  impie  n'a  plus  trouvé  de  repos  sur  la 
Terre  :  la  Mort  elle-même,  qui  l'accorde  à  tous  les  êtres, 
ne  le  lui  a  pas  accordé. 

Durant  cette  scène,  le  Juif  portait  un  enfant  dans  ses 
bras;  mais,  à  peine  l'Homme-Dieu  lui  eut-il  dicté  sa  ter- 
rible sentence,  qu'il  le  laisse  choir  et,  poussé  par  une  force 
mystérieuse  absolument  étrangère  à  sa  volonté,  il  se  met 
à  marcher  à  grands  pas.  Il  se  dirige  vers  le  Calvaire,  où 
il  assiste  au  supplice  du  rédempteur  du  monde.  Les  per- 
turbations universelles  qui  coïncidèrent  avec  la  mort  du 
Christ  le  surprennent  dans  sa  marche,  et,  en  voyant  le  ciel 
s'obscurcir,  le  soleil  s'éteindre,  la  lune  devenir  sanglante, 


138  PARTIE  HISTORIQUE. 

les  étoiles  tomber,  le  sol  s'entr'ouvrir  et  les  morts  ressus- 
citer, il  reconnaît  la  terrible  faute  qu'il  a  commise  et 
il  comprend,  trop  tard,  que  sa  marche  incessante  est  le 
châtiment  de  l'énormité  de  sa  faute.  En  traversant  le 
Jourdain,  il  reçoit  le  baptême  des  mains  de  l'apôtre  Anane, 
et  il  poursuit  sa  route.  Dans  l'espoir  de  rencontrer  la 
mort  au  milieu  des  siens,  il  pénètre  à  Jérusalem  le  jour 
où  les  Romains  incendiaient  la  ville.  Les  murs  s'écrou- 
laient, les  édifices  s'affaissaient  en  écrasant  de  leurs  ruines 
ceux  qui  voulaient  échapper  à  l'hécatombe  ;  et  lui,  lui  qui 
y  avait  pénétré  pour  y  trouver  la  mort,  n'est  pas  même 
effleuré  par  la  chute  d'une  seule  pierre.  En  traversant  une 
rue,  des  cris  déchirants  qui  s'échappaient  d'une  maison 
en  flammes  frappent  son  oreille  ;  il  approche  et  un  navrant 
spectacle  se  déroule  devant  lui,  il  voit  ses  petits-fils  se 
tordre  de  douleur  au  milieu  des  ruines  incandescentes; 
mais  il  ne  peut  leur  porter  secours,  il  est  contraint  de 
marcher  sans  s'arrêter!  11  arrive  à  Rome  le  jour  même 
qu'y  entrent  les  barbares;  il  traverse  le  tourbillon  des 
combattants,  et  là  aussi  la  mort  le  dédaigne.  11  parcourt 
la  campagne  romaine,  et  à  force  de  marcher  il  atteint 
une  côte;  il  gravit  la  montée;  au  sommet  surplom- 
bait une  roche,  en  bas  se  soulevaient  les  eaux  impétueu- 
ses. Il  accélère  le  pas  et  gagne  la  cime.  La  tempête  faisait 
rage,  les  zigzags  de  l'éclair  déchiraient  la  nue  et  la  vague 
écumait  en  grondant  comme  impatiente  de  l'engloutir.  Le 
Juif  se  réjouit.  «  Enfin  !  dit-il,  je  vais  donc  pouvoir  mou- 
rir. »  Et  il  se  précipite  dans  l'abîme.  Vain  espoir!  Son 
corps  est  plus  léger  que  l'eau  ;  les  vagues  le  portent  et  le 
Ilot  le  rejette  sur  des  plages  lointaines,  où  à  peine  a-t-il 
foulé  du  pied  le  sable,  qu'il  reprend  déjà  sa  marche.  11 
vient  en  France  à  l'heure  où  ce  pays  était  l'objet  de  luttes 
entre  Francs  etGermains.  11  passe  à  travers  des  forets  de 
lances  et  des  pluies  de  flèches;  des  nuées  de  pierres  et  de 
galets  lancés  par  la  fronde  ou  l'arbalète  volent  autour 
de  lui  en  lui  rasant  la  tête:  mais  ni  un  galet  ne  lui  ouvre 


MOYEN  AGE.  139 

le  crâne,   ni  une  flèche  ne  lui  perce  la  poitrine,  ni  une 
lance  ne  lui  traverse  le  cœur.  La  guerre  désole  ensuite  la 
Germanie  ;  des  bois  séculaires  deviennent  la  proie  des  ' 
flammes.  Il  se  précipite  dans  ces  forêts  en  feu;  et,  tandis 
que  les  arbres  les  plus  énormes  sont  réduits  en  cendres, 
lui  est  respecté  par  l'incendie.   La  malédiction  de  Dieu 
l'avait  rendu  plus  léger  que  l'eau,  invulnérable  au  fer  et 
réfractaire  au  feu.  Il  dirige  une  autre  fois  ses  pas  vers 
l'Italie  ;  arrive  à  Naples,  et  gravit  le  Vésuve  au  moment  où 
des  étincelles  sulfureuses  annoncent  une  éruption  pro- 
chaine. Il  met  le  pied  sur  les  bords  du  gouffre  et  s'y  préci- 
pite.  Les  entrailles  de  la  terre  ont  horreur  de  lui  et  lo 
vomissent  par  le  cratère  qui  l'a  englouti.  Le  volcan  le  re- 
jette en  rugissant  au  milieu  d'un  nuage  de  fumé.-  et  d'un 
torrent  de  lave  qui  le  porte  jusqu'à  la  mer  ;  et  la  mer,  à  son 
tour,  le  conduit  sur  les  rives  espagnoles.  C'était  au  temps 
où  l'Espagne  luttait  avec  acharnement  pour  repousser  les 
Arabes.  «  Peut-être,  pense-t-il,  trouverai-je  la  mort  au 
milieu  des  infidèles  !  »  Et  il  se  met  à  parcourir  la  pénin- 
sule à  la  recherche  de  combats  toujours  nouveaux.  Mille 
fois  il  se  mêle  à  la  lutte  et  il  attaque  de  front  le  Sarrasin  ; 
il   se  trouve   souvent  dans  un   tourbillon   d'alfanges  et 
d'épées;  les  têtes  voltigent,  tranchées  d'un  coup,  mais  la 
sienne  reste  intacte  sur  ses  épaules  ;  les  solides  hache 
d'armes  des  gigantesques  Africains  se  rompent  comme 
verre  sur  son  crâne,  et  les  cimeterres  damasquinés  s'é- 
moussent  sur  son  cou.  Dans  la  bataille  du  Salado,  sous 
les  murs  de  Tarifa,  il  se  place  au-devant  de  la  gueule  des 
bombardes  ;  les  boulets  glissent  en  sifflant  sur  son  corps 
et  poursuivent  leur  route.  Un  certain  jour,  une  foule  de 
vilains  armés  assiège  un  seigneur  dans  son  château.  Se 
voyant  cerné  de  toutes  parts  dans  son  repaire  et  menacé 
de  subir  la  terrible  justice  du  peuple,  le  châtelain  dispose 
une  mine  et  décide  de  se  faire  sauter- plutôt  que  de  se 
rendre  à  ses  vassaux.  Dans  son  désir  d'en  finir  avec  la 
vie,  le  Juif  infortuné  monte  à  l'assaut  avec  les  troupes  de 


140  PARTIE  HISTORIQUE. 

la  glèbe  ;  il  se  hisse  jusqu'à  un  créneau  de  la  muraille,  et 
à  peine  y  est-il  que  la  mine  éclate.  L'explosion  fut  horrible. 
Le  Juif  est  lancé  dans  l'espace  avec  les  pierres  et  la  char- 
pente de  la  forteresse,  mêlé  aux  membres  déchirés  des 
combattants  ;  et  il  retombe  sain  et  sauf  da-irs  les  plaines 
de  l'Afrique.  Il  ne  peut  mourir  ;  il  est  inviolable.  Il  par- 
court alors  les  plaines  sablonneuses,  s' avançant  au-devant 
des  bêtes  féroces.  Les  lions  et  les  tigres  fuient  à  son  ap- 
proche ;  les  crocodiles  se  détournent,  les  serpents  se 
cachent  dans  les  ronces  ;  il  n'est  pas  jusqu'aux  éléphants, 
aux  pieds  desquels  il  se  roule,  qui  ne  se  refusent  à  l'écra- 
ser! L'horrible  sort  que  le  sien!  Ne  pouvoir  mourir,  et 
rester  le  témoin  éternel  des  misères  humaines  !  Il  avait 
insulté  les  tyrans  et  défié  les  guerriers,  il  s'était  précipité 
dans  les  abîmes  et  jeté  dans  les  flammes,  il  avait  traversé 
des  plaines  infectées,  avalé  des  poisons,  provoqué  des 
bètes  sauvages,  et  tout  cela  en  vain  !  Pour  lui,  la  mort 
était  morte.  Il  l'appelait  à  grands  cris,  il  la  recherchait 
partout,  et  il  ne  la  rencontrait  nulle  part.  Toujours  cette 
inextinguible  soif  de  périr  ;  et  il  était  impérissable.  Lui 
seul  restait  debout,  alors  que  tout  tombait  sur  la  terre  ! 
Sa  destinée  était  de   voir  mourir  et  de  marcher  sans 

trêve  (4)! 

Le  peuple  ingénu,  qui  ajoutait  foi  à  cette  légende,  entre- 
voyait un  Juif  errant  dans  chaque  mendiant  qui  passait  ; 
et  ceux  qui,  pour  exploiter  sa  compassion,  affirmèrent  être 
ce  personnage  ont  été  très-nombreux.  Jusqu'en  1228,  on  ne 
savait  rien  de  bien  précis  sur  son  compte  ;  quelques  vagues 
versions  relatives  à  son  existence  circulaient  seulement  (2). 

(!)  Nous  avons  donné,  dans  ce  récit,  un  résumé  des  différentes  lé- 
gendes qui  circulaient  chez  divers  peuples  de  l'Europe,  sur  le  compte 
du  Juif  errant. 

(-2)  Ch.  Schœbel,  dans  son  étude,  la  Légende  du  Juif  errant,  pense 
que  ce  personnage  ne  fut  considéré  comme  Juif  qu'à  l'époque  de  la  Re- 
naissance. Les  arguments  sur  lesquels  il  fonde  cette  assertion  ne  sont 
guère  que  des  conjectures.  11  regarde  la  légende  racontée  par  Matthieu 


MOYEN  AGE.  141 

Mais,  à  cette  date,  un  évêque  arménien  qui  alla  visiter  les 
églises  de  l'Angleterre,  assura  aux  moines  de  Saint-Alban 
l'avoir  vu  et  lui  avoir  parlé  en  Orient  (1).  Cette  nouvelle 
se  répandit  sur  le  continent  européen,  et  plus  tard  on 
le  vit  dans  beaucoup  de  villes.  Hambourg,  Leipzig,  Bru- 
xelles, Bordeaux,  Madrid  et  Naples  assurèrent  avoir 
reçu  la  visite  de  cet  étrange  personnage.  D'après  l'évoque 
d'Arménie,  il  s'appelait  Cartaphilus,  et  Ahasvérus  suivant 
d'autres  ;  de  sorte  que  quelques-uns  conclurent  de  cette 
double  appellation  qu'il  existait  deux  Juifs  errants,  ce  qui 
provoqua  de  très-sérieuses  dissertations  sur  la  matière. 
On  disait  ici  que  le  Juif  errant  avait  été  à  Bruxelles,  pen- 
dant qu'on  affirmait  ailleurs  l'avoir  vu  à  la  même  date,  à 
peu  de  différence  près,  soit  à  Bordeaux,  soit  à  Naples.  Le 
peuple,  qui  tenait  son  existence  pour  certaine  et  qui  ne 
pouvait  se  figurer  que  deux  mendiants  aient  pu  feindre  en 
même  temps  le  même  personnage,  le  peuple  disait  qu'il 
allait  comme  lèvent  et  qu'il  était  transporté  en  un  instant 
d'un  lieu  dans  un  autre  sur  les  ailes  delà  tempête.  Aussi, 
lorsqu'ils  voyaient  quelqu'une  de  ces  journées  calmes  et 
sereines  au  cours  desquelles  de  petites  nuées  apparaissent 
comme  des  points  à  l'horizon,  s'étendent,  grossissent,  se 
résolvent  en  vent  et  en  eau  et  disparaissent  ensuite  en  ra- 

Pàris  comme  une  légende  romaine.  11  insiste,  par  exemple,  sur  le  fait 
que  le  portier  de  Pilate  ne  pouvait  être  Juif  et  il  se  fonde  sur  ce  que,  à 
l'époque  de  Tibère,  on  ne  confiait  aucune  charge  publique  aux  Juifs.  Or, 
cet  argument  n'a  aucune  valeur.  En  effet,  cette  légende  a  été  inventée 
et  racontée  au  moyen  âge,  et,  à  cette  époque,  on  se  souciait  assez  peu 
de  l'exactitude  historique  pour  qu'au  treizième  siècle  on  ait  pu  regarder 
le  portier  de  Pilate  comme  un  Juif.  Quant  à  la  triple  origine  du  Juif 
errant,  nous  partageons  absolument  l'avis  de  Schœbel.  Sans  aucun 
doute,  le  Juif  errant  est  un  composé  du  Cartaphilus,  qui  doit  vivre  jus- 
qu'à la  seconde  venue  du  Messie,  du  portier  de  Pilate,  âme  criminelle  et 
damnée,  et  du  chasseur  sauvage  — type  indo-germanique  —  qui  marche 
jour  cl  nuit,  car  il  emprunte  certains  traits  au  caractère  de  ces  trois 
personnages. 

(1)  Chronique  de  Matthieu  Paris,  moine,  qui  vécut  en  Angleterre  au 
temps  de  Henri  III,  et  qui  mourut  en  1259. 


142  Partie  iu&toriqur. 

menant  au  ciel  la  lumière  et  l'azur,  les  bonnes  gens  de  la 
campagne  disaient  que  c'était  le  Juif  errant  qui  passait  (1). 
On  crut,  de  là,  que  son  apparition  coïncidait  avec  les  gran- 
des tempêtes,  avec  les  grands  vents  et  les  inondations; 
dans  sa  course  rapide,  il  donnait  une  telle  impulsion  à 
l'air,  ([lie  les  arbres  étaient  déracinés  et  les  toitures  arra- 
chées. A  chaque  épidémie,  à  chaque  calamité  nouvelle  qui 
fondait  quelque  part,  les  gens  du  peuple  qui  se  rappelaient 
avoir  vu  passer  quelque  misérable  vieillard  à  la  longue 
barbe  et  aux  cheveux  blancs,  s'écriaient  :  «  Ceci  nous  a 
•Hé  apporté  par  le  Juif  errant!  »  Cette  interprétation 
n'avait  rien  de  bien  étrange,  puisque  le  Juif  errant  (Hait 
censé  se  porter  toujours  sur  les  points  les  plus  menaces 
par  la  mort,  et  que,  pour  pouvoir  la  rencontrer,  il  déchaî- 
nait, ainsi  que  le  croyait  le  peuple,  les  luttes,  la  peste, 
l'ouragan  et  toutes  sortes  de  calamités.  La  croyance  en  ce 
personnage  se  prolongea  jusqu'à  la  Renaissance.  Elle  per- 
dit à  cette  époque  beaucoup  de  son  caractère  fatidique, 
ainsi  que  toutes  les  personnifications  engendrées  par  le 
moyen  âge.  Il  leur  manqua  l'atmosphère  qui  les  avait 
créées  et  les  avait  maintenues,  et  peu  à  peu  elles  disparu- 
rent comme  de  vagues  fantômes  que  dissipe  à  l'aube  la 
lumière  du  soleil. 

Pour  terminer  ce  bilan  des  misères,  il  importe  que 
nous  nous  occupions  d'une  désolante  maladie  qui  fut  à 
celle  immense  saturnale  de  douleurs  comme  le  galop 
final.  Nous  voulons  parler  de  la  danse  de  Saint-Guy  ou 
de  Saint-Vito.  Ce  fut  vers  l'an  1350  qu'elle  commença  à 
envahir  l'Europe  ;  et  déjà,  en  1380,  c'est  à  peine  s'il  exis- 
tait un  hameau  où  elle  n'eut  pas  pénétré.  Les  infortunés 
que  piquait  l'infernale  tarentule  étaient  pris  soudain 
d'une  véritable  fureur  de  danser.  Leurs  jambes  s'agi- 
taient involontairement,  ils  se  saisissaient  mutuellement 


(1)  Les  paysans  de  la  Bretagne  et  de  la  Picardie  le  disent  encore  au- 
jourd'hui. 


MOYEN  AGE.  U3 

les  mains,  formaient  de  grands  cercles  sur  les  places  et 
sur  les  esplanades,  et  se  livraient  à  un  galop  frénétique, 
furieux,  convulsif,  délirant,  qui,  par  instants,  s'accélérait 
comme  s'ils  avaient  été  entraînés  par  un  courant  galva- 
nique. Dans  l'assistance  on  riait  d'abord,  puis  on  s'en- 
thousiasmait, et,  enfin,  la  contagion  poussait  les  spec- 
tateurs à  grossir  la  ronde  infernale.  A  mesure  qu'ils 
tournaient,  leurs  mouvements  devenaient  plus  désordon- 
nés, les  cris  qu'ils  poussaient  plus  aigus,  et  leurs  éclats 
de  rire  s'accentuaient  d'un  horrible  craquement  de  dents, 
comme  si  leurs  mâchoires  allaient  se  disloquer.  Puis 
leurs  lèvres  se  teignaient  d'une  écume  abondante,  les 
yeux  leur  sortaient  des  orbites,  leurs  corps  chancelaient 
et,  perdant  enfin  l'équilibre  et  lancés  à  distance  par  la 
force  centrifuge,  ils  allaient  se  briser  la  tète  contre  les 
pierres  ou  contre  les  murailles,  en  poussant  des  cris  dé- 
chirants ou  de  sacrilèges  interjections.  Le  peuple  attri- 
buait cette  danse  à  la  malédiction  divine,  et  c'est  très- 
sérieusement  qu'il  la  croyait  présidée  par  la  Mort  et 
excitée  par  le  Diable. 

L'idée  mystique  de  la  mort  du  Christ,  qui  vivait  latente 
dans  la  conscience  du  peuple,  produisit  un  résultat  pra- 
tique ;  les  cathédrales  surgirent,  et  autour  d'elles  vinrent 
se  grouper  les  populations  de  la  plaine.  Elevée  par  celles- 
ci,  la  cathédrale  fut  à  son  tour  le  noyau  qui  offrit  un  point 
d'appui  à  la  population  nouvelle.  Elle  projetait  son  ombre 
par-dessus  les  maisons  qui  l'environnaient  comme  pour  les 
protéger  contre  les  attaques  arbitraires  du  seigneur  de  la 
montagne  ;  et  les  bonnes  gens  du  village,  étant  déjà  plus 
tranquilles  en  ce  qui  concernait  la  sécurité  de  leurs  biens, 
se  rassemblaient  dans  ces  nefs,  afin  de  prier  le  Dieu, 
crucifié,  pour  le  salut  de  leurs  âmes.  La  cathédrale  réunit 
les  citoyens  et,  dans  un  embrassement  mystique,  elle  en 
forma  un  faisceau.  La  solidarité  devenait  un  fait.  Comme 
on  s'était  réuni  pour  des  fins  spirituelles,  il  en  coûta  peu 
de  s'asseoir  dans  un  but  temporel.  Au  commencement  du 


144  PARTIE  HISTORIQUE. 

treizième  siècle,  elle  était  déjà  le  signe  de  la  constitution 
de  la  commune,  et,  à  la  fin  du  quatorzième,  la  commune 
était  déjà  une  véritable  puissance  ;  là  où  la  commune 
était  constituée,  le  seigneur  féodal  ne  pouvait  impuné- 
ment exercer  ses  rapines.  A  la  moindre  tentative  d'at- 
taque contre  la  ville,  la  grosse  cloche  de  l'église  appelait 
les  vilains  en  armes  sur  la  place.  La  cloche  avec  sa  voix 
de  stentor  défiait  le  château,  et  l'écho,  qui  résonnait  sous 
les  lambris  de  la  chambre  seigneuriale,  glaçait  d'effroi 
le  baron  et  ses  féaux.  Le  château  tremblait  en  enten- 
dant le  tocsin  comme  s'il  lui  faisait  pressentir  l'appa- 
rition non  lointaine  du  canon  qui  allait  venir  le  démolir 
sous  peu. 

A  ce  moment  de  l'histoire  l'oppression  que  la  papauté 
exerçait  sur  la  conscience  et  celle  que  la  féodalité  exerçait 
sur  la  personne  étaient  arrivées  à  leur  comble.  Cette  si- 
tuation provoqua  une  insurrection  dans  les  âmes,  un 
soulèvement  spirituel,  une  vengeance  idéaliste  contre  les 
grands  de  la  terre.  Les  déshérités  déclaraient  la  guerre 
aux  puissants.  La  conspiration  se  noua  dans  l'intérieur 
des  cathédrales,  et  son  drapeau  de  combat  fut  le  suaire  de 
la  mort.  La  vie  n'était  qu'un  tissu  de  misères  ;  la  hiérarchie 
des  classes  et  des  rangs  était  un  mal  irrémédiable  ;  il 
était  donc  chimérique  de  songer  à  l'émanciption  ;  le  bien- 
être,  qui  n'existait  que  dans  la  vie  future,  était  irréali- 
sable dans  cette  vallée  de  larmes.  Tout  ce  qu'on  pouvait 
tenter,  c'était  de  s'unir  pour  contenir  le  seigneur  dans 
certaines  limites  ;  il  était  impossible  d'abattre  son  em- 
pire ;  ainsi  le  reconnaissaient  ceux-là  mêmes  qui  étaient 
l'objet  de  ses  vexations.  Mais,  dans  leur  désespoir,  le 
peuple  et  le  bas  clergé,  écrasés  sous  le  poids  de  tous 
leurs  supérieurs  hiérarchiques,  voulurent  se  venger  et, 
ne  pouvant  proclamer  l'égalité  dans  cette  vie  où  ils  la 
croyaient  irréalisable,  ils  la  proclamèrent  dans  la  mort  ; 
bientôt  les  immenses  voûtes  des  temples  se  remplirent 
de  foules  aussi   désespérées  que  dévotes.   D'énergiques 


MOYEN  Af.K.  lio 

phrases  de  sermons  funèbrement  égalitaires  retentirent 
dans  les  nefs  sacrées  ;  c'était  l'expression  fidèle  des  senti- 
ments de  cette  démagogie  mystique  qui  se  complaisait  à 
enfieller  les  jouissances  de  ceux  qui  la  dominaient. 

«  Ni  l'or,  ni  la  pourpre  ne  peuvent  arrêter  la  faux  de 
«  la  Mort  !  Vous  qui  vivez  dans  l'opulence,  et  vous  qui 
«  disposez  de  la  force,  vous  êtes  condamnés  à  mourir  à 
«  l'égal  du  plus  infime  de  vos  serfs.  Un  pape  ne  vaut  pas 
«  plus  qu'un  sacristain,  un  empereur  qu'un  paysan,  une 
«  reine  qu'une  mendiante  !  »  Partout  on  répète  ces  sen- 
tences sur  un  même  ton,  et  le  règne  de  la  Mort  parvient 
à  son  apogée  avec  le  triomphe  de  cette  sinistre  démo- 
cratie. 

<c  II  n'est  rien  qui  ne  m'appartienne,  s'écrie  la  Mort. 
«  De  bon  ou  de  mauvais  gré  chacun  est  contraint  de  me 
«  suivre  :  il  n'est  pas  de  loi  qui  puisse  prévaloir  contre 
«  mon  empire,  il  n'est  pas  de  remède  qui  sauve  de  mes 
«  atteintes.  Il  n'y  a  au  monde  de  véritablement  impéris- 
«  sable  que  mon  royaume.  » 

«  Levez  à  votre  guise  les  ponts-levis  de  vos  châteaux, 
«  placez  des  sentinelles  sur  vos  donjons,  fermez  bien  vos 
«  portes  et  vos  croisées,  bouchez  toutes  les  ouvertures, 
«  jusqu'aux  lézardes,  je  saurai  bien  tromper  la  vigilance 
«  de  vos  gardes,  je  franchirai  vos  fossés  et  je  pénétrerai 
«  dans  vos  demeures  tout  comme  si  les  battants  en 
«  étaient  tout  grands  ouverts  !  » 

«  Vous  êtes  tous  égaux  ;  je  vous  nivellerais  si  vous  ne 
«  l'étiez  pas  !  » 

«  Toi,  monarque,  qui  ne  te  montras  fort  que  pour  la 
«  tyrannie,  toi  qui  rançonnas  odieusement  tes  vassaux 
«  pour  remplir  tes  caisses,  sans  souci  de  justice  pour 
«  personne,  tu  viendras  tomber  entre  mes  mains  ainsi  que 
«  le  plus  humble  de  tes  sujets.  Toi,  ambitieux  conquérant, 
«  qui,  pour  satisfaire  ton  immense  égoïsme,  fais  périr 
«  les  combattants  par  milliers  sur  les  champs  de  bataille, 
«  toi  aussi  tu  mourras  comme  le-dernier  de  tes  hommes 

10 


14G  PARTIE  HISTORIQUE. 

«  d'armes.  Toi,  archevêque,  qui  gouvernes  si  mal  tes  su- 
«  jets,  laïques  et  clercs,  pour  prix  des  mets  délicats  avec 
«  lesquels  tu  satisfais  ta  gourmandise,  prépare-toi  à  goû- 
((  ter  à  mes  amertumes!  Assez  de  pillage,  aventurier  Eeo- 
«  dal  !  dispose-toi  à  me  suivre  et  bientôt  tu  verras  com- 
«  ment  je  châtie  ceux  de  ta  bande  qui  dérobent  le  bien 
«  d'autrui.  Chanoine  ventru,  vicieux,  qui  supportes  les 
<(  jeûnes  grâce  aux  provisions  cachées  dans  ta  cellule,  toi 
«  qui,  aux  étreintes  du  cilice,  as  substitué  les  étreintes  de 
«  cent  courtisanes,  viens  m'embrasser  maintenant,  je 
«  t'appartiens,  je  suis  à  toi,  et  désormais  je  serai  ton 
«  épouse  !  Viens  là,  gouverneur  pervers,  j'ai  à  venger  le 
«  peuple  que  tu  administras  si  méchamment  !  Et  toi  aussi, 
a  ma  belle,  alerte  donc,  détache-toi  des  liras  de  ton  amant, 
«  car  il  ne  peut  y  avoir  qu'un  instant  de  bonheur  dans  ce 
«  bas  monde!  A  quoi  t'a  servi  ta  science,  docte  médecin, 
«  si  tu  n'as  pu  deviner  aujourd'hui  ma  venue?  Dépense 
«  tes  trésors  en  aumônes,  riche  avare  :  plus  on  possède 
«  et  plus  on  meurt  tristement,  car  il  en  coûte  beaucoup  de 
«  dire  adieu  aux  délices  de  l'existence  ;  malheur  ù  toi  si 
«  tu  as  fermé  l'oreille  aux  prières  des  pauvres,  car  Dieu 
«  la  fermera  aux  tiennes  quand  ta  dernière  heure  aura 
«  sonné  !  Courtisan  infatué,  j'abattrai  cet  orgueil  qui  te 
«  gonfle!  Tremblez,  grands  de  la  terre,  car  mon  pouvoir 
«  surpasse  tous  les  autres  !  » 

Et  voici  comment  la  Mort  personnifiée  dans  le  sque- 
lette (1)  se  fait  la  compagne  inséparable  de  l'Homme  que 
toujours  elle  traite  selon  son  caractère  et  sa  condition. 

(1  )  Au  quatorzième  siècle  la  chrétienté  était  convaincue  que,  bien  qu'in- 
visible, la  mort  était  un  personnage  effectif  et  réel.  On  la  représentait 
sous  la  forme  d'un  squelette,  la  faux  d'une  main  et  le  sablier  de  l'autre. 
Un  écrivain  mystique  se  rencontra  pour  affirmer  très-sérieusement  qu'il 
l'avait  vue,  en  compagnie  de  l'ange  exterminateur,  planer,  sous  cette 
forme,  au-dessus  d'une  ville  désolée  par  la  peste.  Vers  le  treizième  siècle 
et  an  commencement  du  quatorzième,  on  représente  la  mort  comme  une 
sorte  de  momie,  sous  la  forme  d'un  squelette  recouvert  de  sa  puni  ;  on 


MOYEN  AGE.  147 

Le  squelette  se  présente  au  pape  pendant  la  cérémonie 
du  sacre  de  l'empereur  ;  au  moment  où  le  pontife  institue 
celui-ci  souverain  au  nom  de  Dieu,  il  l'avertit  que  le  pou-   ■ 
voir  de  la  Mort  est  plus  étendu   que  celui  de  l'Eglise  ; 
puis,  en  lui  arrachant  la  vie,  la  Mort  le  dépose  de  toutes 
ses  prérogatives .  Il  prend  la  couronne  à  l'empereur  et  la 
remet  à  son  fils.  Sous  les    traits   d'un  jeune    échanson, 
le  squelette  verse  au  roi,  pendant  le  festin,  son  dernier 
breuvage.  Avec  la  mitre  et  la  crosse  de  l'abbé,  il  appa- 
raît au  moine  absorbé  dans  la  lecture  de   son  bréviaire 
pour  lui  annoncer  qu'il  a  suffisamment  prié.   Il  viole  la 
sainteté  du    cloître   pour  enlever  ïabbesse.    11  prend   la 
verge  du  juge  pour  en  faire  justice  et  venger  de  ses  sen- 
tences ceux  qu'elles  ont  frappés.  Il  confond  créancier  et 
débiteur  dans  un  embrassement  commun.  Il  entre  dans 
la   maison    du   juif    usurier    pendant   qu'il    compte    les 
sommes  versées  dans  sa  caisse,  et  il  lui  dit  :  «  Tu  n'as 
pas  encore  payé  ma  dette  !  »  et,  sans  lui  donner  le  temps 
de  se  retourner,   il  l'emporte.  Il  attaque   subitement  la 
demeure  de  Yauare,  et  au  lieu  de  saisir  sa  personne,  il 
saisit  ses  trésors,  certain  que,  pour  ne  pas  les  abandonner, 
l'avare  les  suivra.  Il  surprend  les  joueurs  assis  autour  du 
tapis  vert  et  ne  leur  accorde  pas  le  temps  de  ramasser  leur 
enjeu.  Il  arrête  le  voleur  qui  détrousse  sur  la  route.  Il  se 
place  sur  la  tète  le  bonnet  du  prédicateur  qui  improvise  un 
sermon  sur  la  vanité  de  la  vie,  et,  lui  montrant  le  sablier 
fixé  sur  la  chaire,  il  lui  démontre  en  l'étranglant  combien 
personnellement  son  argumentation  est  exacte.  Il  accom- 
pagne le  viatique,  la   lanterne  à  la  main,  à  la  place  de 
l'enfant  de  chœur,  pour  entrer  dans  la  maison  du  paraly- 
tique. A  Y  astrologue  qui,  sur  la  contemplation  de  la  sphère 

n'avait  pas  encore  assez  étudié  Tanatomie  du  corps  humain  pour  con- 
naître la  forme  précise  des  os.  Il  faut  consulter,  à  cet  égard,  les  vignettes 
des  livres  religieux  des  treizième  et  quatorzième  siècles.  Dans  le  quin- 
zième le  squelette  est  déjà  admirablement  dessiné,  ainsi  qu'on  peut  s'en 
convaincre  par  les  gravures  de  l'époque. 


\  18  PAKTIK  HISTORIQUE. 

céleste,  prédit  tant  d'événements,  il  montre  un  crâne  et 
lui  demande  de  deviner  quel  sera  son  dernier  jour.  11 
surprend  les  marchands  sur  le  port  en  se  dressant  sou- 
dain au  milieu  des  ballots  qui  arrivent  d'Orient  par  la 
galère,  et  de  son  haleine  empoisonnée  il  tue  les  uns  et 
met  en  fuite  les  autres.  Il  sert  au  gourmand  des  mets 
malsains  assaisonnés  avec  des  condiments  qui  enflam- 
ment ses  entrailles.  Il  va  à  la  rencontre  du  guerrier,  lors- 
qu'au plus  fort  de  la  bataille  celui-ci  de  son  terrible  es- 
padon abat  des  hommes  comme  on  fauche  des  épis,  et, 
arborant  un  os,  il  lui  fait  mordre  la  poussière  au  premier 
coup  qu'il  lui  en  assène  sur  la  tète.  Au  serf  qui  travaille 
dans  les  champs,  il  dit  :  «  Il  n'y  a  que  moi  qui  puisse  te 
procurer  le  repos  nécessaire  à  tant  de  fatigues!  »  Au 
vieillard  il  donne  avec  compassion  le  bras  pour  l'aider  à 
descendre  vers  la  tombe.  Il  emporte  avec  amour  Y  enfant 
entre  ses  mains  décharnées.  Il  joue  joyeusement  de  la 
musette,  et  le  fou  le  suit  en  dansant  jusqu'à  la  fosse.  11 
dirige  les  pas  de  Yaveugle  et  le  conduit  au  cimetière.  La 
nuit,  enveloppé  dans  sa  longue  cape,  il  prend  son  luth 
mélancolique  et  donne  une  sérénade  à  la  dame  pour  qu'elle 
lui  ouvre  sa  fenêtre.  Il  surprend,  dans  les  frémissements 
de  la  passion,  Y  amant  aux  pieds  de  sa  maîtresse,  et  il  les 
réunit  pour  l'éternité  dans  le  sépulcre.  Il  attise  le  feu  du 
fourneau  de  Y  alchimiste  pour  que  la  cornue  éclate  et  que 
l'explosion  le  tue.  Il  interrompt  le  savant  au  milieu  de 
ses  méditations.  Il  veille  au  chevet  du  malade  et  raille 
le  médecin  qui  ne  le  voit  pas.  Il  donne  l'hospitalité  au 
voyageur  et  lui  dit,  en  lui  ouvrant  la  porte  de  l'auberge  : 
ce  Entre  dans  ta  dernière  hôtellerie.  »  Il  accompagne  les 
pèlerins  dans  leur  pèlerinage.  Il  gouverne  au  timon  du 
navire  pour  mener  les  marins  à  leur  perte.  Il  conduit 
les  véhicules  et  les  précipite  dans  un  abîme.  Il  marche  au 
combat,  en  tète  des  troupes.  Il  soulève  les  vassaux  sur 
la  place  publique.  Au  bal  il  est  musicien,  earillonneur 
au  couvent,  capucin  dans  l'ermitage,   magistrat  dans  les 


MOYEN  AGE.  J  ;q 

tribunaux,  professeur  dans  les  universités  ;  il  rit  enfin,  il 
grimace,  il  danse,  il  trépigne,  il  gambade,  il  gesticule, 
comme  si  ses  ossements  étaient  mus  par  des  muscles  in- 
visibles. La  poésie  le  rêve  en  ses  délires.  La  peinture 
représente  partout  sa  hideuse  carcasse.  La  morale  en 
fait  un  objet  d'édification  pour  les  croyants.  Les  saints 
le  voient  dans  leurs  hallucinations.  Tout  est  pénétré  de 
son  haleine  fétide.  Chaque  heure  du  jour  et  de  la  nuit  est 
troublée  par  le  cliquetis  de  ses  os,  et  chacun  frémit  au 
ricanement  aigre  de  ses  mâchoires.  Son  suaire  s'étend 
sur  toute  la  communion  chrétienne. 


IX 
LA    DANSE    MACABRE 

ET    LE     DIES    IR,E. 


Ce  drame  lugubre  fit  une  profonde  impression  sur  l'es- 
prit des  artistes  et  enfanta  la  Danse  Macabre  (1).  On  ignore 
absolument  quelle  est  celle  qui  a  paru  la  première  et  quel 
en  fut  l'auteur.  On  sait  seulement  qu'en  1398  Antoine  de 

(1)  Dans  son  Dictionnaire  de  la  langue  française,  Littré  s'exprime 
ainsi  au  mot  Macabre  :  «  Ety.m.  Lorrain,  maicaibré  se  dit  d'une  confi- 
guration fantastique  des  nuages.  Ducange,  chorea  Machabcorurn  (danse 
des  Machabées),  qu'il  définit  ainsi  :  cérémonie  plaisante,  pieusement 
instituée  parles  ecclésiastiques,  et  dans  laquelle  les  dignitaires,  tant  de 
l'Eglise  que  du  monde,  conduisant  ensemble  la  danse,  sortaient  tour 
à  tour  de  la  danse,  pour  exprimer  que  chacun  de  nous  doit  subir  la 
mort.  On  lit,  en  effet,  dans  un  texte  de  1453  :  Quatuor  simasias  vint 
exhibilas.  Mis  qui  ciioream  machab^orum  fecerunt.  On  ne  peut  douter 
que  la  Danse  Macabre  et  la  danse  des  Machabées  ne  soient  une  seule  et 
même  chose.  On  peut  supposer  que  les  sept  frères  Machabées,  avec 
Eléazar  et  leur  mère,  souffrant  successivement  le  martyre,  donnèrent 
l'idée  de  celte  danse  où  chacun  des  personnages  s'éclipsait  tour  à  tour, 
et  qu'ensuite,  pour  rendre  l'idée  encore  plus  frappante,  on  chargea  la 
mort  de  conduire  cette  danse  fantastique.  Devant  chorea  Machabœorum, 
on  ne  peut  faire  compte  de  l'arabe  makbara,  chambre  funéraire.  » 
(Littré,  Dictionnaire  de  la  langue  française,  t.  11,  p.  306,  Macabre.)  Hip- 
polyte  Fourtoul  affirme  que  Macabre  vient  de  saint  Macaire  ;  voir  Essais 
sur  les  formes  et  les  images  de  la  Danse  des  morts.  Il  y  a  des  auteurs  qui 
croient  que  Macabre  dérive  du  poète  Macaber,  lequel  fit  une  danse  de 
cette  espèce  en  vers  allemands,  traduite  en  latin  par  P.  Desroy  de 
Troyes,  en  1460.  D'autres  assurent  qu'elle  a  emprunté  son  nom  au  trou- 
vère Macabras,  lequel  traita  ce  sujet  dans  un  poème. 


LA  DANSE  MACABRE.  151 

la  Salle  exécuta  une  danse  de  ce  genre,  et  quelques  ar- 
chéologues affirment  qu'en  1349  Nicaise  de  Cambrai, 
sur  une  commande  de  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bour- 
gogne, en  avait  également  composé  une.  D'autres  assurent 
qu'avant  cette  date  René  d'Anjou  avait  déjà  fait  repré- 
senter cette  danse  par  des  acteurs  dont  un  peintre  connu 
de  l'époque  avait  dessiné  les  costumes.  Certains  soutien- 
nent que  la  première,  dont  la  date  remonte  à  1383,  est 
celle  de  Minden,  en  Westphalie.  On  signale,  enfin,  comme 
étant  des  premières,  celle  du  palais  de  l'évèque,  à  Coira, 
celle  de  l'église  de  Chaise-Dieu,  en  Auvergne,  et  celle  du 
couvent  de  Klingenthal,  dans  le  canton  deBâle-Campagne. 
Celle-ci  porte  le  millésime  de  1312.  Bruckmann  dit  en  avoir 
vu  une  près  de  Vienne,  dans  un  couvent  de  capucins,  la- 
quelle remonterait  au  treizième  siècle  (1). 

M.  Francis  Douce,  dans  son  livre  intitulé  :  The  Danse 
of  Death,  a  réuni  un  grand  nombre  de  renseignements 
d'où  il  résulterait  qu'aucune  des  danses  dont  il  vient  d'être 
question  n'a  réellement  été  la  première.  M.  Champfleury 
affirme  qu'en  Bretagne  et  en  Suisse  il  existe  des  char- 
niers dont  l'origine  remonte  au  commencement  de  la  se- 
conde moitié  du  moyeu  âge,  sur  la  pierre  desquels  a  été 
sculptée  une  scène  étrange  que  l'on  peut  encore  observer 
dans  certains  ossuaires  mieux  conservés  que  les  autres  (2). 
La  Mort  y  est  représentée  debout,  battant  frénétiquement 
le  tambour  avec  deux  os  en  manière  de  baguettes.  A  ce 
roulement  répond  une  troupe  de  squelettes,  qui  font  re- 
tentir l'air  des  notes  aiguës  et  pénétrantes  de  leurs  longues 
trompettes.  Eveillés  en  sursaut  par  cette  horrible  musique, 
les  morts  sortent  de  leurs  tombeaux.  Ils  courent  en  désor- 
dre et  se  répandent  sur  toute  la  surface  de  la  terre, 
cherchant  ce  qui  leur  manque  pour  recomposer  leur  corps. 


(i)  Bruckmann,  Epislolœ  itinerariœ. 

(2)  Les  mieux  conservés  sont  en   Suisse.  J'en  ai    vu  quelques-uns 
pendant  l'été  de  1876. 


152  PARTIE  HISTORIQUE. 

S'il  faut  s'en  rapporter  à  l'opinion  d'archéologues  auto- 
risés, la  symphonie  aurait  précédé  cette  danse  sinistre. 

Divers  historiens  supposent  que  les  artistes  voulurent 
mettre  en  scène  la  danse  de  Saint-Guy,  pendant  que 
d'autres  affirment  qu'elle  a  eu  pour  origine  une  légende 
épouvantable,  populaire  en  ce  temps  dans  presque  toute 
l'Europe  centrale.  On  racontait  qu'à  Darmstadt,  le  jour  de 
Pâques,  à  l'instant  même  où  se  célébrait  l'office  divin,  un 
ramassis  d'impies  s'en  vint  danser  devant  l'église.  Dieu, 
irrité,  maudit  ces  gens,  et  sa  malédiction  produisit  instan- 
tanément son  effet.  Transportés  d'un  vertige  infernal,  ces 
hommes  se  mirent  h,  tournoyer  avec  une  ardeur  frénéti- 
que, sans  qu'aucun  d'entre  eux  pût  un  instant  lâcher  les 
mains  de  son  voisin.  En  entendant  cet  effroyable  tu- 
multe, le  sacristain  s'avança  jusque  sur  le  parvis  pour 
savoir  ce  qui  se  passait  ;  il  vit  sa  fille  qui  s'était  mêlée 
à  la  danse  des  damnés,  et  se  précipita  vers  elle,  la  tirant 
par  un  liras  pour  l'arracher  à  cette  ronde  infernale. 
Effort  inutile!  le  bras  lui  resta  dans  les  mains,  et  la  fille 
n'en  poursuivit  pas  moins  son  mouvement  avec  sa  verti- 
gineuse rapidité.  L'entraînement  des  damnés  était  tel 
qu'ils  creusaient  sous  leurs  pieds  une  fosse  circulaire  dans 
laquelle  ils  s'enfonçaient  à  mesure.  Ils  dansèrent  ainsi 
sans  s'arrêter  une  année  entière,  au  bout  de  laquelle, 
à  l'heure  précise  où  ils  avaient  commencé  leur  ronde, 
ils  tombèrent  morts  dans  la  fosse  ouverte  sous  leurs 
pas. 

11  est  possible  que  cette  légende  ait  été  une  des  causes 
qui  ont  contribué  à  l'apparition  de  la  Danse  Macabre; 
mais,  à  notre  avis,  trois  éléments  ont  concouru  à  la 
création  de  cette  danse.  L'un  est  le  sentiment  général  de 
désespoir  qui  règne  au  moyen  âge  ;  l'autre,  l'état  parti- 
culier du  quatorzième  siècle,  pendant  lequel  tout  danse. 
On  danse  au  Sabbat;  on  danse  dans  les  Mystères;  on 
danse  à  la  fête  des  Innocents  dans  les  églises  ;  les  épilep- 
tiques  dansent  sur  les  places;  même  les  rois  et  les  grands 


LA  DANSE  MACABRE.  153 

personnages  deviennent  fous  et  dansent  dans  les  rues. 
La  dernière  cause,  la  principale  sans  doute,  c'est  le  be- 
soin d'égalité  qui  animales  plébéiens,  les  serfs  et  le  bas 
clergé.  C'est  ainsi  que  l'idée  révolutionnaire,  prenant  le 
caractère  général  du  siècle,  a  éclaté  sous  forme  de  danse, 
nivelant  tout  par  la  mort,  car,  au  moyen  âge,  on  croyait 
que  l'égalité  n'était  pas  possible  dans  la  vie. 

La  plus  remarquable  des  danses  macabres  que  Ton 
connaisse,  celle  qui  offrait  le  plus  de  caractère,  est  sans 
doute  celle  que  l'on  voyait  à  Paris  en  1426. 

La  bataille  de  Verneuil  venait  d'être  perduepar  la  France. 
Les  Anglais,  ayant  àleur  tète  le  duc  de  Bedford,  marchaient 
à  grandes  journées  sur  la  capitale.  Ils  y  pénétrèrent,  s'ou- 
vrant  un  chemin  à  travers  les  cadavres  amoncelés  dans 
les  rues  par  la  peste  et  par  la  guerre.  En  arrivant  au  cloître 
des  Innocents,  un  spectacle  étrange  troubla  la  joie  féroce 
de  leur  victoire.  La  France,  saccagée,  désolée  et  vaincue, 
avait  eu  recours  à  une  représentation  picturale  (1)  delà  Mort 
pour  empoisonner  le  triomphe  du  conquérant.  Un  peintre, 
profondément  inspiré  par  l'idée  sombre  de  l'égalité  dans 
la  mort,  avait  exécuté  dans  le  charnier  des  Innocents  une 
série  de  fresques  par  lesquelles  il  prophétisait  au  vainqueur 
un  sort  analogue  à  celui  du  vaincu.  Cette  funèbre  pein- 
ture fit  une  grande  impression  sur  l'ennemi  ;  il  trouva 
dans  tous  les  tableaux  une  telle  profondeur  de  vues,   que 

(I)  Hipp.  Fourtoul  ilit  que  la  Danse  de  Paris  fut  jouée  sur  un  ca- 
tafalque dressé  contre  la  muraille  du  charnier  des  Innocents  (Essai  sur 
les  poëmes  et  les  images  de  la  Danse  Macabre).  Thomas  Wright  assure 
que  ce  fut  une  sorte  de  mascarade  exécutée  par  des  danseurs  déguisés,  à 
travers  les  rues  et  les  places.  D'aulres  disent  que  la  scène  ne  se  passa  que 
dans  le  cimetière  des  Innocents  ;  maisChampfleury  prouve,  dans  son  His- 
toire de  la  caricature  au  moyen  âge,  qu'il  y  eut  exposition  de  peintures 
murales.  Ltttré  abonde  dans  ce  sens.  Voir  aussi  le  Journal  de 
Charles  VF,  en  1420,  p.  120,  dans  Lacuine.  Peignot  aussi  est  du  même 
avis  et  cite  beaucoup  de  preuves  pour  appuyer  son  opinion.  Voir  son 
ouvrage  intitulé  :  Ilet-la  rches  ski1  les  Danses  dis  morts  et  sur  les  origines 
des  cartes  a  jouer. 


lt>4  PARTIE  HISTORIQUE. 

non-seulement  il   la   respecta,  mais  qu'il  la  reproduisit 
dans  ses  églises  d'Angleterre  (1). 

C'est  à  partir  de  cette  manifestation  que  la  Danse  Macabre 
se  répand  dans  toute  l'Europe.  Elle  envahit  le  palais  et  le 
château  aussi  bien  que  l'église  et  le  couvent.  On  la  peint 
sur  les  murs  de  la  rue,  sur  la  façade  de  la  maison,  sur  le 
frontispice  du  pont,  dans  l'intérieur  de  la  chapelle,  dans 
la  salle  de  la  commune  ;  on  la  reproduit  sur  le  bois,  sur  la 
toile,  sur  le  métal,  sur  l'ivoire  et  sur  le  parchemin,  en 
même  temps  qu'on  la  sculpte  en  marbre,  qu'on  la  frappe 
dans  le  cuir,  qu'on  la  grave  dans  le  bois,  qu'on  la  burine 
sur  le  cuivre,  qu'on  la  coule  en  bronze,  qu'on  la  modèle 
en  argile,  qu'on  l'introduit  dans  les  tissus  de  laine  et  de 
soie,  dans  le  tapis,  dans  la  tenture,  qu'on  l'émaille  sur  les 
vitraux,  qu'on  l'incruste  dans  l'écu,  qu'on  la  brode  sur 
les  bannières,  qu'on  la  trace  en  plusieurs  couleurs  sur  le 
missel  et  les  livres  d'heures,  qu'on  la  damasquine  sur  la 
lame  de  l'épée,  du  poignard  et  de  la  dague. 

De  la  danse  mémorable  du  cimetière  des  Innocents 
jusqu'à  celle  du  pont  de  Lucerne,  le  défilé  est  long.  Partout 
«  l'insatiable  glouton  de  tous  les  hommes  revêt  une  forme 
appropriée  à  sa  clientèle.  »  Ici,  il  se  présente  svelte  comme 
un  étudiant  ;  là,  il  prend  l'attitude  moitié  malicieuse,  moi- 
tié railleuse  d'un  truand  astucieux;  ailleurs,  ses  os  affec- 
tent la  forme  alourdie  d'un  squelette  bourgeois  de  pure 
race;  plus  loin,  au  fond  de  ses  orbites  caves  et  téné- 
breuses, on  devine  le  coup  d'oeil  scrutateur  et  froid  du  phi- 
losophe sceptique,  ou  bien  son  masque  osseux  s'animed'un 
certain  sentiment  de  compassion  et  de  bonhomie.  Pour 
ceux  qui  ont  dominé  leur  vie  durant,  pour  ceux  qui  ont  ac- 
caparé richesses  et  honneurs,  pour  les  évoques  opulents, 
les  conquérants  heureux,  pour  les  rois  tyranniques,  les 
despotes  féodaux,   les   riches   avares,   les  usuriers   sans 

(I)  Ce  fut  au  cloître  du  cimetière  de  Saint-Paul  de  Londres  qu'on  pei- 
gnit la  première  en  Angleterre. 


LÀ  DANSE  MACABRE.  155 

pitié,  pour  tous  ceux  en  un  mot  qui  ont  vécu  d'exploitation 
et  d'oppression,  la  Mort  apparaît,  possédée  d'une  joie 
féroce,  sauvage.  L'artiste  la  montre  partout,  dans  toutes 
les  danses,  fondant  à  l'improviste,  à  l'heure  même  où  ses 
victimes  exercent  la  plénitude  de  leur  pouvoir.  Elle  sur- 
prend le  gourmand  au  milieu  de  son  repas,  le  bandit  à 
l'heure  môme  où  il  commet  un  vol,  le  chef  d'armée  quand 
il  marche  à  la  victoire,  à  la  tête  de  ses  troupes,  etc.,  etc. 
Elle  répond  à  la  terreur  et  aux  défaillances  que  provoque 
sa  présence  par  un  éclat  de  rire  méphistophélique,  et, 
sans  lui  donner  le  temps  de  se  remettre,  elle  emporte  sa 
proie  dans  l'autre  monde.  Mais  si  celui  dont  l'heure  est 
venue  est  un  travailleur,  un  serf,  un  moine  charitable,  un 
humble  savant,  une  femme  infortunée,  un  tendre  adoles- 
cent, alors  la  Mort  s'humanise,  elle  prend  un  aspect  affa- 
ble, plein  de  bonté,  et  elle  invite  sa  victime  à  abandonner 
les  misères  du  monde,  en  s'écriant  :  Mors  melior  vital 

La  Danse  Macabre  a  également  été  l'objet  de  com- 
positions littéraires,  même  avant  d'avoir  inspiré  la  plas- 
tique. Nous  pouvons  en  citer  comme  exemple  un  poëme 
de  beaucoup  antérieur  au  quinzième  siècle  (i),  écrit 
en  espagnol  et  intitulé  :  Danza  général  de  la  Muette. 
On  ne  peut  attribuer  une  date  certaine  à  cette  pro- 
duction et  on  ignore  même  quel  en  fut  l'auteur.  On 
pense  seulement  qu'elle  peut  se  réclamer,  peut-être,  de 
l'écrivain  auquel  on  doit  la  Révélation  de  un  Ermitano, 
parce  que  les  deux  œuvres  se  trouvent  dans  le  même 
recueil  et  qu'il  y  a  entre  elles  une  grande  analogie  dans 
le  style  et  dans  le  choix  des  mots.  Mais,  comme  ce  que 
nous  savons  sur  l'auteur  de  la  Révélation  se  résume  à  ceci, 

(I)  Quelques  bibliophiles  espagnols  estiment  que  son  origine  remonte 
au  commencement  du  quatorzième  siècle,  et  même  aux  dernières  années 
du  treizième.  A  peu  près  à  la  même  époque,  on  en  trouve  un  pareil 
dans  les  archives  de  la  couronne  d'Aragon,  à  Barcelone,  écrit  en  catalan 
par  le  père  Miquel  Carbonell.  Voir  Coll.  documents  inédits  des  archives 
de  la  couronne  d'Aragon,  t.  X.W1II. 


UjG  partie  historique. 

qu'il  était  ermite  et  qu'«  il  écrivait  en  rimes,  parce  qu'il 
savait  cette  gaie  science  »  ,  toutes  ces  conjectures  ne 
nous  avancent  pas  à  grand'chose. 

C'est  un  poëme  remarquable  au  point  de  vue  de  la 
naïveté  qui  l'inspire.  Grâce  à  ce  caractère,  nous  pouvons 
nous  convaincre  que  les  chefs  de  la  religion  et  du  pou- 
voir, les  représentants  de  l'autorité  divine  et  humaine, 
exerçaient  déjà  dans  ces  temps-là  leur  ministère  à  leur 
profit  particulier  et  de  la  façon  la  plus  arbitraire.  L'au- 
teur place  dans  la  bouche  de  la  Mort  l'âpre' critique  des 
vices  des  personnages  qu'elle  appelle  à  sa  danse  avec  une 
si  brutale  sincérité  que,  pour  qui  sait  lire,  c'est  la  con- 
statation du  fait,  que  l'influence  moralisatrice  —  tant 
chantée  —  que  le  tronc  et  l'autel  ont  exercée  sur  les 
mœurs,  n'a  jamais  été  qu'une  pure  figure  de  rhétorique. 
Après  une  exhortation  à  la  pénitence  adressée  par  un 
prédicateur  à  tous  les  mortels,  la  Mort  fait  l'appel  et 
oblige  les  invités  à  danser  bon  gré,  mal  gré.  Ceux-ci  se 
lamentent;  alors  la  Mort  les  console  si  leurs  œuvres  ont 
été  bonnes  ;  ou  bien,  s'ils  ont  mal  vécu,  elle  leur  rappelle 
avec  une  satisfaction  sarcastique  leurs  fautes  ou  leurs 
crimes.  Le  pape,  l'empereur,  le  roi,  l'archevêque,  l'évêque, 
le  chevalier,  l'abbé,  le  doyen  de  chapitre,  le  marchand, 
l'archidiacre,  l'avocat,  le  chanoine,  le  curé,  l'usurier,  le 
moine,  le  percepteur,  le  receveur  des  contributions,  le 
sous-diacre,  le  sacristain  et  le  santero  (1)  s'en  vont  très- 
maltraités  par  ses  jugements  sévères,  mais  elle  absout  ou 
traite  avec  bonté,  à  cause  de  leur  meilleure  manière  de 
vivre,  l'écuyer,  le  médecin,  le  laboureur,  l'ermite,  le 
rabbin  et  le  fakir.  La  morale  qui  se  dégage  du  poëme  est 
essentiellement  chrétienne.  «  Puisque  tout,  dans  ce  monde, 
n'est  que  vanité,  faisons  pénitence  afin  de  trouver  le  bon- 

(I)  Le  sanlero,  en  Espagne,  est  un  homme  presque  disparu  aujour- 
d'hui, qui  courait  la  campagne  avec  une  image  de  saint  dont  il  expli- 
quait les  miracles  et  qu'il  faisait  baiser  aux  fidèles,  lesquels  reconnais-; 
saient  ces  services  par  de  nombreuses  aumônes. 


LA  DANSE  MACABRE.  157 

heur  dans  une  autre  vie.  »  Cependant,  ceci  n'empêche  pas 
l'auteur  de  mettre  en  relief,  dans  toute  leur  honteuse 
réalité,  les  vices  et  les  injustices  de  la  société  au  sein  de 
laquelle  il  vivait. 

Le  poëte  anglais  Peter  Plowmann  a  également  publié 
un  poëme  dans  ce  genre.  Il  met  à  profit  un  songe  qu'il  a 
eu  et  nous  fait  voir  la  Mort  nivelant  tout  avec  sa  faux.  La 
Mort  abat  le  fort  aussi  bien  que  le  faible,  l'oppresseur 
aussi  bien  que  l'opprimé,  celui  qui  se  cache  et  tremble 
comme  celui  qui  se  présente  devant  elle  intrépide  et  sans 
la  craindre,  celui  qui  est  bien  portant  et  celui  qui  est 
malade  ;  elle  ne  respecte  personne,  car  elle  seule  est 
au-dessus  de  tout,  et  seul  son  royaume  est  universel  et 
durable. 

En  même  temps  que  le  poëme,  on  écrivait  aussi  la 
romance,  le  refrain  volait  de  bouche  en  bouche,  on 
chantait  le  couplet,  si  bien  qu'en  se  généralisant  ainsi 
et  se  divisant  à  l'excès,  le  thème  en  arriva  à  tout  pénétrer. 
C'est  cette  littérature,  populaire  ou  élevée,  qui  alimentait 
continuellement  la  représentation  plastique  de  son  souffle 
funèbre.  Ainsi,  le  peintre  anglais  Geoffroy  Tory,  s'inspi- 
rant  de  la  légende  de  Plowmann,  illustra  un  magnifique 
livre  d'heures.  La  composition  représente  la  Mort  avec  une 
couronne  royale,  montée  sur  un  cheval  noir  et  tenant 
à  la  main  la  sentence  du  genre  humain.  Deux  squelettes 
qui  l'escortent  exécutent  l'arrêt,  fauchant  tous  les  mor- 
tels qu'ils  rencontrent  sur  leur  passage.  Ces  figures  se 
détachent  sur  un  ciel  dans  lequel  voltigent  des  corbeaux 
accourus  de  l'horizon  pour  se  repaître  des  cadavres  qui 
jonchent  le  sol. 

De  même  que  Tory  s'est  inspiré  d'un  poëme,  Holbein 
est  allé  chercher  son  sujet  dans  des  quatrains  sur  le 
triomphe  de  la  Mort  qui,  déjà  depuis  le  quatorzième  siècle, 
circulaient  parmi  le  peuple  en  manière   de  refrains  (1). 

(I)  On  a  attribué  la  Danse  des  morts  de  Bàle  à  Holbein  ;  il  est  au- 


158         .  PARTIE  HISTORIQUE. 

C'est  en  illustrant  ces  conceptions  qu'il  créa  cette  incom- 
parable Danse  de  la  Mort  qui,  au  point  de  vue  artistique, 
est  la  meilleure  que  nous  possédions  (1).  On  y  voit  la 
Mort  saisir  l'Homme  à  partir  du  moment  où,  dans  le 
paradis,  il  mange  le  fruit  défendu  ;  désormais,' elle  ne  se 
sépare  plus  de  lui  ;  de  sorte  qu'en  nous  représentant  en 
des  conditions  et  des  circonstances  si  diverses  la  Mort 
compagne  de  l'Homme,  Holbein  nous  montre  l'Humanité 
tout  entière  soumise  à  cette  loi  nécessaire.  L'unique 
erreur  que  l'on  puisse  reprocher  à  ce  grand  ajuvre  n'est 
pas  le  fait  de  l'artiste,  mais  bien  celui  de  l'idée  religieuse 
prédominante  à  cette  époque,  car  si  Holbein  y  indique 
que  la  mort  est  le  résultat  du  péché  originel  et  non  pas  la 
conséquence  fatale  de  la  vie  elle-même,  c'est  parce  qu'à 
son  époque  le  dogme  seul  donnait  l'explication  de  toutes 
choses,  et  expliquait  ainsi  l'origine  de  la  mort. 

Considérée  au  point  de  vue  de  l'art  seul,  la  Danse  Maca- 
bre est  véritablement  le  principal  exemple  de  peinture 
critique  que  nous  trouvions  dans  l'histoire.  L'artiste  y  agit 
toujours  sous  l'impulsion  d'une  idée,  qu'il  prétend  faire  pé- 
nétrer dans  l'esprit  de  ses  contemporains  avec  la  plus  grande 
intensité  possible;  il  recherche  la  forme  comme  un  simple 
moyen  d'expression,  et  la  subordonne  toujours  à  la  pensée 
génératrice  de  l'œuvre.  Si  l'idée  est  désolante,  si  la  consé- 

jourd'hui  pleinement  prouvé  qu'elle  est  antérieure  à  ce  peintre.  Elle  fut 
exécutée  en  1444,  On  ignore  quel  en  est  l'auteur.  Emmanuel  Bùchel 
en  fit  une  copie  à  l'aquarelle,  qu'on  conserve  à  la  Bibliothèque  de  Bàle. 
(I)  Celle  que  Nicolas  Manuel  (Deutsch),  peintre  et  poète,  écrivit  et  pei- 
gnit sur  les  murs  du  couvent  des  Dominicains  de  Berne  est,  surtout  par 
ses  tendances  égalitaircs,  une  des  plus  remarquables,  bien  que  du  reste 
elle  ne  soit  pas  supérieure  à  celle  de  Holbein.  Elle  se  compose  de  qua- 
rante-six grands  tableaux  à  l'huile.  On  peut  voiries  aquarelles  qu'Albert 
Kauw  et  Guillaume  Hettler,  ses  contemporains,  nous  en  ont  léguées  dans 
la  salle  des  séances  de  l'Académie  de  Berne.  Celte  œuvre  fut  terminée 
en  1320.  Celle  que  Jean  Vries  peignit  sur  les  murailles  du  cimetière  des 
Dominicains  de  Fribourg  est  également  digne  d'attention.  On  en  con- 
serve quelques  morceaux  à  la  cathédrale  de  Bàle. 


LA   DANSE  MACABRE.  159 

quence  qui  en  découle  est  contraire  à  l'esprit  de  liberté  et 
de  vie,  qu'on  en  fasse  remonter  la  faute  aux  tendances  de 
l'époque,  car  les  artistes  ne  pouvaient  se  soustraire  à  ces 
tendances.  Néanmoins,  ces  manifestations  de  l'art  con- 
damnent et  repoussent  presque  toujours  l'orgueil,  l'opu- 
lence, le  vice  et  jusqu'à  la  hiérarchie.  Si,  pour  produire  ces 
effets,  le  peintre  a  dû  recourir  au  remède  des  désespérés, 
c'est-à-dire  à  la  mort,  c'est  parce  que,  étant  donnée  la  mau- 
vaise constitution  de  la  société  au  sein  de  laquelle  il  vivait, 
il  ne  pouvait  croire  au  règne  de  la  Justice  dans  un  monde 
qui  ne  lui  apparaissait  que  comme  une  vallée  de  larmes. 
M.    Champlleury  prétend  que  la  Danse  Macabre  n'est 
pas  la  représentation  d'un  sentiment  qui  appartient  d'une 
façon  unique  et  exclusive  au  moyen  âge,  c'est-à-dire  à  la 
période  culminante  du  christianisme,  et  il  dit  à  ce  propos  : 
«  La  Danse  des  morts,  symbole  de  l'égalité,  pourrait  être 
réclamée  également  par  la  Révolution  de  1781).  »  Rien  de 
plus  inexact  que  cette  assertion  ;  M.  Champfleury  ne  voit  ici 
que  la  moitié  de  la  question.  A  l'aide  de  la  personnification 
de  la  mort  dans  le  squelette  qui  entraîne  de  force  tous  les 
mortels,  la  Danse  des  morts  formule  l'égalité,  rien  n'est 
plus  certain  ;  mais  cette  égalité-là  n'est  que  l'égalité  dans 
la  non-existence ,  dans  le  non-être  ,   l'égalité  négative  ; 
tandis  que  l'égalité  formulée  par  la  Révolution  française 
représente  l'égalité   dans  la  vie,  l'égalité  en  dignité,  en 
droits,  en  liberté,  c'est-à-dire  l'égalité  positive.  Au  moyen 
âge,  le  bas  clergé,  dans  ses  sermons,  et  les  artistes,  dans 
leurs  œuvres,  disent  au  roi,  au  pape,  au  seigneur  féodal, 
à  l'exploiteur  et  aux  riches  qu'ils  auront  même  fin  que  le 
vassal,  que  le  serf,  que  le  travailleur  et  le  pauvre  ;  mais  la 
Révolution  française  affirme  davantage,  car  il  importait 
peu  aux  législateurs  de  la  Constituante  que  tous  les  hommes 
eussent  une  même  fin  dans  la  mort,   si  certains  devaient 
être  condamnés  à  souffrir  durant  toute  leur  vie.  La  Révo- 
lution dit  nu  pape,  au  roi,  au  noble  que  leur  puissance  n'a 
pas  de  raison  d'être,  et  que,  par  conséquent,  leurs  privilèges 


|60  PARTIE  HISTORIQUE. 

doivent  disparaître,  car  ils  n'ont  pas  le  droit  de  se  placer 
au-dessus  des  simples  citoyens.  Ainsi  donc,  il  serait  bien 
difficile  de  prendre  pour  un  symbole  de  la  Révolution  fran- 
çaise une  conception  artistique  qui,  bien  qu'elle  formule 
l'égalité,  en  ajourne  la  possession  à  une  vie  future,  et  en 
proclame  l'impossibilité  dans  la  vie  présente.  Quelemoyen 
âge  présente  un  progrès  sur  l'antiquité,  nul  ne  le  niera  : 
l'antiquité  ne  croyait  pas  à  l'égalité,  même  dans  la  mort, 
tandis  que  le  moyen  âge  l'affirme  ;  mais,  en  la  transpor- 
tant de  l'autre  vie  dans  la  vie  présente,  les  temps  mo- 
dernes ont  changé  la  face  du  problème  de  l'émancipation 
de  l'Homme,  car  d'irréalisable  qu'était  l'égalité  dans  ce 
monde,  ils  l'ont  rendue  possible. 

La  Danse  Macabre  est  donc  le  produit  du  concours  des 
circonstances  négatives  de  la  vie,  qui  se  coalisèrent  dans 
la  seconde  moitié  du  moyen  âge.  Au  commencement  de  la 
Renaissance,  époque  pendant  laquelle  le  bien-être  est  re- 
lativement plus  grand,  nous  voyons  déjà  la  Mort  repré- 
sentée dans  ces  danses  sous  un  aspect  moins  effrayant, 
comme  si  les  artistes  n'avaient  plus  eu  peur  d'elle  ;  et,  avec 
le  temps,  cette  peur  s'affaiblit  tellement  que,  de  vision  ter- 
rible qu'elle  avait  été,  on  en  arrive  à  la  convertir  en  un 
personnage  bouffon,  plus  propre  à  exciter  le  rire  par  ses 
contorsions  grotesques  qu'à  inspirer  de  tristes  et  pro- 
fondes méditations.  Et  ceci  ne  pouvait  manquer  d'arriver. 

Toute  œuvre  artistique  est  le  résultat  du  milieu  maté- 
riel et  moral  dans  lequel  elle  se  produit,  de  même  que  la 
plante  est  le  résultat  de  l'atmosphère  et  du  terrain  au  sein 
desquels  elle  se  développe.  Que  l'air  ambiant,  que  la  terre 
se  modifient,  la  plante  se  modifie  également  et  finit  par  dis- 
paraître pour  faire  place  à  une  espèce  plus  appropriée  à 
ces  nouvelles  conditions.  Dès  la  Renaissance,  le  courant 
des  idées  se  modifie,  et  en  même  temps  les  institutions 
et  les  conceptions  artistiques  du  moyen  âge  dégénèrent 
et  meurent  comme  un  végétal  transplanté  dans  une  atmos- 
phère et  un  terrain  qui  ne  sont  plus  les  siens,  pour  faire 


LA  DANSE  MACABRE.  ICI 

bientôt  place  à  de  nouvelles  et  magnifiques  productions. 
Si,  postérieurement,  dans  les  temps  modernes,  nous 
voyons  encore  quelques  Danses  des  morts,  ce  ne  sont 
guère  que  des  œuvres  médiocres,  dont  quelques-unes  sont 
cependant  remarquables,  mais  plutôt  à  cause  de  la  forme 
que  pour  l'idée  qui  les  a  inspirées.  Gomment  pourraient 
s'inspirer  aujourd'hui  les  artistes  qui  vivent  dans  une  so- 
ciété où  l'idée  qu'on  se  faisait  de  la  mort  au  moyen  âge 
est  complètement  modifiée?  Aussi  ne  voyons-nous  dans  la 
danse  de  Granville  que  ce  qu'en  France  on  appelle  une 
charge.  Quant  à  celle  de  Rethel,  la  seule  qui  possède  une 
réelle  valeur,  elle  ne  reflète  que  des  sentiments  du  temps 
passé  et  la  haine  contre  le  courant  démocratique  qui  se 
manifesta  en  Europe  en  1848  (1).  Elle  n'est  pas  fille  des 
idées  qui  germent  dans  le  cerveau  des  penseurs,  non 
plus  que  des  sentiments  répandus  dans  les  masses  ;  elle 
n'est  que  le  résultat  du  dépit  produit,  chez  un  dessinateur 
allemand,  qui  ne  croit  pas  au  progrès,  par  les  nouvelles 
idées  égalitaires,  lesquelles,  comme  un  torrent  impétueux, 
avaient  envahi  l'Europe  en  général  et  l'Allemagne  en  par- 
ticulier. 

Nous  avons  essayé  de  déterminer  l'origine  et  le  carac- 
tère de  l'œuvre  qui  contenait  l'idée  que  l'on  se  formait 
sur  la  mort  au  moyen  âge.  Nous  arrivons  maintenant 
à  une  autre  œuvre  moins  populaire  que  celle-ci,  moins 
généralisée,  mais,  s'il  se  peut,  plus  grande  par  la  vio- 
lence avec  laquelle  elle  exprime  les  idées  que,  dans  cette 
société  terrorisée,  le  dogme  avait  suggérées  sur  l'immor- 
talité de  l'homme.  L'épouvantable  chant  des  morts  nous 
fournit  l'idée  exacte  de  la  terreur  qui  envahissait  l'homme 
de  cette  époque,  à  ses  derniers  moments,  en  même  temps 
que  la  Danse  Macabre  nous  révèle  les  difficultés  de  son  exis- 
tence. La  Danse  Macabre  fut  une  manifestation  spontanée 


(1)  La  danse  de  Rethel  est  composée  de  six  gravures  sur  bois  avec 
légendes  en  vers  du  poëte  Reinick. 

n 


102  PARTIE  HISTORIQUE. 

des  artistes,  et  comme  le  plus  grand  nombre  d'entre  eux 
appartenaient  au  peuple  toujours  opprimé  par  les  sei- 
gneurs etles prélats,  elle  porte  en  elle-même  un  caractère 
plus  démocratique,  plus  égalitaire(l),  et  est  exprimée  sous 
mille  formes  diverses  par  une  multitude  d'auteurs  qui, 
composant  sur  le  môme  thème,  le  font  varier  à  l'infini. 

Il  en  est  tout  autrement  du  Dies  irœ.  Ce  chant  est  en 
quelque  sorte  un  poëme  officiel  du  christianisme  (2),  qui 
formula  dans  un  langage  symbolique  divers  dogmes  de 
l'Eglise;  il  se  maintint  donc  dans  son  intégrité,  sans 
subir  de  modifications  et  sans  souffrir  aucun  développe- 
ment. Il  contenait  des  prophéties  sacrées  et  ne  pouvait,  en 
conséquence,  être  chanté  que  dans  les  temples.  Il  parlait 
de  Dieu,  et  toute  version  profane  eût  été  considérée  comme 
hérétique.  Composé,  adopté  pour  frapper  l'imagination 
des  fidèles  et  servir  à  leur  édification,  il  ne  fut  pas  le 
produit  de  leur  spontanéité  collective.    Si  la  Da?ise  des 

(1)  À  l'appui  de  cette  assertion,  on  peut  citer  une  Danse  Macabre  cé- 
lébrée sur  la  place  de  Grève,  à  Paris,  en  mai  1-418,  pour  fêter  la  défaveur 
de  Jean  sans  Peur,  duc  de  Bourgogne,  que  Charles  VI,  dans  un  éclair  de 
raison,  avait  disgracié.  Les  principaux  personnages  du  temps  y  étaient 
représentés  donnant  la  main  à  un  squelette,  vêtu  d'attributs  légendaires 
et  dansant  une  ronde  immense,  autour  d'une  effigie  renversée  du  duc 
de  Bourgogne.  Au  milieu  de  la  fête,  les  Bourguignons,  sous  les  ordres 
de  Perrinet  Leclerc,  envahirent  la  place  et  massacrèrent  tous  les  dan- 
seurs. Celte  Danse  Macabre  fut  organisée  par  les  Cabocliiens  ou  bouchers 
de  Paris,  que  les  Armagnacs  avaient  réunis  en  un  corps,  dont  Caboche 
était  le  chef  :  de  là  leur  nom  de  Cabocliiens. 

(2)  Quelques  auteurs  attribuent  à  Grégoire  le  Grand,  qui  vivait  au 
sixième  siècle,  la  paternité  du  Dies  irœ.  D'autres  pensent  que  ce  chant 
est  l'œuvre  de  saint  Bernard  de  Clairvaux,  qui  vivait  au  douzième  siècle. 

D'autres  encore  supposent  qu'il  fut  composé  par  deux  dominicains, 
Humbert  et  Frangipani,  poètes  religieux,  très-populaires  au  treizième 
siècle.  L'hypothèse  la  plus  probable  est  que  le  Dies  irœ  est  la  création  de 
Thomas  de  Celano,  moine  qui  mourut  en  Italie  en  1255.  On  croit  qu'il 
le  composa  au  couvent  de  Mayence  entre  1221  et  1226.  L'Eglise  catho- 
lique l'adopta  et  l'ajouta  à  son  office  des  Morts,  tout  en  y  pratiquant 
quelques  corrections.  Le  texte  primitif  est  gravé  sur  une  dalle  de  marbre, 
dans  l'église  de  Saint-François  dcMantoue. 


LA  DANSE  MACABRE.  1G3 

morts  déclare  l'homme  égal  à  l'homme  devant  la  mort, 
le  Dies  irœ  déclare  l'Humanité  entière  indigne  devant  Dieu. 
Pour  ces  motifs,  la  Danse  est  empreinte  d'un  caractère 
essentiellement  démocratique,  tandis  que  le  Dies  irœ  est 
éminemment  autoritaire. 

Fils  légitime  des  idées  apocalyptiques,  ce  chant  les 
résuma  avec  une  telle  puissance  et  les  exprima  avec  une 
telle  énergie  de  couleurs  qu'il  ne  tarda  pas  à  accroître  la 
mélancolie  et  à  répandre  la  pusillanimité  et  la  terreur. 

Comme  œuvre  d'art,  le  Dies  irœ  est  un  monument,  c'est- 
à-dire  un  chef-d'œuvre.  On  ne  peut  faire  sentir  avec  plus 
d'intensité  un  sentiment  donné,  ni  décrire  avec  plus  d'exac- 
titude une  perspective  quelconque.  La  fin  du  monde,  la  ré- 
surrection de  la  chair,  le  jugement  dernier,  la  grâce  divùie,  les 
châtiments  terribles  de  l'enfer  réservés  aux  réprouvés,  et 
les  béatitudes  des  justes  dans  le  ciel,  tout  cela  est  dépeint 
d'une  telle  façon,  qu'il  n'est  désormais  permis  à  personne 
de  traiter  ces  sujets  sous  peine  de  rester  de  beaucoup  infé- 
rieur au  chant  sacré.  Le  latin  barbare  des  stances,  la 
monotonie  de  la  rime  qui  revient  à  trois  reprises,  l'into- 
nation des  notes  graves  alternant  avec  les  notes  aiguës, 
l'accompagnement  de  l'orgue,  il  n'est  pas  de  détail,  en  un 
mot,  qui  ne  conspire  en  faveur  de  l'effet  requis  par  la 
pensée  mère  de  l'œuvre.  La  désolation  et  l'épouvante  y 
sont  portées  au  comble,  avec  une  férocité  exubérante. 

L'idée  fondamentale  du  Dies  irœ  consiste  à  présenter 
l'Homme  comme  indigne  en  présence  de  l'immense  ma- 
jesté de  Dieu  qui,  terrible  dans  sa  justice,  peut,  s'il  lui  plaît, 
en  vertu  de  sa  grâce,  sauver  le  coupable.  Analysons  le  chant 
et  examinons  le  développement  de  ce  principe  dans  les 
strophes  capitales  ;  nous  pourrons  ainsi  nous  faire  une 
opinion  exacte  sur  la  moralité  de  l'idée  et  des  consé- 
quences qu'elle  entraîne  dans  la  pratique. 

Dies  irœ,  dies  illa 
Solvet  seclum  in  favilla, 
Teste  David  cum  sibylla. 


i(U  PARTIE  HISTORIQUE. 

»  Jour  de  colère  que  celui  qui  réduira  les  siècles  en 

poussière!  »  Et  qui  sera  donc  en  colore,  l'Homme  ou 
Dieu?  11  n'y  a  pas  de  doute  à  avoir  :  ce  sera  la  colère  di- 
vine, parce  que  Dieu  seul,  suivant  le  dogme,  peut  réduire 
les  siècles,  c'est-à-dire  l'œuvre  des  siècles,  en  poussière  ; 
et,  pour  que  le  chrétien  n'ait  pas  lieu  d'hésiter  sur  la  dispa- 
rition absolue  et  par  un  seul  souffle  du  produit  des  civili- 
sations humaines,  le  chant  ajoute  :  «  Témoin  David  et 
les  oracles  de  la  Sibylle.  »  Ce  qui  équivaut  à  dire  :  le  ju- 
daïsme et  le  paganisme  l'ont  ensemble  affirmé,  le  premier 
par  la  voix  de  son  prophète,  le  second  par  celle  de  son 
oracle.  Quel  esprit  religieux  pourrait  donc  douter  d'une 
prophétie  dont  s'accommodent  à  la  fois  trois  religions  dif- 
férentes ? 

Quantus  tremor  est  futurus, 
Quando  judex  est  venturus, 
Cuncta  stricte  discussurus  ! 

«  Combien  sera  grande  la  terreur,  quand  le  Juge  su- 
prême viendra  demander  les  comptes  les  plus  sévères  !  » 
Dans  la  première  stance  on  nous  annonce  la  colère  de 
Dieu  ;  dans  la  seconde  on  nous  prophétise  l'épouvante  de 
l'Homme.  Quelle  est  donc  la  cause  de  la  colère  du  Juge? 
Quel  est  le  motif  de  la  terreur  de  l'accusé?  Pour  répondre 
à  cette  double  question,  il  convient  de  pénétrer  en  plein 
dans  l'examen  du  dogme  du  péché  originel  tel  que  le 
formule  l'Eglise. 

Ayant  observé  que  la  nature,  clans  l'antiquité,  avait  in- 
spiré à  l'Homme  des  passions  dont  plusieurs,  soit  qu'il  les 
eût  satisfaites  au  détriment  de  ses  semblables,  soit  qu'il 
eût  abusé  de  leur  satisfaction  au  détriment  de  sa  personne, 
lui  furent  funestes,  les  chrétiens  se  dirent  qu'il  y  avait 
là  injustice  et  dégradation,  et  ils  protestèrent  avec  toute 
l'énergie  que  put  leur  inspirer  l'esprit  de  justice.  Mais, 
au  lieu  de  protester  contre  l'abus,  ils  protestèrent  contre 
les  passions  elles-mêmes;  bien  plus,  ils  protestèrent  contre 


LA   DANSE  MACABRE.  161 

les  besoins  naturels  et  déposèrent  contre  le  monde,  prin- 
cipe du  péché  et  ennemi  irréconciliable  de  l'Homme. 
Comme  conséquence  de  ces  déclarations,  la  matière  fut 
considérée  comme  vile  et  infâme,  et  la  chair  de  notre 
propre  corps  comme  l'ennemie  et  l'antagoniste  de  l'esprit. 
Dieu  entrait  en  communication  avec  l'Homme  en  s'adres- 
sant  à  son  âme  ;  le  diable  luttait  contre  Dieu  en  se  servant 
de  la  chair.  Ainsi  s'était  posé  le  problème. 

De  plus,  il  avait  été  dit  cà  l'Homme  qu'il  était  libre, 
sous  sa  responsabilité,  de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal. 

Or,  l'Homme  ne  reçoit  les  impressions  que  dans  son 
corps  ;  il  ne  les  perçoit  qu'au  moyen  de  la  substance  qui 
compose  ses  organes  ;  en  outre,  les  impressions  ne  pro- 
cèdent que  du  sein  de  la  nature  où  il  vit,  et  on  ne  peut 
ni  penser  ni  agir  sans  recevoir  les  impressions  du  milieu. 
Quoi  qu'il  eût  fait,  quoi  qu'il  eût  tenté  pour  se  soustraire  à 
l'action  du  monde,  à  ses  attractions,  l'Homme  devait  donc 
nécessairement,  fatalement  pécher,  si  c'est  pécher  que  d'o- 
béir aux  impulsions  naturelles,  puisque  de  tontes  manières 
il  devait  suivre  les  tendances  de  la  nature.  Malgré  lui,  les 
tentations  devaient  le  harceler  jusque  dans  l'isolement, 
jusque  dans  le  cloître,  dans  la  cellule,  dans  l'ermitage, 
partout,  enfin,  où  il  pouvait  se  confiner.  «  Le  plus  juste 
pèche  sept  fois  par  jour,  »  avait  dit  un  saint.  11  était  donc 
logique  que  Dieu  s'irritât  contre  une  collectivité  dont  les 
membres  lai  avaient  tous  été  infidèles,  comme  aussi  il 
était  naturel  que  l'Homme  tremblât  en  considérant  qu'il 
avait  été  libre  et  qu'il  se  présentait  devant  le  Juge  su- 
prême, courbé  sous  le  fardeau  de  ses  nombreux  péchés. 

Les  stances  3,  4,  5  et  6  dépeignent,  avec  un  luxe  de 
détails  effroyable,  la  résurrection  des  corps  et  la  compa 
rution  de  l'Homme  devant  le  Juge  suprême.  La  septième 
place  les  paroles  suivantes  dans  la  bouche  de  l'Homme  : 

Quid  sum  miser  tune  dicturus? 
Quem  patronum  rogalunis, 
Cum  vix  justus  sit  securus? 


1GG  PARTIE  HISTORIQUE. 

<c  Et  moi,  malheureux,  que  dirai-je  au  Soigneur?  Qui 
me  défendra,  quand  le  juste  sera  à  peine  rassuré?  » 

En  effet,  convaincu  de  sa  misère  morale,  l'Homme 
ne  pouvait  que  la  confesser  et  douter,  sa  cause  étant  une 
cause  perdue,  de  trouver  un  avocat  qui  voulût  bien  se 
charger  de  sa  défense.  Il  avait  péché  étant  libre,  et  le  Juge 
ne  pouvait  moins  faire  que  de  le  condamner.  Mais  l'Hu- 
manité ne  pouvait  se  résigner  à  être  ainsi  condamnée  en 
masse  et,  de  môme  que,  dans  tous  les  désastres,  il  arrive 
qu'on  crie  sauve  qui  peut,  chacun  des  individus  qui  la 
composent,  poussé  par  son  égoïsme  particulier,  en  appela 
à  la  miséricorde  du  Juge  pour  obtenir  son  pardon,  bien 
que  ce  pardon  fût  du  pur  arbitraire.  Et  alors  le  verset  8 
s'écrie  : 

Rex  tremendœ  majestatis, 
Qui  salvando  salvas  gratis, 
Salva  me  fons,  pictatis. 

«  Roi  d'une  majesté  redoutable,  qui,  quand  tu  sauves, 
le  fais  en  vertu  de  ta  grâce  —  non  parce  que  je  le  mé- 
rite, —  sauve-moi,  o  source  de  pitié  !   »  Ici  l'injustice  ne 
peut  être  plus  flagrante,  car  on  demande  au  Juge  qu'il  ré- 
voque une  sentence  que  l'on  suppose  juste.  De  deux  choses 
l'une  :  ou  l'Homme  est  criminel,  ou  il  ne  l'est  pas.  Si  en 
péchant  c'est  sa  volonté  qui  a  agi  dans  la  plénitude  de  sa 
liberté,  dans  la  possession  de  toutes  ses  facultés,  il  est  cri- 
minel et,  par  suite,  il  doit  être  condamné,  il  doit  purger  sa 
condamnation  sans  en  appeler  à  aucun  autre  tribunal  ;  le 
pardon  serait  ici  un  encouragement  donné  au  crime.  Mais 
si  l'Homme  a  été  entraîné  à  la  tentation  par  des  causes  su- 
périeures à  sa  volonté,  s'il  a  obéi  à  des  causes  détermi- 
nantes auxquelles  il   ne  pouvait  se  soustraire,  que    ces 
causes  soient  des  instincts,  d'impérieuses  nécessités  ou 
des  conditions  sociales,  etc.,  etc.;  si,  à  l'heure  où  il  a  péché, 
il  n'avait    pas  la  pleine  disposition  de  sa  liberté,  c'est- 
à-dire  s'il  n'a  pas  été  l'arbitre  absolu  et  exclusif  des  actions 


LA  DANSE  MACABRE.  167 

qu'il  a  commises,  il  doit  être  absous.  S'il  a  péché,  son 
péché  a  été  fatal.  Hors  ce  dilemme,  il  ne  saurait  exister 
qu'arbitraire  et  injustice. 

La  grâce  peut  être  le  complément  de  l'omnipotence, 
nous  ne  le  nions  pas,  mais  elle  constitue  une  prérogative 
qui,  alliée  à  la  personnification  de  la  Justice,  la  rend  im- 
possible. Dans  ces  conditions  il  n'est  point  besoin  d'avoir 
recours  à  un  jugement.  Il  suffit  de  déclarer  qu'au  jour 
du  jugement  dernier,  le  Seigneur  agira  comme  bon 
lui  semble,  et,  en  se  rangeant  à  cet  avis,  les  théologiens 
auraient  économisé  leur  peine  et  leur  temps  en  n'ergo- 
tant pas  sur  une  aussi  plaisante  théorie. 

On  comprend  donc  qu'avec  une  semblable  perspective, 
l'Homme  craignît  de  se  présenter  au  jugement  dernier. 
Gomment  n'aurait-il  pas  redouté,  le  malheureux  mortel, 
la  décision  d'un  4uge  que  d'avance  il  savait  ne  pouvoir  lui 
être  favorable  qu'en  vertu  de  l'intercession  de  la  Vierge  ou 
de  quelque  saint,  intercession  qui,  n'étant  assujettie  à  au- 
cune loi,  était  par  sa  nature  même  contingente  et  arbi- 
traire? Comment  n'aurait-il  pas  redouté  un  résultat  aussi 
chanceux  que   celui  de  la  grâce?  Et,  clans  les  stances  9, 
10,  Il    et  12,  le  chant  sacré  poursuit  en  rappelant  à  Jésus 
la  douloureuse  passion  et  la  mort  qu'il  souffrit  pour  rache- 
ter le  genre  humain,  et  en  lui  demandant  la  rémission  de 
ses  péchés. 


Culpa  rubet  vultus  meus; 
Supplicanti  parce,  Ueus. 


«  Le  péché  me  fait  rougir,  pardonne-moi,  ô  mon  Dieu  !  » 

Qui  Mariam  absolvisti, 
Et  latronem  exaudisti, 
Mihiquoque  spem  dedisti. 

Cette  strophe,  en  donnant  l'explication  de  l'espérance 
dans  le  pardon,  le  rend  rationnel;  elle  met  également  en 


168  PARTIE  HISTORIQUE. 

lumière  l'erreur  dans  laquelle  est  tombé  le  dogme  en 
confondant,  pour  en  faire  un  être  unique,  Jésus  et  Jéhovah; 
c'est  de  cette  confusion  que  dérivent  toutes  les  contradic- 
tions qui  s'observent  dans  ce  chant. 

L'examen  de  cette  strophe  nous  amène  donc  à  nous  poser 
les  questions   suivantes  :  Pourquoi  Jésus  pardonna-t-il  à 
des  gens  qui  avaient   manqué  de  respect  envers  la  loi, 
tels  que  le  larron  qui  s'était  emparé  de  ce  qu'il  n'avait 
pas  produit  et  conséquemment  de  ce  qui  ne  lui  apparte- 
nait pas,  et  la  femme  impudique  qui  vendait  son  amour? 
Pourquoi  leur  pardonnait-il,  lui  le  Juste  par  excellence, 
lui  qui,  pour  l'amour  de  la  justice,  devait  bientôt  braver 
d'horribles    tourments   et  une  mort  infamante?  En  par- 
donnant à  la  femme   folle  de  son    corps,    en  absolvant 
l'homme  qui  avait  dérobé,   Jésus  reconnaissait  que  ces 
crimes  étaient  le  résultat  de  causes  extérieures  à  l'individu 
qui  les  avait  commis,  ou  supérieures  à  sa  conscience  et 
entraînant  par  conséquent  sa  volonté  sans  qu'il  puisse  se 
soustraire  à  leur  action.  C'est  pourquoi  il  exigeait  de  ceux 
à  qui  il  pardonnait,  le  repentir  et  la  pénitence  ;  ce  qui  équi- 
valait à  dire  aux  criminels  :  «  Soustrayez-vous  aux  causes 
génératrices  de  semblables  conséquences,  et  soumettez- 
vous  à  un  exercice  qui  vous  apprenne  à  gouverner  des 
habitudes  acquises  ou  héréditaires  pour  ne  pas,  par  pure 
inertie,   retomber   dans  le  crime.   »  Jésus  avait  absous 
les  coupables  par  cette  considération,  qu'ayant  vécu  dans 
le  sein  d'une  société  essentiellement  corrompue,  il  n'était 
point  extraordinaire  qu'ils  n'eussent  pu  pratiquer  que  le 
mal.   Il   dégageait  ainsi  la   responsabilité    de   l'individu 
et  la  faisait  remonter  au  principe  fondamental  de  la  so- 
ciété  à    laquelle    il    appartenait.  Voilà  pourquoi  il  prê- 
chait que  jamais   la  justice   n'avait  encore  existé   avant 
lui,   et  qu'il  était  l'envoyé  chargé   d'en  assurer  le  fonc- 
tionnement. Voilà  pourquoi,   encore,  il  jeta  ce  défi  aux 
individus  de  cette  société  dépravée  :  «  Que  celui  d'entre 
vous  qui  est  sans  péché   jette  la  première   pierre  à  la 


LA  DANSE  MACABRE.  169 

femme  adultère  !  »  Il  crut,  avec  la  loi  de  l'amour,  avoir 
détruit  la  fatalité  pour  l'avenir,  il  proclama  la  responsabi- 
lité humaine.  Et  il  était  logique  s'il  pensait  que  ses  prédi- 
cations avaient  fait  l'Homme  libre. 

Mais  ce  qui  nous  apparaît  comme  parfaitement  rationnel 
si  nous  considérons  le  Maître  comme  un  réformateur  hu- 
main, nous  semble  contradictoire  en  soi  et  dépourvu  de 
sens  avec  Jésus,  incarnation  de  Dieu.  Comment  com- 
prendre un  Dieu  tout-puissant  qui  crée  l'Homme,  le  place 
dans  des  conditions  telles  qu'il  doive  faire  le  mal,  le  con- 
damne pour  ses  péchés  et  lui  fait  ensuite  grâce  ou  non 
selon  son  bon  plaisir  ?  Comment  comprendre  Dieu  créant 
une  œuvre  corruptible  et  tonnant  ensuite  contre  une  cor- 
ruption permise  et  préparée  par  lui-même  ?  N'eût-il  pas 
été  préférable  d'avoir  créé  dès  l'origine  l'Homme  incor- 
ruptible? Pour  répondre  à  ces  questions,  il  a  été  nécessaire 
de  couvrir  l'Europe  de  séminaires  et  de  remplir  les  biblio- 
thèques de  subtilités  scolastiques  élaborées  pendant  de 
longs  siècles. 

Preces  meae  non  sunt  dignae  : 
Sed  tu  bonus  fac  bénigne, 
Ne  perenni  cremer  igné. 

«  Mes  prières  ne  sont  pas  dignes  d'être  écoutées  ;  ton 
immense  bonté  peut  seule  faire  que  je  ne  brûle  pas 
dans  l'éternité.  » 

Encore  une  fois  la  négation  de  la  dignité  humaine  dans 
la  bouche  même  de  l'Homme,  et  encore  une  fois  aussi  des 
supplications  adressées  au  Dieu  plein  de  bonté.  La  bonté 
infinie  d'une  majesté  terrible  1  C'est  bien  là  le  Dieu  du 
moyen  âge,  moitié  Brahma,  moitié  Siva  ,  Dieu  de  paix  et 
de  pardon  en  même  temps  que  Dieu  des  armées  ;  envoyant 
la  peste,  pour  la  faire  disparaître  lorsqu'à  force  de  prières 
on  est  parvenu  à  apaiser  sa  divine  colère  ;  poussant  aux 
croisades  d'extermination  et  maudissant  l'homicide;  dé- 
chaînant la  tempête  qui  engloutit  la  flotte  et  sauvant  les 


170  PAHT1E  HISTORIQUE. 

naufragés;  c'est  la  fidèle  personnification  de  la  contra- 
diction ei  du  dualisme  qui  plongèrent  à  cette  époque  la 
malheureuse  humanité  dans  la  plus  effroyable  misère. 
Dieu  et  le  monde,  l'âme  et  le  corps,  le  ciel  et  l'enfer,  l'es- 
prit et  la  matière,  les  anges  et  les  diables,  la  lumière  et 
les  ténèbres,  tout  est  en  opposition  perpétuelle,  tout  est  en 
lutte,  lutte  féroce,  acharnée,  irréconciliable  —  c'est  la 
théologie  qui  le  déclare  —  et  l'Homme  flotte,  ballotté  dans 
ce  tout  !  La  désolation  peut-elle  revêtir  de  plus  énormes 
proportions  ?  Peut-il  exister  une  morale,  une  justice,  un 
ordre,  peut-il  seulement  y  avoir  des  conditions  d'existence 
dans  une  société  basée  sur  de  semblables  antithèses? 
Encore  deux  siècles  d'un  pareil  état  de  choses,  et  l'Huma- 
nité disparaissait  de  la  surface  de  la  terre,  éliminée  par 
elle-même.  Par  bonheur  il  n'en  fut  rien.  Quand  un  système 
est  contraire  à  la  nature,  il  ne  peut  se  fixer  dans  son  en- 
semble, et  ce  qu'il  fixe  n'engendre  pas  les  conséquences 
qui  sont  logiquement  attachées  à  son  principe.  Néan- 
moins, c'est  de  toutes  ces  contradictions  et  de  toutes  ces 
uttes  qu'est  issue  la  civilisation  moderne. 

Le  pénitent  continue  dans  les  stances  15,  1G  et  17  à 
demander  à  Dieu  de  prendre  soin  de  lui  à  l'heure  de  la 
mort  et,  au  dernier  jour,  de  le  séparer  des  coupables  pour 
le  placer  à  sa  droite  parmi  les  bienheureux.  Enfin  la 
stance  18,  dont  la  forme  diffère  des  précédentes,  est  la 
synthèse  en  quatre  vers  de  ce  lugubre  poëme  : 

Lacrymosa  dies  illa, 
Qua  resurget  ex  favilla 
Judicandus  homo  reus  ; 
Huic  ergo  parce,  Deus. 

«  Quel  jour  lamentable  que  celui  où  Y/tomme  coupable 
ressuscitera  de  ses  cendres  pour  se  présenter  devant  son 
Juge!  Pardonnez-moi  donc,  ô  mon  Dieu!  » 

Le  chant  décèle  ici  d'une  manière  suffisamment  claire 
l'idée  fondamentale  du  dogme.  If  Homme  est  coupable,  dit- 


LA  DANSE  MACABRE.  171 

il  ;  ce  qui  équivaut  à  affirmer  sa  criminalité  innée,  en 
vertu  du  péché  originel.  Il  en  résulte  très-logiquement 
qu'il  doit  trembler  en  sortant  de  la  poussière  pour  être 
jugé.  Dernier  recours  :  demandons  individuellement  notre 
pardon.  Eh  !  que  m'importe  que  se  damnent  les  autres, 
pourvu  que  je  sois  sauvé  ! 

Ainsi  qu'on  aura  pu  s'en  convaincre  partout  ce  qui  pré- 
cède, l'Homme  au  moyen  âge  était  un  être  malheureux, 
si  malheureux  que  les  conditions  précaires  de  son  exis- 
tence le  poussèrent  à  chérir,  à  rechercher  la  solitude. 
Quand,  seul  vis-cà-vis  de  lui-même,  il  parvenait,  dans  le 
silence  de  la  cellule,  à  atteindre  aux  voluptés  que  procure 
l'extase  mystique,  il  s'estimait  heureux,  et  le  fait  est  que, 
privé  de  toutes  les  jouissances  de  la  vie,  il  ne  pouvait  croire 
en  d'autres  félicités  que  celles-là.  Il  y  a  plus  :  sa  santé 
ruinée  par  les  jeûnes  et  le  cilice,  par  la  discipline  et  les 
abstinences;  son  existence  qui  s'écoulait  entre  la  guerre  et 
la  peste  ;  la  famine  qui  le  visitait  si  souvent  ;  son  imagina- 
tion exaltée  par  les  récits  chaudement  colorés  de  la  mort 
et  de  la  passion  de  Jésus-Christ  et  du  martyre  des  saints; 
les  impressions  favorables  qui  lui  faisaient  définit  ;  l'ana- 
lyse et  l'observation  qu'il  méprisait;  tout  cela  conspirait 
contre  sa  raison,  tout  tendait  à  lui  donner  ce  caractère 
capricieux,  propre  aux  femmes  et  aux  enfants,  et  à  susciter 
chez  lui  l'irritabilité  que  l'on  observe  chez  les  malades  et 
chez  les  prisonniers. 

Que  l'on  apprécie  maintenant  l'influence  désastreuse 
que  l'effrayant  Dies  irœ  était  suceptible  d'exercer  sur  cet 
homme  du  moyen  âge,  chez  lequel  nous  trouvons  réunis 
tout  à  la  fois,  et  portés  à  un  plus  haut  point  d'exagération 
que  chez  l'homme  d'aucune  autre  époque,  l'exaltation  et 
le  découragement,  la  mélancolie  et  l'enthousiasme,  la  stu- 
pidité et  rilluminisme. 

On  lui  montrait  la  mort,  non  pas  comme  une  transfor- 
mation nécessaire,  mais  comme  une   rupture  complète 


172  PARTIR  HISTORIQUE. 

avec  le  monde  dont  il  faisait  partie  ;  on  l'entretenait  d'un 
jugement  qui  devait  lui  donner  le  ciel  ou  l'enfer;  on  lu 
faisait  entrevoir  un  juge  bien  plus  sévère  que  miséricor- 
dieux. L'imagination  maladive  des  saints  avait  comparé 
le  chemin  du  ciel  à  un  cheveu  ou  au  fil  d'une  épée,  afin 
que  l'homme  sentît  combien  il  lui  était  difficile  de  faire 
son  salut. 

Comment  donc  n'eùt-il  pas  tremblé  en  face  de  la  mort,  le 
croyant  qui  avait  entendu  une  seule  fois  le  chant  funèbre? 
Il  ne  se  considérait  pas  comme  solidaire  de  ceux  qu'il  lais- 
sait sur  la  terre,  l'idée  de  l'Humanité  s'effaçait  à  ses  yeux, 
et,  l'esprit  absorbé  par  ce  qui  devait  lui  arriver  après  la 
mort,  il  ne  songeaitplus  qu'à  son  salut.  Si,  par  hasard,  il 
se  souvenait  un  instant  du  reste  dos  mortels,  ce  n'était 
guère  que  pour  leur  demander  leurs  prières.  Son  im- 
mense égoïsme  le  transportait  dans  l'autre  monde  et 
l'empêchait  de  s'occuper  de  celui-ci.  Ayant  vécu  enve- 
loppé de  cilices,  il  était  marqué  pour  mourir  au  bruit 
monotone  des  répons. 

De  là  ce  besoin  de  prières,  de  messes,  d'oraisons  ;  de  là 
vient  que  le  vivant  ne  vivait  plus  que  pour  le  mort,  comme 
dans  la  civilisation  en  décadence  de  l'Inde.  L'Humanité 
ne  peut  renoncer  à  la  solidarité;  si  ceux  qui  meurent  ne 
laissent  pas  leur  pensée  sur  la  terre,  la  pensée  de  ceux  qui 
survivent  les  suit  dans  leur  voyage  d'outre-tombe.  S'ils 
ne  nouslèguentpas  d'oeuvres,  c'est  nous  qui  leur  en  adres- 
sons ;  s'ils  émigrent,  nousémigrons  en  pensée  après  eux. 
On  pourrait  dire  qu'en  partant  ils  nous  entraînent  fata- 
lement, en  vertu  du  lien  nécessaire  qui  doit  nous  unir 
les  uns  aux  autres.  Après  cela  les  évocations  et  les  appa- 
ritions des  morts  sont  entièrement  logiques.  Le  vivant 
ne  pouvant  être  impressionné  par  les  idées  ou  les  eni- 
vres que  le  mort  n'a  pas  laissées,  cette  espèce  de  commu- 
nion spirituelle  entre  les  uns  et  les  autres  n'existant  pas, 
on  conçoit  que  l'imagination  de  celui  qui  reste  évoque  la 
figure  de  celui  qui  est  parti  avec  tous  les  caractères  de  la 


LA  DANSE  MACABRE.  173 

réalité.  Nous  devons  dédier  une  partie  de  notre  travail  aux 
autres  hommes  ;  si  nous  ne  travaillons  pas  pour  ceux  qui 
sont  appelés  à  nous  succéder,  nous  intervertissons  l'ordre 
et  nous  dédions  nos  efforts  à  ceux  qui  ont  disparu. 

Le  christianisme  a  proclamé  l'immortalité  pour  tous  ; 
il  l'a  promise  à  toutes  les  classes  de  la  société,  au  serf 
comme  au  seigneur,  au  mendiant  comme  au  pape.  Mais, 
en  faisant  la  scission  de  l'Homme,  il  la  fit  transcendan- 
tale.  Il  transportait  l'âme  du  mort  vers  un  ciel,  demeure 
des  patriarches,  des  saints  et  des  anges,  pour  l'y  faire 
jouir  pendant  toute  une  éternité  d'un  état  de  béatitude 
complète,  en  dehors  de  toutes  conditions  de  temps  et 
d'espace,  sans  mouvement,  dans  l'unique  contemplation 
d'un  Dieu  infini  et  impassible.  Mais  cette  récompense  ne 
pouvait  s'obtenir  qu'au  prix  de  nombreuses  mortifica- 
tions, qu'après  avoir  subi  les  plus  terribles  privations, 
c'est-à-dire  après  avoir  consommé  le  sacrifice.  Pour  celui 
qui  n'eût  pu  supporter  ces  souffrances,  pour  celui  qui  se 
fût  demandé  la  raison  de  ces  peines,  pour  le  réprouvé 
en  un  mot,  le  châtiment  éternel  de  l'enfer.  Et,  au  jour  du 
jugement,  l'âme  devait  venir  chercher  le  corps,  s'unir  à 
lui,  monter  au  ciel  ou  descendre  en  enfer  pour  demeurer 
là  ensemble  pendant  toute  une  éternité  de  gloire  ou  de 
souffrances.  Déchiffrons  le  sens  profond  qui  est  caché 
derrière  cette  allégorie,  inconsciente  si  l'on  veut,  mais 
que  n'en  ont  pas  moins  établie  ceux  qui  ont  fondé  le 
dogme,  sans  y  songer  peut-être.  En  ce  qui  nous  concerne, 
nous  osons  affirmer  que  la  théorie  révolutionnaire  y  est 
contenue  en  entier,  et  que  la  Révolution  n'a  fait  que 
nous  en  fournir  une  formule  claire  et  rationnelle. 

L'expiation  et  la  résignation  indiquent  uniquement 
l'effort  que  doit  faire  l'Homme  pour  maîtriser  ses  impul- 
sions instinctives  et  les  forces  inconscientes  de  la  nature, 
et  mettre  ces  agents  au  service  de  sa  volonté  consciente. 
L'àme  abandonnant  le  corps  pour  s'élever  au  ciel  et  con- 
templer Dieu,  est-ce  autre  chose  que  la  culture  exclusive 


174  PARTIE  HISTORIQUE. 

de  l'idée,  OU  la  marche  des  fonctions  intellectuelles  vers 
l'acquisition  et  la  possession  de  la  justice,  unique  moyen 
qu'a  l'homme  de  s'émanciper?  Tout  ce  courant  spiritua- 
lité du  moyen  âge  aurait-il,  par  hasard*  malgré  les  mys- 
tères religieux  qui  en  obscurcissent  le  sens,  une  signifi- 
cation autre  que  celle  de  l'esprit  placé  au-dessus  du  corps, 
pour  arriver  à  racheter  la  personnalité  humaine  tout  en- 
tière? Vient  ensuite  la  résurrection  de  la  chair  qui  nous 
fournit  la  synthèse. 

L'influence  de  la  chair,  c'est-à-dire  du  corps,  et  mieux 
encore  des  sens,  a  prévalu  surtout  dans  l'antiquité.  Mais 
au-dessus  de  la  chair  il  y  a  encore  la  nature,  c'est-à-dire 
la  fatalité,  c'est-à-dire  le  concours  des  forces  brutales  qui 
étreigneni  l'homme  et  lui  interdisent,  pour  ainsi  dire,  tout 
mouvement  vraiment  libre.  C'était  alors,  en  effet,  l'ère  des 
castes  et  des  esclaves  et  l'émancipation  n'était  possible 
en  aucun  sens  (1).  Au  moyen  âge,  c'estl'esprit  qui  prévaut, 
l'esprit,  c'est-à-dire  l'action,  le  mouvement.  11  fallut  des 
disputes  et  des  guerres  pour  arracher  l'Homme  aux 
influences  matérielles  quil'asservissaient,  il  fallutdes  com- 
motions et  des  misères,  des  insurrections  et  des  massa- 
cres, des  dogmes  et  des  hérésies.  Tous  ces  efforts  résul- 
taient des  protestations  contre  la  fatalité.  En  prophétisant 
le  triomphe  de  l'âme  et  la  résurrection  de  la  chair  après  la 
mort  du  corps,  les  apôtres  firent-ils  autre  chose  qu'annon- 
ce]' que  l'Homme  reconquerrait  un  jour  son  unité,  que  ce 
dédoublement  arbitraire,  que  cette  séparation  en  deux  par- 
ties que  l'on  avait  pratiquée  sur  lui  cesserait  un  jour?  Fi- 
rent-ils autre  chose  que  prédire  qu'après  avoir  dompté  la 
nul nre  extérieure  et  les  instincts  bestiaux  du  corps  en  ré- 
volte, l'intelligence  se  réunirait  au  corps,  s'harmoniserait 
avec  lui,  et  que  l'Homme,  alors  devenu  maître  de  lui- 
même,  un  et  indivisible,  jouirait  enfin  d'un  bonheur 
acquis  à  ses  dépens?  La  Révolution  proclame-t-elle  autre 

(1)  A  l'exception  de  la  Grèce  et  de  la  civilisation  romaine. 


LA  DANSE  MACABRE.  17o 

chose  aujourd'hui?  Hegel,  Proudhon,  Feuerbach,  en  nous 
donnant  la  solution  de  ce  problème,  ont-ils  formulé  une 
autre  idée?  La  différence  réside  toute  dans  la  manière  de 
formuler  ;  quoique  voilée  par  le  symbole,  la  formule  est 
identique.  La  Révolution  n'a  fait  que  déchirer  le  voile  que 
l'Église  s'obstinait  à  maintenir  ;  quand  la  formule  a  ap- 
paru dans  sa  nudité,  ceux  qui  la  défendaient  tant  qu'elle 
était  cachée  sous  le  voile  se  sont  épouvantés  à  son 
aspect. 

En  s'en  tenant  à  la  lettre,  on  crut  effectivement  que 
l'âme,  séparée  du  corps  comme  une  chose  légère  séparée 
de  son  enveloppe  grossière,  se  mettrait  à  la  recherche  de 
celle-ci  au  jour  du  jugement.  Au  lien  d'appliquer  l'idée  à 
l'Humanité,  on  l'appliqua  àl'homme  pris  individuellement, 
et  il  en  résulta  un  dogme  redoutable.  Ceci  ne  pouvait  ar- 
river qu'à  l'homme  du  moment  ;  mais  à  l'Homme  collectif, 
durant,  se  prolongeant  dans  la  série,  il  devait  arriver  ce 
qui  a  été  déterminé  par  la  philosophie  moderne.  Après 
l'empire  du  corps,  celui  de  l'esprit,  et  puis  la  syn- 
thèse. 

Cette  croyance  engendra  une  singulière  pratique.  An- 
ciennement, on  brûlaitles  cadavres.  Avec  l'idée  de  la  résur- 
rection de  la  chair  appliquée  à  l'individu,  ce  procédé  eût 
été  une  profanation.  11  fallait  que  le  corps  restât,  afin  que 
l'âme  pût  le  retrouver  quand  la  trompette  de  l'ange  an- 
noncerait le  jugement  dernier.  Or,  comment  trouver  le 
corps  si  ses  molécules  avaient  été  dispersées  à  travers 
l'atmosphère?  On  conçut  alors  l'idée  des  cimetières;  des 
fosses  furent  creusées,  des  tombes  élevées,  des  cercueils 
façonnés.  La  pierre  se  scellait  sur  le  cadavre,  pour  ne 
se  relever  qu'au  jour  où  l'âme,  s'unissant  à  nouveau  avec 
le  corps,  communiquerait  à  celui-ci  la  force  nécessaire 
pour  la  soulever.  Aussi,  pour  le  croyant,  pas  de  plus 
grand  châtiment  que  la  crémation.  Être  brûlé  équivalait 
pour  lui  à  entraver  sa  résurrection,  à  la  rendre  impos- 
sible, par  l'obligation  qui  s'imposerait  à  l'âme  d'errer  à 


17G  PARTIE  HISTORIQUE. 

travers  le  monde  à  la  recherche  de  ses  molécules  disper- 
sées. C'est  pour  ce  motif  que  l'on  brûlait  le  corps  des  ré- 
gicides; c'est  pour  ce  motif  encore  que  le  Saint-Office  fit 
du  bûcher  le  supplice  commun  aux  hérétiques  et  aux 
relaps. 


X 

LA   RENAISSANCE 

ET   L'ESPAGNE  CATHOLIQUE 

Aux  épaisses  ténèbres  du  moyen  âge  succède  l'éclatante 
aurore  de  la  Renaissance.  La  beauté  proscrite  trouve 
d'ardents  défenseurs.  Les  statues  païennes  sortent  du  sol 
dans  lequel  elles  étaient  enfouies,  plus  vivantes  encore  que 
clans  l'antiquité.  Les  papes  tombent  à  genoux  devant  elles; 
le  christianisme  implore,  pour  ainsi  dire,  le  pardon  du  pa- 
ganisme, et,  pour  réparer  en  quelque  sorte  les  offenses 
qu'il  lui  a  faites,  il  le  promène  en  triomphe  sous  le  dais 
pontifical.  On  invente  l'imprimerie,  et  le  livre,  jus- 
qu'alors accaparé  par  les  séminaires  et  les  couvents,  se  met 
à  la  portée  d'un  plus  grand  nombre  de  lecteurs.  On  applique 
à  l'étude  la  méthode  d'induction,  et  les  sciences  se  consti- 
tuent comme  telles.  On  construit  le  télescope,  et  on  suit 
les  astres  dans  leur  marche  à  travers  l'espace.  On  ima- 
gine l'alambic.  On  étudie  l'anatomie  ;  la  sculpture  repro- 
duit les  mouvements,  et  la  peinture  traduit  les  expressions 
et  les  formes  naturelles;  l'homme  perpétue  désormais  son 
image  par  le  portrait.  Un  génois,  à  la  tète  d'une  poignée 
d'espagnols,  découvre  un  monde  nouveau,  et  l'ancien 
monde  contemple,  étonné,  tous  les  prodiges  d'une  nature 
féconde  et  vigoureuse.  Le  commerce  se  développe;  dans 
la  cité,  la  vie  acquiert  plus  d'expansion  ;  le  palais  s'élève  et 
le  château  s'écroule  ;  on  multiplie  les  théâtres  ;  la  litté- 
rature revêt  des  formes  élégantes  ;  il  semble,  en  un  mot, 
que  l'Humanité  veuille  réparer  en  un  instant  la  stérilité 
de  tant  de  siècles. 

12 


178  PARTIT.  HISTORIQUE. 

L'Allemagne  se  met  alors  à  souffler  l'hérésie  sur  plu- 
sieurs peuples  pendant  que  Rome  déchaîne  la  corruption 
sur  toutes  les  cours  de  l'Europe.  La  théocratie  et  le  pouvoir 
royal  se  liguent  contre  l'adversaire  commun.  Luther  prêche 
le  libre  examen,  l'espagnol  Serve!  nieles  dogmes,  le  juif 
Spinosa  écrit  une  philosophie  propre  à  affranchir  la  con- 
science de  toute  entrave  arbitraire  ;  Galilée  n'avait-il  pas 
discrédité  la  Genèse?  Mais  il  faut  empêcher  le  peuple  de 
s'émanciper  ;  il  faut  que  le  prolétaire  continue  à  croire, 
afin  de  supporter  avec  résignation  le  lourd  fardeau  de  la  mo- 
narchie et  de  la  papauté  ;  et  alors  tous  les  éléments  de  la 
science,  de  l'art  et  de  la  richesse,  sont  centralisés  dans  les 
cours  au  profit  exclusif  des  rois  et  des  papes,  des  favoris 
et  des  prélats.  Le  pouvoir  royal  et  le  clergé  agissent  de 
concert  pour  châtier  les  rébellions  de  l'hérésie.  L'un  pu- 
nit l'âme,  l'autre  le  corps.  L'Etat  ouvre  des  cachots, 
l'Eglise  lance  ses  anathèmes.  On  en  est  aux  beaux  jours 
de  l'Inquisition. 

C'est  ainsi  que  la  civilisation  ne  pénétra  que  les  couches 
supérieures  de  la  société,  et  que  le  pauvre  peuple  resta,  à 
peu  de  chose  près,  ce  qu'il  était  au  moyen  âge.  Il  est 
vrai  que  quelques  enfants  du  peuple  parvinrent  à  s'ouvrir 
une  voie  dans  les  cours  de  l'Europe,  mais  cette  excep- 
tion n'était  réservée  qu'à  l'aristocratie  du  génie;  il  n'y 
avait  pas  d'émancipation  possible  pour  qui  venait  au 
monde  sans  être  cloué  de  facultés  supérieures.  En  outre, 
ces  esprits  rares  ne  devaient  briller  qu'au  seul  profit  des 
rois  et  des  papes  ;  on  pouvait  bien  être  un  savant  dans  le 
palais,  mais,  sur  la  place  publique,  on  n'était  plus  qu'un 
hérésiarque. 

Aux  premiers  moments  de  la  renaissance,  l'idée  qu'on 
avait  de  la  mort  et  de  l'immortalité  de  l'homme  fut 
sur  le  point  de  changer  complètement.  Quelques  poètes 
en  Angleterre  et  quelques  penseurs  en  Italie  et  en  Al- 
lemagne, que  le  retour  à  la  nature  sépara  du  christia- 
nisme, ne  voient  plus  dans  la  vie  humaine  qu'un  rêve. 


LA  RENAISSANCE.  170 

et  au-delà  d'elle  qu'un  sommeil  continu,  éternel,  sans 
conscience  ni  réveil.  La  mort,  pour  eux,  n'est  que  la 
limite,  la  fin  de  l'être  ;  ce  qui  vient  ensuite  est  considéré 
comme  une  nuit  obscure  au  sein  de  laquelle  s'immerge 
l'homme,  sans  voir  où  il  va,  sans  savoir  s'il  ira  quelque 
part.  Après  la  mort,  nul  ne  voit  l'Ame  spirituelle  re- 
monter au  ciel.  On  ne  voit  partout  que  le  cadavre  reve- 
nant à  la  terre.  On  compare  la  vie  à  un  fleuve  qui  se 
jette  dans  la  mer.  Ainsi  l'homme  court  à  la  mort  et  resti- 
tue à  la  nature  ce  qu'il  tient  d'elle  (1).  Quelques-uns, 
chez  lesquels,  par  un  cas  d'atavisme,  réapparaissent  les 
croyances  de  leurs  ancêtres,  Saxons  ou  Germains,  croient 
entrevoir  les  ombres  des  morts  errant  autour  des  cime- 
tières. De  ces  génies,  les  uns  tendent  à  l'incrédulité,  les 
autres  au  paganisme  classique  ou  barbare,  aucun  d'eux 
ne  tend  vers  le  christianisme.  Et  ces  tendances  rencon- 
trent un  appui  auprès  des  plus  hauts  personnages.  Le 
pape  Léon  X  ayant  pris  part  à  une  discussion  sur  l'immor- 
talité de  l'âme,  émet  un  avis  contraire,  parce  que,  dit-il,  il 
serait  trop  cruel  de  croire  à  une  vie  future  (2). 

(1)  Déjà,  au  quinzième  siècle,  Georges  Manrique,  en  Espagne,  mon- 
tra cette  tendance.  Tous  ses  vers  respirent  le  naturalisme  et  sont 
pleins  d'un  esprit  d'observation  dont  nous  n'avons  pas  vu  d'exemple 
dans  la  littérature  castillane  des  siècles  postérieurs.  Il  fait  à  cet  égard  la 
comparaison  que  nous  venons  de  faire: 

Nuestras  vidas  son  los  rios 
Que  van  a  dar  en  el  mar 
Que  es  el  morir, 
Alli  van  los  seûorios 
Dereehos  a  se  acabar 

Y  confundir. 

Alli  los  rios  caudales 
Alli  los  rios  medianos 

Y  mas  cbicoSj 
Allegados  son  iguales, 

Los  que  viven  por  sus  manos 

Y  los  ricos. 

(2)  On  attribue  aussi  à  Léon  X  ce  mot  cité  par  Luther  :  «  La  conscience 
est  une  méchante  bète  qui  arme  l'homme  contre  lui-même.  » 


180  PARTIE  HISTORIQUE. 

La  Réforme  vint  protester  contre  la  débauche  et  la  cor- 
ruption de  la  cour  de  Rome,  qui  menaçait  d'infester  toute 
la  communion  chrétienne,  mais  comme  une  protestation 
n'est  pas  une  idée  positive,  les  protestants  n'attaquèrent 
que  les  effets  sans  s'élever  jusqu'aux  causes;  ils  restèrent 
chrétiens,  et,  en  ne  répudiant  pas  des  principes  fonda- 
mentaux du  christianisme,  ils  ne  proclamèrent  rien  de 
nouveau  relativement  à  la  mort  ni  à  l'immortalité  de 
l'Homme.  C'était  dans  l'ordre,  puisque,  comme  les  catho- 
liques, ils  partaient  du  principe  de  la  dualité  des  substances, 
et  qu'ils  considéraient  l'homme  comme  double,  et  consé- 
quemment  la  Justice  comme  transcendantale  et  ultra-mon- 
daine. Le  libre  examen  qui  venait  d'être  proclamé  ne  pou- 
vait encore  portertousses  fruits  ;  il  fallait  que  l'Humanité, 
pour  développer  sa  raison,  le  mît  à  profit  en  se  livrant 
quelque  temps  à  l'observation  sans  réserves.  Luther  et 
Calvin,  le  premier  en  adoucissant  les  rigueurs  du  dogme, 
en  proscrivant  des  cérémonies  importunes  et  en  vulgari- 
sant la  religion  par  la  Bible,  le  second  en  exagérant  le 
christianisme  jusqu'à  en  bannir  l'iconologie,  et  en  remon- 
tant jusqu'au  judaïsme  avec  ses  théories  sur  la  prédesti- 
nation humaine,  ne  firent  que  préparer  le  terrain  sur 
lequel  la  Révolution  devait  éclater  deux  siècles  plus  tard  (1). 

Les  prédicateurs  catholiques  continuaient  à  conter  des 
apparitions  de  morts  et  de  damnés,  afin  d'augmenter  la 
pusillanimité  du  peuple  ;  c'était  un  moyen  de  conserver 
pour  soi  les  privilèges,  et  de  perpétuer  le  règne  des  tyran- 
nies insupportables  pour  tout  homme  de  jugement  sain. 
Mais  bientôt  l'Eglise  triomphante  s'aperçut  que  ses  pré- 
dications servaient  de  peu  ;  la  raison  n'étant  pas  de  son 
côté,  elle  dut  avoir  recours  à  la  terreur  pour  assujettir  le 

(I)  Le  protestantisme  en  soi  ne  fut  qu'un  pas  en  arrière.  Luther  et 
Calvin  remontèrent  jusqu'au  Jéhovisme,  avec  la  prédestination  et  la 
grâce.  Ce  ne  furent  pas  leurs  principes  qui  ont  fait  progresser  l'Huma- 
nité, mais  seulement  le  moyen  qu'ils  employèrent  pour  les  propager, 
c'est-à  dire  le  libre  examen. 


LA  RENAISSANCE.  J SI 

peuple  au  milieu  des  attaques  de  la  réforme  et  de  la  phi- 
losophie naissante;  on  ne  convainc  pas  l'hérétique,  on  l'ex- 
termine. 

Combattu  dans  l'Europe  entière  et  vaincu  dans  certains 
Etats,  le  catholicisme  vint  chercher  un  asile  en  Espagne. 
Dès  que  les  musulmans  eurent  été  expulsés  du  pays,  le 
monarque,  pour  soumettre  à  son  pouvoir  les  races  di- 
verses qui  constituaient  la  nation,  avait  étouffé  les  liber- 
tés des  anciens  royaumes.  Le  catholicisme  en  déroute, 
trouva  là  un  terrain  favorable  à  ses  desseins  ;  il  s'y  re- 
trancha, et  l'unité  religieuse  s'abattit  sur  l'Espagne  comme 
une  plaie.  Pendant  que  partout  en  Europe  on  renaissait  à 
la  vie,  la  mort  étendait  son  manteau  glacé  sur  la  péninsule 
ibérique. 

Le  moyen  âge,  en  Espagne,  n'avait  pas  présenté  le  ca- 
ractère sinistre  qu'il  avait  dans  le  centre  et  dans  le 
nord  de  l'Europe.  A  peine  l'idée  de  l'an  mille  y  avait-elle 
fait  quelques  prosélytes,  et  les  rondes  furieuses  de  la 
danse  de  Saint-Gui  n'avaient  aucunement  troublé  ses  po- 
pulations (1).  Le  seigneur  et  le  vassal  n'étaient  pas  aussi 
profondément  divisés  que  chez  les  autres  peuples,  tous 
deux  nourrissant  un  désir  commun,  celui  de  la  délivrance 
de  la  domination  mauresque.  De  plus,  la  Catalogne  et  TAra- 
gon  étaient  dotés  d'institutions  démocratiques,  de  sages 
codes  de  commerce,  de  conseils  populaires  qui  imposaient 
au  roi  leur  volonté  souveraine.  Bien  que  capitale  de  mo- 
narchie, Barcelone  était  plutôt  une  république  commer- 
ciale dans  le  genre  des  républiques  du  littoral  de  l'Italie. 
La  Navarre  et  le  pays  basque  avaient  un  gouvernement 
fédératif  et  représentatif;  là,  dans  cet  asile  de  l'indépen- 

(1)  Deux  compositions  littéraires  existent  seulement  en  Espagne  sur  la 
danse  des  morts  au  moyen  âge  :  celles  que  nous  venons  de  citer  clans 
ls  chapitre  précédent;  elles  ne  sont  pas  devenues  populaires  ;  quant  aux 
représentations  peintes  ou  sculptées  on  n'en  trouve  nulle  part.  Cela  prou  ve 
qu'en  Espagne,  pendant  le  moyen  âge,  on  s'est  préoccupé  bien  moins 
de  la  mort  que  dans  les  pays  du  nord. 


182  PAUTLti  HISTORIQUE. 

dance,  tous  avaient  lutté  pour  reconquérir  le  sol  de  la  pa- 
trie ;  tous  étaient  donc  nobles  et  bien  méritants  {beneme- 
ritos).  Les  deux  Castilles ,  en  guerre  continue  avec  les 
Arabes,  finirent  par  s'assimiler  leur  galanterie  et  leur 
imagination.  Les  provinces  méridionales  ,  subdivisées 
en  khalifats,  constituaient  une  confédération  arabe,  où 
l'industrie  et  les  arts  utiles  avaient  pris  un  essor  considé- 
rable ;  des  personnages  studieux,  accourus  de  tous  les 
points  de  l'Europe,  s'y  pressaient  autour  des  chaires  des 
maîtres  pour  y  acquérir  le  savoir.  La  philosophie  grecque 
brillait  d'un  nouvel  éclat  en  Andalousie. 

Ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  qu'en  Espagne,  ainsi  qu'en 
France  et  en  Allemagne,  le  serf  taillable  et  corvéable  ne 
fût  pas  victime  des  abominables  droits  des  seigneurs  et 
des  prélats,  ni  que  la  famine,  la  peste,  la  guerre  et  la 
misère  ne  désolassent  pas  son  territoire,  mais  ce  pays  fut 
moins  atteint  que  les  autres,  car,  ainsi  que  l'a  parfaite- 
ment dit  un  jour  Castelar  :  «  C'est  la  liberté  qui  est  an- 
cienne en  Espagne;  la  tyrannie  y  est  moderne.  » 

Mais  arriva  d'Autriche  la  monarchie  qui,  avec  la  cen- 
tralisation, apporta  la  sombre  terreur  germanique. 

L'absolutisme  monarchique,  importé  sur  cette  terre  méri- 
dionale de  l'Espagne,  fut  comme  la  plante  vénéneuse  qui, 
entourée  de  la  froide  atmosphère  du  Nord,  croît,  inoffen- 
sive et  rachitique,  tandis  que,  transportée  dans  un  climat 
brûlant,  elle  développe  vigoureusement  ses  principes  toxi- 
ques. La  plante  monarchique  se  convertit,  en  arbre  de  mort, 
le  végétal  du  Nord  se  métamorphosa  en  un  mancenillier 
gigantesque.  Fixé  au  centre  de  la  nation,  il  étendit  bientôt 
ses  racines  dans  toutes  les  provinces  pour  en  tirer  toute 
la  substance  et  s'accroître  à  leurs  dépens.  Pour  donner  de 
la  vigueur  à  la  monarchie,  pour  consolider  une  unité  im- 
possible, la  dynastie  autrichienne  commença  par  tuer  les 
libertés  clans  les  anciens  royaumes.  Afin  de  s'assimiler  sa 
proie,  le  monstre  lui  arrachait  d'abord  la  vie. 

L'Eglise  poussa  les  rois  de  la  maison  d'Autriche  à  ini- 


LA  RENAISSANCE.  183 

poser  l'unité  religieuse  absolue  en  Espagne,  puis  l'Espagne 
à  l'imposer  au  monde  entier. 

Avant  l'avènement  de  la  dynastie  autrichienne,  le  tiers 
environ  de  la  population  professait  l'Islamisme  ou  le  Ju- 
daïsme (1).  De  graves  dissidences  s'étaient  élevées  pen- 
dant le  moyen  âge  entre  le  reste,  bien  que  tous  fussent 
plus  ou  moins  chrétiens.  La  majorité,  cependant,  était 
arienne  ;  un  grand  nombre  avaient  refusé  obéissance  au 
Saint-Siège.  En  Aragon  et  en  Catalogne,  les  rois  faisaient 
bon  marché  des  excommunications  et  des  interdictions 
du  pontife;  quelques-uns  d'entre  eux  se  distinguèrent 
même  par  la  guerre  qu'ils  firent  à  la  [papauté.  Pierre  III 
provoque  des  vêpres  siciliennes  contre  l'armée  bénie  par 
le  Saint-Père  (2).  Avant  lui,  Pierre  II  mourait  en  combat- 
tant, cà  côté  des  Albigeois,  les  croisés  de  Simon  de  Montfort. 
Barcelone  fut  pendant  longtemps  le  refuge  de  savants, 
juifs  ou  excommuniés  (3).  C'est  dans  cette  ville  qu'Ar- 
nold de   Vilanova,  après  avoir  été  poursuivi  en  France, 

(\)  Juifs,  maures  et  chrétiens  jouissaient  de  droits  égaux  sur  plusieurs 
points  de  l'Espagne,  et  surtout  en  Catalogne.  Jacques  le  Conquérant  fait 
des  concessions  aux  quartiers  des  Juifs  (aljama,  al-ghama)  de  Barce- 
lone et  de  Lérida,  pour  que  les  dispositions  qu'ils  arrêteront  aient 
désormais  force  de  loi.  Le  faubourg  des  Sarrasins  de  Lérida  possédait  son 
alcalde,  qui  rendait  la  justice  à  sa  manière,  avec  les  mêmes  prérogatives 
que  les  chrétiens.  Dans  tout  le  royaume  d'Aragon  les  lois  permettaient 
au  Juif  de  se  marier  en  secondes  noces  si  sa  première  femme  était  sté- 
rile. Voir  Coroleu  y  Pella,  Las  liberlades  de  Cataluna. 

(2)  Ce  même  Pierre  III  défit,  avec  ses  almugavers  et  ses  arbalétriers 
arabes,  près  Gerona,  l'armée  composée  de  chevaliers  de  toutes  nations, 
qui  venaient,  sous  les  ordres  du  roi  de  France,  s'emparer  de  la  Cata- 
logne etdel'Aragon,  conformément  aux  instructions  du  pape.  11  répondit 
au  pontife  qui  lui  enjoignait,  sous  peine  d'excommunication,  d'aban- 
donner son  royaume  :  «  11  coûtera  cher  à  qui  voudra  le  prendre.  » 

(3)  Lorsque  la  France  expulsait  les  Juifs  de  son  territoire,  Jacques  II 
les  secourait  et  leur  donnait  des  maisons.  En  1307,  plusieurs  médecins 
juifs  vinrent  se  réfugier  à  Barcelone.  C'est  dans  cette  ville  aussi  qu'au 
dixième  siècle  Gerbert,  lequel  fut  ensuite  pape,  vint  se  réfugier  quand, 
chassé  d'Aurillac,  il  ne  se  trouva  plus  en  sûreté  en  France. 


181  PARTIE  HISTORIQUE. 

s'illustra  on  écrivant  son  hérétique  théorie  sur  ce  thème  : 
Mieux  vaut  une  bonne  action  fine  prière  et  messe.  La  ville  de 
Reus,  auparavant  mas  ciels  arreus  (1),  doit  son  origine  à 
un  soulèvement  des  serfs  contre  leur  évêque.  Au  temps  des 
antipapes,  l'un  d'entre  eux,  Benoît  XIII,  qui  était  Aragonais, 
ouvrit  à  Tortosa  un  congrès  dans  lequel  le  judaïsme,  le 
christianisme  et  le  mahométisme  furent  publiquement  et 
librement  discutés.  Jean  II  d'Aragon  mena  à  la  potence  des 
catholiques  qui  avaient  saccagé  les  juiveries.  Le  porte-dra- 
peau de  la  libre  pensée  au  moyen  âge,  Averroes,  sortit  de 
Cordoue.  La  tradition  du  catholicisme  et  du  monarchisme 
espagnol  n'est  qu'une  pure  théorie  inventée  de  nos  jours. 
Il  en  coûta  cher  au  pouvoir  théocratique  pour  s'imposer, 
même  avec  l'appui  du  trône.  Pour  avoir  établi  l'inquisi- 
tion à  Saragosse,  Pedro  Arbuès,  que  sanctifia  l'Eglise,  fut 
poignardé  par  la  foule.  Le  saint  office  ne  put  s'implanter 
en  Andalousie  qu'après  la  décapitation,  à  Séville,  du  mar- 
quis du  Pricgo,  qui,  à  la  tête  de  quelques  milliers  d'habi- 
tants, s'était  levé  pour  le  combattre.  C'est  seulement  après 
de  longues  années  de  soumission  au  pouvoir  monarchique 
que  la  Catalogne  eut  l'horreur  de  voir  s'accomplir  des  auto- 
da-fé  (2).  L'unité  religieuse  s'imposait  en  même  temps 
que  le  pouvoir  royal  en  Espagne.  Pendant  le  moyen  âge, 
la  monarchie  y  fut  limitée  plutôt  par  le  pouvoir  du  peuple 
que  parla  féodalité.  En  Castille,  c'étaient  les  Cortes  et  les 
carias  pneblas  qui  limitaient  l'autorité  de  la  Couronne. 
Barcelone  possédait  un  Conseil  de  Cent,  qui  était  au-dessus 
du  roi.  Celui-ci  ne  prenait,  du  reste,  que  le  titre  de  prince, 
et  il  prêtait  serment  au  Conseil.  Plus  tard,  les  députations 
catalanes  et  le  Justicia  d'Aragon  représentèrent  ce  que 
l'on  appellerait  aujourd'hui  la  souveraineté  nationale  au- 

(1)  Mas  dds  arreus  signifie,  dans  la  langue  catalane,  ferme  des  outils 
à  travailler. 

(2)  Les  discussions  entre  la  députation  catalane  et  le  saint  office 
étaient  continuelles.  Ce  ne  fut  que  par  l'appui  que  lui  prêtaient  les 
vice-rois  que  l'Inquisition  put  faire  respecter  et  accomplir  ses  arrêts. 


LA  RENAISSANCE.  J8d 

dessus  de  celle  du  monarque.  La  fidélité  absolue  envers  le 
souverain  (feaoté)  était  inconnue  en  Espagne  avant  son 
importation  d'Allemagne.  Ce  ne  fut  que  sur  les  ruines  des 
institutions  nationales  et  après  la  mort  de  leurs  défenseurs 
que  le  pouvoir  catholico-monarchique  put  prendre  racine. 
Pour  en  arriver  à  ses  fins,  le  roi  fit  décapiter  les  comu- 
neros  de  Castille;  à  Saragosse,  il  supplicia  \eJusticia(l);  il 
fit,  à  Barcelone,  brûler  les  droits  du  peuple  par  la  main  du 
bourreau  ;  il  expulsa  dans  les  provinces  du  Sud  des  millions 
de  Morisques  et  de  Juifs.  Après  ce  néfaste  bannissement, 
le  monarque  donna  carte  blanche  au  clergé  pour  établir 
partout  son  empire  et  s'emparer  de  tous  les  biens. 

La  monarchie  qui  domina  l'Espagne  avec  Charles  I"  est 
quelque  chose  que  ne  rêva  jamais  le  moyen  âge,  c'est  la 
monarchie  élevée  à  l'empire  universel,  c'est  l'empire  pour 
lui-même,  sans  autre  idée  que  celle  du  commandement, 
sans  autre  fin,  sans  autre  mobile  que  le  pouvoir.  L'em- 
pire exercé  par  la  maison  d'Autriche  ne  représente  pas, 
comme  celui  d'Alexandre,  la  domination  de  l'élément 
indo-germain  sur  l'élément  asiatique  religieux  et  abso- 
lutiste, qui  s'apprêtait  à  envahir  l'Europe  par  la 
Grèce  ;  il  ne  représente  pas  non  plus  la  puissance  d'un 
peuple  résumé  dans  César,  comme  à  Rome,  pour  sou- 
mettre à  l'unité  suprême  du  droit  et  de  la  justice  le  reste 
des  peuples  déclarés  égaux  dans  sa  civilisation  ;  il  ne  re- 
présente pas  davantage,  comme  l'empire  de  Charlemagne, 
l'organisation  du  pays  et  des  pays  limitrophes  pour  re- 
pousser les  invasions  étrangères,  les  Barbares  du  Nord 
et  de  l'Est  et  les  Sarrasins  du  Sud  ;  il  ne  représente  même 
pas  la  lutte  du  pouvoir  royal  et  du  pouvoir  laïque  contre 
le  pouvoir  religieux,  contre  le  pontife  romain,  ainsi  que 
la  représentait  l'empire  germanique,  au  douzième  et  au 


(1)  Le  Justicia  Muyor  en  Aragon  était  un  personnage  chargé  de 
veiller  à  ce  que  la  loi  ne  fût  pas  violée.  Cette  fonction  était  conférée 
par  le  suffrage  des  députés  du  peuple. 


186  PARTIE  HISTORIQUE. 

treizième  siècle  ;  non,  l'empire  exercé  par  la  maison 
d'Autriche  ne  représente  rien  de  tout  cela.  C'est  une  idée 
morte,  personnifiée  dans  un  homme  insensé;  l'idée, 
c'est  le  eésarisnie  romain  ;  l'insensé,  c'est  Charles-Quint. 

Charles-Quint,  le  grand  empereur,  n'est  pas  un  homme 
unique,  c'est  un  homme  syncrétique  ;  il  porte  en  soi  divers 
héritages  qui  se  manifestent  à  la  fois,  il  constitue  un 
exemple  d'atavisme  multiple  ;  son  être,  de  môme  que  son 
empire,  n'est  qu'une  unité  forcée.  Il  résume  en  lui  des 
races  distinctes  qui  ne  sont  pas  encore  bien  mêlées.  Les 
divers  sangs  dont  il  est  issu  ne  sont  pas  encore  combinés 
dans  sa  personne.  Déjà,  dans  son  fils  Philippe  II,  la  nature 
a  produit  l'unification  des  divers  éléments  ;  dans  Charles- 
Quint,  ces  éléments  sont  encore  en  lutte  pour  se  réunir, 
et  tout  l'empire  se  ressent  de  ces  troubles  (1). 

L'aïeul  du  grand  empereur,  Charles  le  Téméraire,  porta 
en  lui  un  triple  héritage  de  tragédies  :  celle  de  Jean  sans 
Peur,  qui  livra  la  France  aux  Anglais  ;  celle  d'York  et 
de  Lancastre,  dans  laquelle  deux  frères,  qui  se  faisaient  la 
guerre,  exterminèrent  le  tiers  de  leur  royaume  ;  celle  de 
Montiel,  dans  laquelle  un  bâtard  fonda  une  dynastie,  grâce 
à  une  trahison  de  Duguesclin,  plongeant  un  poignard  dans 
le  cœur  d'un  frère.  Que  de  luttes  morales  ne  résumait  pas 
le  Téméraire!  Son  gendre  Maximilien,  le  grand  chasseur, 

(I)  C'est  le  darwinisme  qui  est  appelé  à  expliquer  dans  l'histoire  le 
caractère  de  divers  personnages  et  leur  influence  sur  les  événements, 
en  donnant  le  pourquoi  de  leurs  actes  jusqu'à  présent  méconnu. 

Parfois  on  cherche  des  raisons  morales  làoù  il  n'y  a  que  des  résultats 
physiologiques  ou  pathologiques.  On  peut  avoir  un  héritage  multiple  de 
caractères,  et  ces  caractères  se  manifester  successivement,  selon  l'âge  de 
l'individu,  selon  sa  situation  morale  nu  selon  des  circonstances  physio- 
logiques que  nous  ignorons.  Ces  caractères  hérités  peuvent  aussi  se  pré- 
senter simultanément  et  la  lutte  morale  être  permanente.  I>ans  ces  cas, 
nous  voyons  agir  un  individu  en  contradiction  avec  lui-même  comme 
s'il  était  douhle  ou  multiple,  subissant  des  luttes  internes  comme  s'il 
avait  deux  ou  trois  âmes  diverses.  Ces  luttes  ne  sont  que  la  consé- 
quence de  l'hérédité  complexe  et  Tune  ou  l'autre  des  tendances  l'emporte 
selon  que  l'individu  se  trouve  dans  telle  ou  telle  situation. 


LA  RENAISSANCE.  187 

passa  sa  vie  entre  la  fureur  et  le  vertige.  Philippe  le  Beau 
ne   put  résister  à  cet  héritage  de  folies  et  de  désordres, 
et  un  verre  d'eau,  pris   pendant  une   partie  de  paume, 
suffit  pour  lui  ôter  la  vie.  Il  laisse  un  fils,  produit  de  son 
organisation   surexcitée  et    d'une    femme   hystérique   et 
jalouse  jusqu'à  la  monomanie,  qui,  à  la  première  adver- 
sité qu'éprouve  sa  passion,  perd  la  tête  et  devient  folle  ! 
Pauvre  Jeanne  !  Fruit  du  mariage  forcé  des  peuples  divers 
qui  composent  l'Espagne,  c'est  elle  qui  mettra  au  monde 
celui  qui  est  appelé  à  être  le  plus  puissant  roi  que  la  terre  ait 
jamais  vu  :  Charles-Quint!  Voilà  le  rejeton  qui  résume  en 
sa  personne  l'ambition  de  Henri  de  Trastamare,  la  folie  du 
chasseur  Max,  le  tempérament  entêté  de  Charles  le  Témé- 
raire, la  froideur  frivole  du  Flamand  Philippe,  l'opiniâtreté 
et  la  mauvaise  foi  de  l'Aragonais  Fernand,  le  fanatisme  et 
l'impétuosité  de  la  Castillane  Isabelle,  la  surexcitation  et  le 
déréglementde  sa  pauvre  mère!  C'est  là  le  souverain  qui 
fonda  la  monarchie  absolue,   universelle,   la  monarchie 
qui  domina  les  quatre  parties  du  monde,   sur  les  terres 
de  laquelle  le  soleil  ne  se  couchait  jamais!  Quel  héritage 
de  crimes,  de  désordres,  de  fanatismes  et  de  folies!  On 
voit  en  lui  une  âme  multiple  en  lutte  avec  elle-même,  une 
âme  chaotique,  composée  d'hypostases  diverses,  une  âme 
à  la  fois  portugaise,  anglaise,   bourguignonne,  walonne, 
flamande,   germaine,  castillane  et  aragonaise,    dont  les 
éléments  combattent  entre  eux,  et  dont  les  actes,  dont  les 
déterminations  se  règlent  sur  l'élément  vainqueur.  Par- 
fois c'est  l'opiniâtreté  du  roi  catholique  et  parfois  l'astuce 
de   Trastamare;    tantôt  c'est   l'impétuosité-  d'Isabelle  et 
tantôt  la  générosité  puérile  du  Flamand;  enfin,  c'est  la 
témérité  de  son  aïeul  Charles  qui  triomphe  souvent,  quand 
il  ne  se  repent  pas  de  ce  qu'il  a  fait  la  veille,  en  tombant 
dans  cette  mélancolie  religieuse  qui  eut  tant  d'influence 
sur  les  derniers  moments  de  la  vie  de  sa  mère. 

Voyez-le  s'agiter  et  dicter  de    son  cabinet   des  mes- 
sages qui  vont  décider  du  sort  des  Etats.  Voyez-le  courir 


188  PARTIE  HISTORIQUE. 

de  Madrid  à  Tunis,  des  Flandres  à  Barcelone,  de  Valladolid 
à  Vienne.  11  négocie,  il  fait  la  paix,  il  fait  la  guerre,  il 
donne  des  ordres  formels,  inéluctables  ;  il  décapite  les  dé- 
fenseurs des  municipes;  il  lève  troupes  sur  troupes;  il 
arme  des  flottes;  il  envoie  des  capitaines  en  Amérique  et 
en  Afrique  ;  il  bat  la  France  et  son  roi  ;  il  saccage  la  cité 
du  pontife  ;  il  donne  la  couronne  d'Allemagne  à  son  frère, 
puis  il  s'en  repent;  il  fait  contracter  à  son  fils  un  mariage 
par  raison  d'Etat.  Et  pourquoi  tout  cela? 

Sors  de  la  tombe,  o  grand  Charles,  et  révèle  ta  pensée  se- 
crète, s'il  est  vrai  que  tu  en  aies  eu  une!  Pourquoi  t'agitas-tu 
ainsi?  Quel  vertige  immense  bouleversa  ton  cerveau  et 
porta  ton  corps  d'une  extrémité  de  l'Europe  à  l'autre? 
Pourquoi  commandas-tu  en  tant  de  langues  sans  en  savoir 
aucune?  Pourquoi  réunis-tu  tant  de  peuples  en  les  étouf- 
fant dans  les  embrassements  de  ton  pouvoir  illimité? 
Pourquoi  combattis-tu  les  Gommuneros  en  Castille,  pen- 
dant qu'en  Catalogne  tu  restas  le  modèle  des  rois  constitu- 
tionnels? Pourquoi  donnas-tu  l'assaut  à  Rome  pendant  que 
tu  ordonnais  des  prières  en  faveur  du  Saint-Père  ?  Pour- 
quoi t'emparas-tu  d'Alger?  Pourquoi  expédias-tu  la  flotte 
de  Cortès  en  Amérique?  Pourquoi  te  fis-tu  appeler  Ma- 
jesté comme  un  Dieu  descendu  sur  la  terre?  Pourquoi  tant 
de  traités?  Pourquoi  tant  de  lettres,  tant  d'ambassades  et 
tant  d'alliances?  Réponds,  grand  roi,  si  tu  le  sais,  si  ton 
œuvre  fut  autre  chose  qu'une  inconsciente  fureur  d'acti- 
vité accapareuse,  si  elle  ne  fut  qu'une  colossale  et  stérile 
folie  de  régner,  ainsi  que  le  résultat  désastreusement 
négatif  de  tes  immenses  efforts  le  donne  à  penser  à  la 
postérité  (1)  ! 

La  monarchie  héréditaire  a  le  grave  inconvénient  que 
si  le  fondateur  de  la  dynastie  est  un  imbécile,  l'imbécillité 


(1)  En  corrigeant  les  épreuves  de  ce  chapitre,  nous  avons  vu  que 
Michelet,  dans  son  volume  sur  la  Renaissance,  a  traité  le  même  sujet  de 
façon  analogue.  [Hislo'rc  (h  France.) 


LA  RENAISSANCE.  ISO 

se  perpétue  chez  ses  successeurs,  et  que  s'il  possède  quel- 
ques talents,  ces  talents  se  perdent  dans  sa  descendance 
qui  en  arrive  progressivement  à  un  degré  de  stupidité  en 
dehors  de  toutes  limites.  Un  médecin  aliéniste  français, 
le  célèbre  Esquirol,  a  démontré  que  la  démence  dans  les 
familles  royales  s'affirme  dans  la  proportion  de  60  pour  100 
de  plus  que  dans  le  reste  de  la  population  de  leurs 
royaumes  respectifs  ;  et  Hœckel  ajoute  que  les  maladies 
mentales,  plus  fréquentes  chez  les  rois  que  chez  leurs  su- 
jets, se  transmettent  héréditairement  avec  plus  de  facilité 
dans  les  familles  royales  que  dans  les  autres.  Pour  dé- 
couvrir la  raison  de  ce  phénomène,  il  suffit  d'observer  le 
genre  de  vie  que  mènent  les  rois.  Dans  leur  enfance,  on 
leur  atrophie  déjà  l'intelligence  à  l'aide  d'une  éducation 
étroite  et  formaliste.  Gomme  ils  n'ont  besoin  ni  de  tra- 
vailler, ni  de  s'instruire  pour  vivre,  ils  reçoivent  une 
somme  d'impressions  bien  moindre  que  le  reste  des 
hommes,  et,  par  suite,  ils  acquièrent  un  très-petit  nom- 
bre de  connaissances  fondamentales.  Puis,  ils  contrôlent 
moins  ces  connaissances  et  ils  n'en  tirent  pas,  n'en  ayant 
nul  besoin,  les  conséquences  qu'en  tire  le  commun.  Ils 
se  considèrent  comme  des  êtres  sacrés  et  supérieurs  à 
leurs  semblables  ;  ils  ne  se  mettent  donc  directement  en 
rapport  qu'avec  certaines  classes  de  personnes  qui  vi- 
vent dans  des  conditions  à  peu  près  analogues,  et  en- 
core l'étiquette  les  empèche-t-elle  d'entretenir  avec  elles 
les  relations  qui  existent  entre  égaux.  Les  idées  qu'ils  se 
font  des  choses  sont,  par  suite  de  ce  genre  d'existence, 
ou  erronées  ou  insuffisantes  ;  mais  nul  ne  se  hasarde 
à  corriger  leurs  erreurs.  De  plus,  leur  volonté  ne  rencontre 
aucun  obstacle.  C'est  ainsi  qu'ils  perdent  toute  notion  de 
la  justice  ou  qu'ils  la  confondent  avec  celle  d'autorité  quand 
ce  n'est  pas  avec  celle  de  leur  avantage  privé.  Le  milieu 
dans  lequel  ils  se  meuvent  est  artificiel  et  uniforme  ;  tout 
y  est  réglementé  jusque  dans  les  moindres  détails.  Le 
résultat  de   ce  régime  est  que  les  rois,  au  point  do  vue 


190  PARTIE  HISTORIQUE. 

intellectuel  comme  au  point  de  vue  moral,  deviennent 
inférieurs  à  la  masse  de  leurs  sujets.  Los  mêmes  condi- 
tions se  répétant  plus  tard  dans  leur  descendance,  Y  héré- 
dité et  l'adaptation  font  leur  œuvre.  Une  troisième  cause 
vient  accroître  encore  la  dégénérescence  de  la  dynastie. 
Gomme  les  rois  doivent  se  marier  entre  égaux,  le  croi- 
sement s'accomplit  entre  individus  placés  dans  des  con- 
ditions identiques,  et  cette  sélection  artificielle  développe 
chez  leurs  successeurs,  à  un  extrême  degré,  les  infériorités 
de  toute  nature. 

L'imbécillité  du  monarque  abandonnant  la  nation  à  la 
merci  de  favoris  ambitieux  ou  fanatiques,  celle-ci  roule 
au  plus  profond  de  l'abîme.  Si  ces  dynasties  vivent  dans 
l'atmosphère  d'une  religion  intolérante,  la  désolation 
du  royaume  devient  complète.  C'est  là  ce  qui  arriva  à  la 
maison  d'Autriche,  à  la  dynastie  des  Bourbons  plus  tard, 
et  avec  elles  à  l'Espagne.  La  mort  s'introduisit  ainsi  par 
elles  dans  la  Péninsule  ;  la  population  diminua  sensible- 
ment dans  tout  le  pays,  et  les  quelques  habitants  qui  res- 
tèrent se  laissèrent  aller  à  l'indolence,  au  point  que  toute 
culture  et  même  toute  végétation  disparut.  La  Péninsule 
entière  se  transforma  en  une  sorte  de  désert. 

Pour  acquérir  l'omnipotence  aux  dépens  de  la  nation, 
la  monarchie  se  personnifia  dans  le  monarque,  et  celui-ci, 
afin  d'étendre  son  empire  sur  tous  les  continents,  stérilisa 
l'Espagne  au  point  d'en  faire  une  nation  de  moines  et  de 
soldats  qui  pensaient  peu  et  ne  produisaient  rien.  La  théo- 
cratie s'empara  de  la  volonté  du  roi  en  exerçant  sa  pres- 
sion sur  sa  débile  conscience,  et,  à  son  tour,  le  roi  exerça 
sa  souveraine  puissance  sur  ses  sujets. 

De  même  que  les  rois  de  Babylone  avaient  pour  minis- 
tre un  mage  astrologue  qui  leur  dictait  les  prescriptions 
du  Dieu  solaire,  de  même  Philippe  111  et  Charles  II,  ces 
malheureux  porte-couronnes,  eurent  à  leurs  côtés  un  prêtre 
qui,  au  nom  de  Dieu,  leur  imposait  la  conduite  qu'ils  de- 
vaient observer  dans  le  gouvernement  de  leurs  Etats.  La 


LA   RENAISSANCE.  191 

monarchie  s'identifia  avec  la  religion  au  point  d'être  absor- 
bée par  elle  ;  il  y  eut  plus,  elle  devint  son  instrument.  La 
personne  royale  en  retour  fut  déclarée  sacrée  par  la  reli- 
gion, et  entourée  d'une  étiquette  idolâtre  et  d'un  cérémo- 
nial qui  était  presque  un  rite.  A  la  ressemblance  de  Dieu, 
on  la  place  au-dessus  de  la  justice.  L'indépendance  de  ce 
juge  castillan  qui  jugeait  le  roi  don  Pedro,  et  celle  de  ce 
conseiller  de  Catalogne  qui  déclarait  la  loi  supérieure  au 
roi,  eussent  désormais  été  considérées  comme  un  sacri- 
lège. 

Le  roi  pouvait  impunément  s'emparer  de  la  femme  du 
prochain,  car  il  honorait  tout  ce  qu'il  daignait  toucher. 
On  voit  la  constatation  de  ce  fait  dans  les  œuvres  de  tous 
les  auteurs  dramatiques.  C'est  à  genoux  que  l'on  parle 
au  .roi  ;  quant  à  lui,  il  peut  aussi  bien  ne  pas  répondre  ou 
faire  répondre  par  l'organe  de  son  favori.  11  n'y  a  pas,  en 
échange,  de  sacrifices  que  le  roi  n'accomplisse  pour  l'E- 
glise. Pour  elle,  il  répand  généreusement  le  sang  et  l'ar- 
gent de  ses  sujets.  Pour  elle,  il  ouvre  les  veines  de  l'Es- 
pagne et  tarit  ses  mines  d'or.  Pour  elle  encore,  il  épuise 
le  trésor,  il  dépeuple  les  campagnes,  ruine  les  villes  et 
stérilise  le  sol. 

L'Espagne,  entraînée  par  cette  tendance  catholico-mo- 
narchique,  ne  considère  plus  comme  dignes  et  nobles  que 
les  soldats  et  le  clergé,  c'est-à-dire  ceux  qui  tuent  et 
ceux  qui  vivent  pour  les  fins  d'une  autre  vie.  Les  prin- 
cipaux d'entre  les  grands  hommes  de  l'Espagne  appar- 
tiennent à  l'Église  ou  à  l'armée  ;  souvent  ils  ont  été 
soldats  et  religieux  à  la  fois.  Calderon,  Cervantes,  Lope 
de  Vega,  Hercilla,  Hurtado,  Rojas  et  Garcilaso  avaient  été 
soldats  ;  Moreto  et  môme  Cervantes  revêtirent  l'habit  reli- 
gieux dans  les  derniers  jours  de  leur  vie.  Lope  de  Vega 
et  Montalvan,  Rioja  et  Villaviciosa  étaient  inquisiteurs  ; 
Tàrrega,  Tirso  de  Molina,  Gôngora,  Calderon,  Solis  et 
Danvila  furent  prêtres  ;  Argensola  et  Carrillo,  chanoines 
de  Saragosse;   Gracian  et  Mariana,  jésuites  ;  Zamora  et 


192  PARTIE  HlSTORlQUr. 

Sandoval,  bénédictins.   Tous  les  écrits  de  cette   époque 
étaient  composés  pour  le  plus  grand  profit  de  la  religion. 
Les  sujets  étaient  presque  toujours  empruntés  aux  choses 
d'outre-tombe.  Jamais  la  perspective  de  la  mort  ne  fut 
peinte  avec  des  coloris  plus  sombres.  A  côté  des  descrip- 
tions de  certains  poètes  de  cette  période,  celles  de  l'Apo- 
calypse paraissent  joyeuses.  Les  écrivains  dramatiques 
passaient  leur  vie  à  écrire  des  autos  sacramentelles  (1)  en 
s'inspirant  de  la  mort  et  de  la  passion  du  Christ  ou  du 
martyre  des  saints.  La  littérature  funèbre  est  douée  sou- 
dain d'une  exorbitante  fécondité.    Des  religieux  et  des 
laïques  remplissent  des  bibliothèques  entières  d'in-folio 
afin  de  démontrer  qu'il  faut  vivre  dans  la  mortification 
pour  obtenir  les  gloires  du  ciel.  On  défend  tous  les  actes 
de  l'Église  ;   on  glorifie  jusqu'à   ses  crimes.   On   épuise 
toutes  les   arguties  scolastiques,  toutes  les  subtilités  de 
la  théologie  pour  exalter  les  bienfaits  de  la  mortification 
et  de  la  souffrance,  salutaires  à  l'égard  de  ceux  mêmes  qui 
en  sont  les  sujets.  On  sanctifie  l'espionnage  jusqu'au  sein 
de  la  famille.  L'Inquisition  reçoit  le  nom  de  Saint  Office. 
Avec  quelle  ardeur  ne  combat-on  pas  les  hérésies  !  Avec 
quel  zèle   n'extermine-t-on  pas  les   hérétiques  !  Il  n'y  a 
qu'une  peine,  la  mort;  non  pas  la  mort  soudaine,  elle 
eût  été   trop  douce,  mais  la   mort   lente,  la  mort  par  le 
feu,  précédée  des  tourments  les  plus  raffinés.  A  ce  propos 
on  compare  la  mort  qu'on  doit  faire  souffrir  aux  hérétiques 
à  celle  que  Jésus-Christ  et  les  martyrs  ont  soufferte  pour 
nous  sauver  et  qu'on  charge  de  tortures  imaginaires. 

Les  évoques  sollicitent  journellement  ces  rois  pieux 
pour  les  pousser  aux  massacres  et  pour  les  décider  à  allu- 
mer de  nouveaux  bûchers.  —  «  Le  ciel  irrité  ne  peut  per- 
«  mettre  la  prospérité  de  la  patrie  —  disaient-ils  —  que 
«  lorsque  nous  aurons  purgé  l'Espagne  des  hérétiques, 

(t)  Autos  sacramentelles  ou  mystères  religieux,  comme  on  les  repré- 
sentait en  France  au  moyen  âge,  mais  avec  un  caractère  plus  drama- 
tique et  plus  sombre. 


LA   RENAISSANCE.  193 

«  ces  ennemis  de  Dieu  et  de  sa  sainte  religion  !  »  Et,  parmi 
les  plus  fervents,  un  cardinal -archevêque  de  Tolède 
demande  qu'on  n'épargne  pas  même  les  enfants  dans  ces 
tueries,  afin  de  ne  pas,  avec  le  temps,  exposer  les  fidèles 
à  mêler  leur  sang  à  celui  des  Maures  ou  des  Juifs. 

Un  clergé  féroce  promène  la  croix  et  le  bûcher  par 
toutes  les  terres  que  conquièrent  les  armées  du  roi  des 
Espagnes  ;  les  Indes,  les  Flandres,  l'Italie,  la  Lombar- 
die,  la  côte  d'Afrique  encensent  le  Dieu  des  catholiques 
avec  la  fumée  de  la  chair  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  se 
soumettre  aux  lois  de  l'Église.  Pour  honorer  le  Christ  on 
le  noircit  de  suie  humaine.  Bientôt  la  purification  par  les 
flammes  s'étend  également  aux  catholiques  suspects.  En 
Espagne,  le  bûcher  les  dévore  par  centaines.  Pour  sauver 
l'âme  on  brûle  le  corps.  Pour  châtier  la  chair  on  la  car- 
bonise. Le  feu  du  saint  office  dessèche  le  sol  des  Cas- 
tilles.  L'emplacement  du  bûcher,  le  quemade?-o,  devient 
pour  les  villes  comme  un  monument  d'utilité  publique.  Le 
peuple,  les  hidalgos,  les  dames  mêmes  viennent  se  blin- 
der le  cœur  à  ces  spectacles  et  s'y  pétrifier  la  conscience. 
Cas  singulier  d'atavisme  !  Le  Sémite  réapparaît  dans  le 
Castillan.  Inconsciemment,  en  adorant  Jésus-Christ,  il 
rend  hommage  au  Moloch  phénicien,  ou  à  l'Ammon  de 
Cartilage. 

Pendant  que  le  feu  purifie  ainsi  les  âmes  des  mau- 
vais chrétiens,  celles  des  bons  brûlent  des  flammes  d'un 
amour  singulier,  mélange  d'amour  divin  et  d'amour  hu- 
main. Les  manifestations  du  cœur  revêtent  un  caractère 
funèbre.  L'amour  et  la  mort  marchent  de  pair.  C'est  le 
vendredi  saint  que  les  dames  donnent  rendez-vous  à  leurs 
amants  dans  les  églises  pour  y  étaler  leurs  charmes  mys- 
tiques. Les  gentilshommes  se  défient  à  coups  de  disci- 
pline ;  celui  qui  se  flagelle  avec  le  plus  d'entrain  reçoit  à 
Pâques  les  faveurs  de  sa  dame  en  récompense  des  mor- 
tifications qu'il  s'est  imposées.  Concupiscence  et  dévotion 
vont  de  concert.    On  se  livre  à  la  débauche  au  pied  du 

13 


■194  PARTIE  HISTORIQUE. 

Golgotha.  Derrière  la  Vierge  des  Douleurs  apparaît 
Astarté.  A  Madrid,  le  jour  de  la  mort  du  Christ,  on  voit 
renaître  la  pieuse  corruption  de  Biblos  au  jour  de  la  mort 
d'Adonis.  C'est,  à  vingt-deux  siècles  de  distance,  la  repro- 
duction en  Espagne  de  la  semaine  sainte  phénicienne  (1). 
Cependant  la  religion  prend  chaque  jour  un  plus  grand 
empire  et  la  population  va  toujours  diminuant.  Le  clergé 
s'enrichit  d'une  scandaleuse  façon.  A  lui  les  legs  faits  in 
extremis  au  confesseur  et  au  couvent  au  détriment  des  pro- 
ches. A  lui  les  biens  des  hérétiques  et  des  relaps  qui  meu- 
rent au  milieu  des  flammes.  Sous  Philippe  IV,  le  scandale 
est  porté  à  un  tel  point,  qu'un  document  soumis  à  la  dé- 
libération des  Cortes  demande  qu'il  soit  mis  ordre  à  tant 
de  débordements.  Ce  document  (2)  déclare  que  «  le  nombre 
«  des  ordres  religieux  est  grand,  celui  des  mendiants 
«  énorme  et  celui  des  religieux  excessif;  »  qu'il  existe 
en  Espagne  «  0,088  couvents,  sans  compter  ceux  des 
«  religieuses  »;  qu'enfin  «ces  gens  ne  manqueront  pas, 
«  grâce  aux  dotations,  aux  confréries,  aux  chapellcnies 
«  ou  aux  achats,  de  soumettre  tout  le  royaume  à  leur  pou- 

(1)  Pour  ne  pas  s'étonner  de  ce  passage,  il  est  utile  de  lire  la  lettre 
adressée  au  roi  Philippe  H,  par  le  cardinal  Pacheco  de  Tolède,  arche- 
vêque de  Burgos,  document  enregistré  à  la  Bibliothèque  nationale  de 
Madrid,  Recueil  R.  75. 

11  demande  à  Philippe  II  «  de  défendre  aux  laïques  et  aux  clercs  de 
faire  des  repas  dans  les  églises  les  jours  du  jeudi  et  du  vendredi  saints  ; 
qu'il  ordonne  d'illuminer  les  églises  d'une  façon  convenable  afin  que 
la  clarté  empêche  la  débauche  ;  que  Ton  charge  quelques  personnes  de 
veiller  afin  que  les  dames  ne  puissent  venir  voilées  (arre  bozadas)  pour 
garder  le  saint  sacrement,  «  car  elles  — dit  l'original —  s'en  prévalent 
pour  donner  des  rendez-vous  à  leurs  amants.  »  Il  affirme  également  dans 
cette  lettre  qu'«  au  moment  où  l'on  fait  les  ténèbres  dans  l'église,  on  y 
fait  beaucoup  de  bruit,  et  que,  grâce  à  l'obscurité  et  au  tapage,  on  y 
commet  des  excès  de  toute  nature.  »  Les  dames,  à  cette  époque,  por- 
taient des  éventails  sur  lesquels  étaient  dessinés  des  Cupidons  et  des 
Vénus  dans  des  attitudes  peu  édifiantes. 

(2)  Cespedes,  Ilisloria  de  Don  Felipe  IV.  Barcelona,  1634,  liv.  VII, 
chap.  ix,  p.  272. 


LA   RENAISSANCE.  193 

«  voir».  La  nation   supportait  toutes   ces  exactions  du 
clergé  et  de  la  couronne.  Les  musées,  les  archives,  les 
armées,  les  galères,  les  palais  appartenaient  au  roi.  Au 
clergé  appartenaient  les  âmes  et  les  richesses  des  fidèles  ; 
il  restait  pour  le  peuple  la  dette,  les  gabelles,  l'impôt  du 
sang,   les  dîmes  et  toutes  sortes  de   vexations.   Chaque 
jour  l'Église    ou  le  roi  dépossédait  quelque  particulier. 
Les  soldats  de  Sa  Majesté,  que  l'on  arrachait  au  peuple, 
étaient  assez  nombreux  pour  tenir  garnison  dans  toutes 
les  cités  du  monde.  Le  clergé  absorbait  également  pour 
sa  part  un  nombre  considérable  d'enfants  de  la  nation. 
On  comptait  1  800  prêtres  dans  le  diocèse  de  Calahorra, 
1400  à  Séville,  dont  la  cathédrale   seule  était  desservie 
par  100  ecclésiastiques.  Les   Franciscains  et  les   Domi- 
nicains   étaient,    en   Espagne,   au  nombre   de  plus    de 
32000  (1).   Un  document  constate   qu'à   l'université  de 
Tolède,  en  1520,  a  il  existe  deux  fois  plus  de  religieux, 
«  de  prêtres  et  d'étudiants  qu'il  n'en  faut,  car  on  ne  trouve 
«  pas   de  moyens  d'existence   en  dehors  de  la  carrière 
«  ecclésiastique  (2)  ».  On  considéra  comme  hérétique  qui- 
conque cherchait  à  entraver  cet  accroissement  de  l'Église 
et  de  ses  possessions,  ainsi  que  quiconque  formulait  la 
moindre  objection  contre  ces  empiétements. 

L'Église  et  la  monarchie  allaient,  d'un  commun  accord, 
éliminant  du  pays  tous  les  caractères  susceptibles  de  pro- 
grès et  d'activité.  Dans  les  universités  le  clergé  accaparait 
tous  ceux  qui  montraient  quelque  talent,  et  il  leur  impo- 
sait le  célibat.  D'autre  part,  dans  sa  soif  d'extermination 
contre  tout  ce  qui  fructifiait  en  dehors  du  camp  de  la  foi 
aveugle,  l'Inquisition  ne  laissait  ni  trêve  ni  repos  à  tous 
ceux  qui  commettaient  le  sacrilège  de  penser  en  discutant 
sur  le  dogme  ou  sur  la  discipline  de  l'Église,  et  les  con- 
damnait sans  relâche.  Les  foudres  du  saint  office  n'attei- 


(1)  Davila,  Historia  de  Don  Felipe  111,  liv.  Il,  p.  215. 

(2)  Campomanes,  Apcndicea  la  éducation,  1. 1,  p.  4Go  et  t.  IV,  p.  219, 


I9<i  PARTIE  HISTORIQUE. 

gnaient  pour  l'ordinaire  que  ceux  qui  valaient  mieux  que 
les  orthodoxes,  c'est-à-dire  ceux  qui  examinaient,  ceux 
qui  discutaient  ;  or,  le  fait  même  de  la  discussion  implique 
le  raisonnement,  et  toujours  celui  dont  l'intelligence  fonc- 
tionne est  supérieur  à  celui  qui  se  contente  de  croire  et  de 
courber  le  front.  C'est  ainsi  que  l'Inquisition  faisait  dispa- 
raître les  hommes  les  plus  intelligents.  Enfin,  les  armées 
royales  drainaient  la  partie  la  plus  vigoureuse  et  la  pins 
distinguée  de  la  jeunesse  espagnole,  les  hidalgos,  aux- 
quels leur  position  de  fortune  avait  permis  une  éducation 
plus  soignée  que  celle  des  simples  plébéiens.  Il  n'est  pas 
nécessaire  de  dire  quel  était  le  nombre  de  ceux  qui  s'em- 
barquaient pour  les  pays  lointains  et  qui  ne  revoyaient 
plus,  hélas  !  les  rives  espagnoles.  Grâce  donc  à  cette 
sélection  qui  s'accomplissait  au  profit  du  trône  et  de  l'au- 
tel, l'Espagne  en  vint  à  ne  plus  compter  un  jour  que 
5  millions  d'habitants.  C'étaient,  pour  la  plupart,  d'étroites 
intelligences  et  des  caractères  pusillanimes  qui,  par  une 
reproduction  lente,  donnèrent  à  la  patrie  des  générations 
impropres  au  travail  aussi  bien  physique  qu'intellec- 
tuel. Le  nombre  des  hommes  capables  diminuait  en  pro- 
gression géométrique,  chaque  génération  subissant  à  son 
tour  le  même  système  d'épuration.  L'Espagne  resta  sans 
penseurs,  sans  ouvriers  intelligents,  sans  artisans  habiles. 
L'industrie  des  soies,  des  tapis,  des  brocarts,  des  cuirs 
de  Cordoue,  des  armes  à  feu,  de  l'orfèvrerie,  tout  fut 
abandonné.  Ceux  qui  les  exerçaient  étaient  des  Morisques 
ou  des  Juifs  ;  or,  ils  avaient  été  expulsés,  leurs  instru- 
ments avaient  été  détruits  et  leurs  livres  brûlés.  A  Bar- 
celone, le  livre  de  dessins  des  orfèvres  fut  livré  aux  flam- 
mes, parce  que  les  orfèvres  étaient  juifs  !  Séville  possédait, 
rien  que  pour  fabriquer  la  soie,  16  000  métiers  qui  fai- 
saient vivre  130000  personnes  des  deux  sexes  (1).  Le 
nombre  des  métiers  fut,   dès   le  règne  de   Philippe  IV, 

(I)  Campomanes,  Apcndice  a  la  cdncarion  popular,  t.  I,  p.  475. 


LA  RENAISSANCE.  197 

réduit  à  300,  et  la  population  de  la  ville  diminua  des 
trois  quarts  (1).  Madrid,  qui  avait  compté  400000  ha- 
bitants, n'en  comptait  plus  que  200000.  Tolède  perdit 
ses  industries  de  la  laine  et  de  la  soie,  et  sa  population 
diminua  de  plus  d'un  quart  ;  plus  de  40  000  tisseurs  de 
soieries  restèrent  sans  travail.  Burgos,  de  6000  habi- 
tants qu'elle  comptait,  descendit  à  600  ;  Ségovie  subit 
le  même  sort  (2).  Barcelone,  ainsi  que  les  populations 
maritimes  de  la  côte,  diminuait  sensiblement.  Il  fut 
interdit  aux  Catalans  de  commercer  avec  l'Amérique, 
et  les  marins  les  plus  expérimentés  se  consumaient 
dans  la  misère  ou  émigraient  vers  le  Levant,  tandis  que 
leurs  navires  pourrissaient  dans  les  ports.  Dans  la  se- 
conde moitié  du  dix-septième  siècle,  on  mourait  littérale- 
ment de  faim  à  Madrid  et  dans  les  provinces.  Les  paysans 
refusaient  de  vendre  leurs  denrées,  aimant  mieux  les 
consommer  eux-mêmes  qu'avoir  chez  eux  de  l'argent  et 
ne  pouvoir  manger.  C'est  alors  que,  par  ordre  des  auto- 
rités royales,  partit  de  Madrid  une  sinistre  expédition  à 
laquelle  étaient  attachés  le  bourreau  et  ses  valets,  pour 
requérir  le  peu  de  vivres  existant  encore  sur  le  territoire 
des  deux  Castilles.  Le  roi  et  sa  cour  n'avaient  ni  argent 
ni  provisions,  et  il  fallait  leur  en  apporter,  fût-ce  en  vo- 
lant dans  les  villages.  Dans  cette  lutte  pour  l'existence, 
Sa  Majesté  dévorait  son  peuple  ! 

Les  campagnards,  dépossédés,  allèrent,  au  nombre  de 
vingt  mille,  mendier  à  la  Cour  pendant  que  les  autres  er- 
raient par  bandes  dans  le  pays  en  demandant  l'aumône,  ou 
mouraient  d'inanition  dans  leurs  demeures  désolées,  sans 
forces  pour  en  sortir.  Des  villes  entières  furent  désertées. 
Rien  qu'en  Andalousie,  on  compta  cinq  mille  maisons  vi- 
des. Un  proverbe  de  l'époque  disait  que  «  l'alouette  devait, 
pour  traverser  les  Castilles,  porter  son  grain  dans  le  bec;  » 

(1)  Ustariz,  Tcoria  y  praclica  del  comercio,  p.  243. 

(2)  Mémoires  du   duc  de  Saint-Simon,   t.   XXXVII,  p.  230.   Campo- 
manes  confirme  ces  fails  dans  son  Apendice  a  la  educacion. 


198  PARTIE  HISTORIQUE. 

un  autre,  que  «  les  parents  ne  pouvaient  offrir  à  leurs 
enfants  que  leurs  entrailles  (1).  »  Madrid  ressentit  à  son 
tour  la  faim  avec  toutes  ses  horreurs.  Les  pauvres  mou- 
raient littéralement  de  misère  au  milieu  des  rues.  Il  y  avait 
des  familles  qui,  conservant  précieusement  un  morceau 
de  viande  de  porc,  le  trempaient  chaque  jour  dans  la  mar- 
mite, afin  de  donner  un  peu  de  goût  à  l'eau  qu'elle  con- 
tenait. Souvent  on  se  poignardait  à  la  porte  des  boulange- 
ries pour  décrocher  un  pain.  Quevedo  lui-même  s'écrie  : 

Perdieron  sus  fuerzas  pechos  espaiïoles 
Porque  se  alimentai!  de  tronchos  de  cotes. 


El  anciano  pobre  y  cl  buen  caballero 

Si  enferman  no  alcanzan  a  pan  y  a  carnero  (2). 

Les  chevaliers  d'industrie  fourmillaient  ;  on  dormait 
au  soleil.  Les  étudiants,  au  lieu  d'étudier,  cherchaient  des 
expédients  pour  voler  de  quoi  vivre.  Les  soldats  sans 
solde  volaient  sans  déployer  la  moindre  astuce,  rien  qu'à 
l'aide  de  l'arquebuse  ou  de  l'épée.  En  1680,  les  alguazils 
et  les  agents  de  police  qui,  depuis  longtemps  déjà,  n'é- 
taient pas  payés,  assaillirent  et  saccagèrent  en  plein  jour 
quelques  maisons  de  Madrid,  et  tuèrent  les  habitants  (3). 

La  famine  sévissait  avec  tant  d'intensité  en  Andalousie, 
que  le  consulat  de  Séville  envoya  une  députationàlaCour 
pour  lui  notifier  cet  état  de  choses.  Mais  la  Cour  ne  pou- 
vait soulager  ces  infortunes;  le  trésor  était  vide,  nul  ne 
savait  comment  le  remplir.  La  Cour  était  aussi  indigente 
que  les  provinces  ;  elle  ne  pouvait  même  pas  payer  ses  do- 
mestiques; le  Roi  lui-même  n'avait  pas  de  quoi  faire  face 
aux  frais  de  sa  maison.  Philippe  III  dut  confisquer,  à  plu- 

(1)  Femandez  de  los  Rios,  Guia  de  Madrid. 

(2)  «  Les  poitrines  espagnoles  ont  perdu  leur  valeur" —  parce  que  l'ali- 
mentation se  réduit  à  des  trognons  de  choux.  —  Le  vieillard  pauvre  et 
l'honnête  gentilhomme  —  ne  peuvent,  s'ils  sont  malades,  se  procurer 
ni  pain  ni  mouton.  »  Quevedo,  Mémorial  al  rcy  Don  Filipc  IV. 

(3)  Voir  les  Discursos  d'Alvarez  Osorio  y  Redin,  écrits  en  168G. 


LA  RENAISSANCE.  199 

sieurs  reprises,  l'or  que  portaient  les  galions  d'Amérique 
pour  les  particuliers,  et  donner  en  échange  un  papier 
dont  la  rente  ne  fut  jamais  payée.  Charles  II  se  vit  obligé 
de  faire  remettre  des  manches  à  un  pourpoint  de  velours, 
n'ayant  pas  le  moyen  d'en  acheter  un  neuf.  On  avait  cru 
que  l'on  pourrait  vivre  avec  l'or  de  l'Amérique,  mais  comme 
nul  ne  travaillait,  et  que  la  propriété  foncière  était  possédée 
à  l'état  de  mainmorte  par  la  noblesse  et  le  clergé,  il  arri- 
vait que  l'or  n'entrait  en  Espagne  que  pour  remplir  les 
caisses  des  Hollandais  et  des  Français,  qui  étaient  les 
seuls  commerçants  du  pays.  L'Espagne  ressemblait 
assez  à  un  tamis  que  la  pluie  d'or  ne  réussissait  pas  à 
mouiller  (1). 

Il  ne  faut  pas  aller  chercher  la  relation  de  la  famine  et 
de  la  misère  qui  désolèrent  l'Espagne,  dans  les  documents 
officiels  dont  Quevedo  a  dit  : 

Les  plumas  compradas  a  Diosjuraran 
Que  el  palo  es  regato  y  las  piedras  pan  (2). 

mais  seulement  dans  les  œuvres  d'art  de  l'époque.  Lisez 
les  écrits  des  poëtes,  regardez  les  toiles  des  peintres. 
Peintres  et  poëtes,  les  premiers  du  monde  en  ce  temps, 
vous  dépeignent  avec  un  réalisme  effrayant  l'aspect  fu- 
nèbre et  misérable  de  cette  société  catholico-monarchique. 
Allez  au  grand  musée  du  Prado,  à  celui  de  la  rue  d'Alcalâh, 
au  ministère  de  Fomcnto,  visitez  Tolède  et  l'Escurial.  Par- 
tout, dans  toutes  ces  galeries,  vous  trouverez  des  moines 
de  Zurbaran  qui  épouvantent,  des  saints  de  Ribera  qui 
vous  frappent  de  terreur  s'ils  sont  en  vie,  et  d'horreur  s'ils 
sont  morts  ;   des  cénobites  de  Carducho,  phthisiques  ou 

(1)  Un  proverbe  catalan,  relatif  à  l'argent,  dit  :  «  Aqui  (an  corn  ne 
plou  lovent  ri aixuga.  »  «  Autant  il  en  pleut,  autant  le  vent  en  em- 
porte. M 

(2)  <i  Les  plumes  achetées  jureront  à  Dieu  —  que  la  bastonnade  est 
un  régal  et  que  les  pierres  sont  du  pain.  »  Quevedo,  Mémorial  al  Rcy 
don  Felipe  IV. 


200  PARTIE  HISTORIQUE. 

paralytiques,  des  religieuses  anémiques,  des  portraits  et 
des  anges  du  Greco,  portraits  de  déterrés,  anges  qui  res- 
semblent plutôt  à  des  momies  munies  d'ailes.  Vous  y 
verrez  enfin  des  personnages  de  Carreiio  devant  lesquels 
vous  vous  surprendrez  à  dire  avec  le  Dante  :  «  Non  rag- 
guionar  di  lor  ma  guarda  é passa!  » 

Si  nous  passons  en  revue  les  écrivains,  nous  verrons 
que  Quevedo,  le  plus  gai  d'entre  eux,  écrit  des  livres 
comme  cl  Gran  Tacaho  (le  Grand  Chicaneur),  dans  lequel 
il  nous  présente  personnifiés  le  vagabondage,  la  tricherie, 
la  misère,  et  las  Car  tas  del  caballcro  de  la  Tenaza  (les  Lettres 
du  chevalier  des  Tenailles),  à  travers  toutes  les  lignes  des- 
quelles chevauche  l'indigence;  des  plaisanteries  d'outre 
tombe,  telles  que  el  Sueno  de  las  calaveras(le  Rêve  des  sque- 
lettes), où  se  dresse  un  inventaire  des  forfaitures,  et  des 
mémoires  dans  le  genre  de  celui  qu'il  adressa  à  Philippe  IV, 
cri  d'angoisse  de  l'Espagne  agonisante  poussé  par  un 
honnête  homme.  La  faim  qui  se  montre  dans  les  Entre- 
meses  de  Cervantes  et  dans  les  Lettres  de  Hurtado  de 
Mendoza  fait  véritablement  frémir.  Le  nombre  des  écri- 
vains qui  ont  décrit  ]e  type  du  soldat  confondu  avec  ceux 
du  bandit  et  du  mendiant  est  considérable.  Il  est  des  ou- 
vrages de  cette  époque,  tels  que  el  Escudero  Marcos  de  Obre- 
gon  (CEcuycr  Marcos  dObregon),  el  Picaro  Guzman  de 
Al/arache  (Guzman  d Alfarache  le  coquin),  Rinconete  y 
cortadillo,  qui  ne  sont  qu'un  étalage  de  fourberies.  La  faim 
de  l'étudiant  espagnol  est  passée  en  proverbe,  et  Cervan- 
tes met  dans  la  bouche  de  l'un  de  ses  personnages  cette 
réponse  très-significative  :  —  «  Vous  êtes  métaphysi- 
cien !  »  lui  dit-on.  —  «  Oh!  c'est  que  je  ne  mange  pas.  » 
Ce  qui  indiquerait  ou  qu'en  Espagne  on  ne  méditait  qu'à 
l'instigation  de  la  faim  (1),  ou  bien  que   la  faim  était  le 

(1)  11  se  passait  alors  en  Espagne  ce  qu'on  avait  vu  en  France  pen- 
dant le  moyen  âge  au  collège  de  Montaigu,  où  maîtres  et  écoliers 
avaient  l'esprit  aussi  aigu  que  les  dents.  Mons  acutus,  dentés  acuti, 
ingenium  acuitfm. 


LA  RENAISSANCE.  20  i 

seul  patrimoine  et  la  récompense  unique  des  penseurs. 
Tous  les  littérateurs  de  l'époque  nous  montrent  dans 
leurs  œuvres  des  juges  cruels,  au  cœur  dur,  qui  confondent 
la  justice  avec  la  persécution  et  la  torture,  et  le  criminel 
avec  l'accusé;  des  bacheliers  maigres  et  bavards,  dont 
l'idéal  est  le  pot  au  îe\i(elpuchero),  des  prêtres  en  barrettes 
crasseuses  doublées  de  croûtes  (bo?iete  demugre  cou  forros  de 
caspa)  ;  des  mendiants  dégoûtants,  n'ayant  pour  toute  res- 
source que  leurs  ulcères  et  leurs  infirmités;  des  coureurs 
de  religieuses,  plus  amoureux  de  la  pitance  que  de  la 
femme;  des  don  Juan  sans  respect  pour  l'honneur  ni  pour 
la  vie  d'autrui  ;  des  duègnes  repoussantes  qui  vendent 
l'innocence  qu'on  leur  a  donnée  en  garde  ;  des  pères  et 
des  frères  qui  lavent  leurs  injures  dans  le  sang;  des  es- 
saims d'alguazils  et  de  corchetes  ;  une  foule  de  chevaliers 
d'industrie  dans  les  grandes  villes;  des  armées  d'aventu- 
riers aux  colonies,  et  des  bandes  de  voleurs  de  grand 
chemin  dans  les  campagnes;  des  moines  aussi  bronzés 
de  cœur  qu'obtus  d'intelligence  ;  des  hidalgos  honorables, 
mais  au  manteau  troué  ;  des  théologiens  ergoteurs  ;  des 
dames  aussi  dévotes  que  dissolues.  Et  nous  voyons  les 
grands  peintres,  les  grands  littérateurs  et  les  quelques 
philosophes  qu'il  y  a  encore,  échanger  leurs  œuvres  con- 
tre quelques  écus,  quand  ils  n'ont  pas  à  aller  mendier  la 
faveur  de  quelque  grand  ou  manger  la  soupe  à  la  porte 
de  quelque  couvent. 

La  dynastie  qui,  avec  Charles-Quint,  avait  trouvé  une 
Espagne  grande,  dont  les  navires  avaient  remorqué  tout 
un  monde  dans  ses  ports,  la  laissa  exténuée  et  abrutie  à 
la  mort  de  ce  jeune  roi  décrépit  qui  a  nom  Charles  II.  La 
conscience  même  fut  sur  le  point  de  descendre  dans  la 
tombe  avec  les  excommunications  de  Porto  Carrero.  Toute 
cette  généalogie  de  monarques  omnipotents,  dont  chacun 
reflète  exactement  l'aspect  de  son  époque,  semble  glacée 
au  fond  parle  souffle  de  la  mort.  Charles-Quint  ordonne 
qu'on  lui  fasse  ses  funérailles  pendant   qu'il   est  encore 


202  PAliTlE  HISTORIQUE. 

vivant  ;  Philippe  II  s'enferme  dans  le  mausolée  de  l'Escu- 
rial  et  s'éteint  dans  un  réduit  contigu  au  maître  autel  ; 
Philippe  III  s'étend  dans  son  tombeau  pour  voir  comment 
il  s'y  trouvera  après  sa  mort  ;  Philippe  IV  entretient  des 
liaisons  avec  des  religieuses,  qui  le  reçoivent  dans  une 
cellule  dont  le  mobilier  consiste  en  un  cercueil  et  une  croix 
de  bois  noir;  enfin  Charles  II,  l'ensorcelé  (et  echizado), 
ce  cadavre  vivant,  dont  l'existence  entière  se  consuma 
entre  les  prières  et  les  exorcismes,  passe  en  revue, 
dans  la  crypte  de  l'Escurial,  les  cadavres  de  tous  ses  pré- 
décesseurs et  leur  promet  de  venir  leur  tenir  compagnie 
avant  un  an. 

Elle  fait  horreur,  en  vérité,  l'Espagne  dévote  de  ces 
rois  ténébreux,  qui  faisaient  à  leur  gré  trembler  le  monde. 
Le  monument  qui  perpétue  leur  mémoire  et  qui  conserve 
encore  leurs  restes  est  un  édifice  funèbre,  un  mausolée 
aux  proportions  colossales  et  à  l'aspect  sinistre,  dont  le 
plan  rappelle  un  instrument  de  torture  (1),  et  dont  les 
jardins  symétriques  et  sombres  sont  plantés  de  cyprès 
et  de  ronces.  Monument  gigantesque  qui  se  dresse  sur  un 
terrain  aride  comme  l'Arabie  Pétrée,  où  la  mort  semble 
avoir  tout  englouti  jusqu'aux  ruines. 

La  triste  grandeur  que  celle  de  l'Espagne  avec  le  trans- 
cendantalisme  et  la  monarchie  !  Au  dehors  c'est  la  rapine 
des  vice-rois,  le  pillage  de  la  soldatesque,  les  bûchers  de 
l'Inquisition  et  l'esclavage.  Elle  implante  sa  race  en  Amé- 
rique en  échange  de  l'or  qu'elle  exporte  ;  au  demeurant, 
ni  une  idée,  ni  une  invention,  ni  un  progrès.  Au  dedans, 
c'est  une  paresse  morne,  envahissante  à  l'égal  d'une  épi- 
démie, le  dépeuplement  comme  si  les  déserts  de  l'Afrique 
s'étaient  prolongés  jusque  sur  nos  contrées,  la  famine  qui 
laisse  la  tête  aussi  vide  que  l'estomac,  la  misère  qui  pousse 
les  grands  à  mendier  et  les  rois  à  vivre  de  prêts,  une  lit- 
térature sensuelle  et  mystique  (2),   le  commerce  et  l'in- 

(1)  Le  gril  de  saint  Laurent. 

f*2)  Voir  sainte  Thérèse  et  la  bcaie  Marie  d'Agreda. 


LA  RENAISSANCE.  203 

dustrie  méprisés  comme  étant  l'affaire  des  étrangers,  le 
savoir  taxé  d'hérésie,  le  servilisme  élevé  au  rang  de  vertu. 
Par-dessus  tout  cela,  la  terrible  et  sombre  omnipotence 
d'un  clergé  cruel  qui  intervenait  clans  le  foyer  domestique, 
dans  les  maisons,  dans  les  fermes,  dans  la  conscience, 
dans  l'amour,  dans  l'art,  dans  l'enseignement,  dans  les 
achats  et  dans  les  ventes,  dans  les  récoltes,  dans  les  tri- 
bunaux, dans  les  tempêtes,  dans  les  sécheresses,  dans  les 
épidémies  ;  qui  vous  prenait  au  berceau  et  ne  vous  aban- 
donnait même  pas  dans  la  tombe,  qui  donnait  l'onction 
aux  rois  et  ordonnait  par  leur  entremise  ;  qui  levait  des 
armées,  bénissait  les  drapeaux,  parcourait  les  continents 
avec  elles,  traversait  les  mers  et  baptisait  les  esclaves  ; 
qui  scellait  la  parole  sur  les  lèvres,  brûlait  les  écrits  et 
étouffait  la  pensée  par  les  terreurs  d'outre-tombe,  et  qui, 
lorsque  le  cerveau  ne  pouvait  la  contenir,  envoyait  au  ciel 
l'âme  purifiée  par  la  confession  et  par  les  flammes,  et 
s'il  n'obtenait  la  conversion  frappait  encore  en  poursuivant 
l'âme  au-delà  même  de  la  mort,  à  l'aide  des  tortures  éter- 
nelles de  l'enfer. 

Pour  propager  la  foi,  l'Espagne  sema  l'extermination. 
Pour  penser  trop  à  l'autre  vie,  elle  oublia  absolument  la 
vie  présente.  Pour  sauver  les  âmes,  elle  abrutit  l'esprit. 


XI 
LA  RÉVOLUTION 


Nous  arrivons  au  dix-huitième  siècle  ;  la  Révolution 
frappe  à  la  porte. 

La  protestante  Angleterre  venait  de  secouer  la  tyraunie 
catholique,  et,  en  conquérant  la  liberté  d'examen,  elle 
s'était  donné  des  institutions  civiles  qui  rendaient  pos- 
sibles tous  les  progrès  et  toutes  les  réformes.  La  Hollande 
avait  réussi  au  prix  d'héroïques  efforts  à  se  soustraire  à 
la  domination  des  soldats  et  des  moines  du  roi  Philippe  ; 
tranquille  et  libre  désormais,  elle  développait,  au  sein 
d'une  paix  patriarcale,  son  commerce  et  son  industrie. 
Dans  l'Amérique  du  Nord  s'élevait  un  peuple  né  tout  ré- 
cemment, qui,  la  veille  encore,  n'était  qu'une  troupe  d'é- 
migrés poussés  sur  ces  côtes  par  la  persécution  religieuse 
en  Angleterre  ;  et  ce  peuple,  qui  comptait  à  peine  un 
demi-siècle  d'acclimatation,  était  déjà  fédérativement  or- 
ganisé et  jouissait  des  bienfaits  d'un  commerce  et  d'une 
industrie  qui  excitaient  l'envie  des  royaumes  de  la  vieille 
Europe.  La  France,  qui  entretenait  des  rapports  maritimes 
considérables  avec  l'Amérique  du  Nord  et  qui  était  si 
voisine  de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre,  restait  encore 
comme  écrasée  sous  le  poids  de  la  domination  de  ses  fas- 
tueux monarques. 

La  cour  du  roi  de  France,  sensuelle  et  énervée  par 
l'orgie  élégante,  se  composait  de  nobles  efféminés,  de 
dames  corrompues,  de  sceptiques  abbés,  de  licencieux 
vieillards  et  de  littérateurs  erotiques.  On  y  persiflait  la 
fidélité  :  le  sentiment  n'était  plus  guère  qu'une  question 


LA  RÉVOLUTION.  205 

d'art,  et  la  galanterie  que  la  hardiesse  dans  l'attaque.  On 
y  divinisait  les  plaisirs  des  sens  par  la  peinture,  par  la 
statuaire  et  par  la  poésie  ;  la  conversation  roulait  sur  le 
récit  de  scandaleuses  aventures  ;  on  assiégeait  la  femme 
au  moyen  d'une  savante  stratégie,  afin  d'avoir  la  cynique 
satisfaction  de  la  mépriser  après  sa  défaite  ;  l'arbitraire 
était  la  part  du  roi,  l'intrigue  et  la  bassesse  celle  du 
courtisan. 

Dans  les  campagnes  et  dans  les  villages,  le  pouvoir  sei- 
gneurial augmentait  chaque  jour  ses  prétentions  vexatoires 
sur  le  malheureux  paysan.  De  nouveaux  impôts  édictés 
par  la  noblesse  et  les  prélats,  pour  s'assurer  la  possibilité 
d'une  brillante  existence  soit  à  Paris,  soit  à  Versailles,  res- 
treignaient chaque  jour  davantage  les  profits  du  produc- 
teur, si  bien  que  le  malheureux  paysan  se  voyait  réduit  à 
travailler  presque  pour  rien.  11  devait  porter  au  moulin 
du  seigneur  le  peu  de  blé  qui  lui  restait  sur  sa  récolte, 
après  la  levée  de  l'impôt  et  de  la  dîme  ;  puis  il  ne  pouvait 
cuire  son  pain  qu'au  four  seigneurial.  Le  seigneur,  après 
la  vendange,  comptait  les-  barils  de  vin;  il  octroyait  gra- 
cieusement la  permission  de  vendre  les  fruits  au  marché, 
mais  aucune  de  ces  opérations  n'était  exempte  du  droit 
féodal. 

Il  se  passait  dans  les  villes  quelque  chose  d'analogue. 
Là,  l'industrie  était  entravée  dans  toutes  ses  branches  et 
par  tous  les  moyens  imaginables.  Le  gouvernement  du 
roi  fixait  et  réglementait  le  personnel,  il  énumérait  les 
articles  fabriquables,  il  déterminait  les  matériaux  à  em- 
ployer, il  prescrivait  les  procédés  et  indiquait  la  qualité 
des  produits,  voire  même  leur  prix.  Les  commissaires 
de  la  couronne  prohibaient  les  industries,  fermaient  les 
établissements  et  incendiaient  les  marchandises  qui  n'é- 
taient pas  conformes  aux  ordonnances  royales.  Ils  en 
arrivèrent  à  frapper  d'une  peine  correctionnelle  ceux  qui 
perfectionnaient  ou  qui  inventaient  un  procédé.  Les  en- 
trepreneurs et  les  agioteurs  de  l'Etat  confisquaient  le  pays 


206  PARTIE  HISTORIQUE. 

à  leur  profit,  et  la  cour  les  appuyait,  parce  qu'ils  lui  prê- 
taient de  l'argent.  Le  producteur  étant  le  seul  sujet  qui 
payùl  l'impôt,  se  voyait  dans  l'impossibilité  d'obtenir  jus- 
tice si  son  débiteur  ou  son  persécuteur  était  un  prélat,  un 
noble,  quelque  fonctionnaire  de  la  cour  ou  quelque  favo- 
rite. De  plus,  le  pouvoir  s'appuyait  sur  une  police  mépri- 
sable qui  exerçait  le  plus  vil  des  espionnages,  violait 
les  domiciles  et  rudoyait  les  citoyens.  Pour  donner  une 
apparence  de  raison  aux  razzias  arbitraires,  on  simulait 
dans  les  ministères  quelque  complot  contre  la  sûreté  de 
l'État  ou  la  personne  royale.  Il  suffisait,  pour  se  voir  in- 
carcéré le  restant  de  ses  jours,  de  la  délation  de  la  pre- 
mière prostituée  attachée  à  la  cour  ou  à  quelque  haut  per- 
sonnage. A  la  Bastille  comme  en  province  les  cachots 
regorgeaient  de  prisonniers.  Gomme  l'administration  pu- 
blique était  fondée  sur  la  rapine  et  que  la  cour  dépensait 
chaque  jour  davantage  pour  ses  magnifiques  fêtes  et  ses 
superbes  favorites,  le  déficit  allait  se  creusant  et  la  dette 
croissant  ;  or,  l'augmentation  de  la  dette  nécessitait  un 
accroissement  de  l'impôt. 

En  face  de  cette  cour  corrompue,  de  ces  fonctionnaires 
sans  morale,  de  ces  nobles  et  de  ces  prélats,  vivait  la  bour- 
geoisie, qui,  ayant  travaillé  sans  repos  et  mis  en  valeur 
ses  produits,  avait  acquis  l'aisance  matérielle  nécessaire 
à  la  culture  de  son  intelligence. 

La  bourgeoisie,  qui  possédait  le  peu  de  richesse  exis- 
tant dans  la  nation  ainsi  que  l'intelligence  dont  man- 
quaient les  seigneurs,  et  qui  était  puissante  parle  nombre 
et  la  solidarité,  ne  pouvait  subir  plus  longtemps  l'impu- 
dente tyrannie  des  autres  classes  qui  ne  se  maintenaient 
qu'à  l'aide  des  droits  féodaux  et  des  gabelles  payés  par 
le  peuple. 

Certains  personnages  appartenant  aux  classes  éle- 
vées encourageaient  consciemment  ou  inconsciemment 
l'esprit  révolutionnaire  chez  les  bourgeois.  La  philo- 
sophie s'était  acclimatée  dans  les  salons  ;  les  sciences 


LA  REVOLUTION.  207 

étaient  à  la  mode  ;  être  orthodoxe  était  considéré  comme 
de  mauvais  goût.  Toute  idée  extrême  attirait  sûrement 
des  partisans.  Il  ne  manquait  pas  de  nobles  pour  dé- 
clamer contre  leurs  propres  privilèges,  ni  d'abbés  pour 
railler  la  naïveté  de  certains  dogmes,  ni  de  dames  qui, 
pour  faire  l'esprit  fort,  se  complaisaient  à  effrayer  par  des 
exagérations  radicales  les  petits-maîtres  qui  fréquentaient 
leurs  salons. 

Tel  était  l'état  de  la  société  française,  quand  un  libraire 
conçut  un  jour  le  dessein  de  publier  un  ouvrage  qui  em- 
brassât toutes  les  sciences  et  expliquât  toutes  choses.  Il 
rassembla  dans  ce  but  quelques  hommes  studieux  qui 
avaient  consacré  leur  vie  à  la  science,  et  les  chargea  de  dres- 
ser l'inventaire  du  savoir  humain.  L'excellent  libraire  ne 
se  doutait  pas  de  la  formidable  conspiration  qu'il  ourdis- 
sait. On  réunit  tous  les  travaux  scientifiques  dispersés  et 
l'on  en  forma  un  corps  de  doctrine  ;  les  Écritures  sacrées 
furent  fouillées  et  commentées  ;  on  philosopha  sur  les 
ruines  des  sociétés  antiques  et  l'on  entrevit  l'origine  des 
religions  ;  on  fit  des  recherches  sur  la  vie  du  Christ  et  l'on 
s'assura  qu'elle  ne  renfermait  rien  de  divin  ;  on  étudia 
l'Homme,  on  détermina  ses  besoins,  on  fixa  ses  droits,  on 
revendiqua  sa  dignité  jusque-là  subordonnée  au  dogme 
religieux  et  à  l'autorité  royale  ;  et  les  résultats  de  tant  de 
calculs  et  d'investigations  furent  rédigés  en  un  langage 
clair  et  précis,  mis  à  la  portée  de  toutes  les  intelligences. 

^Encyclopédie  parla,  non  pas  à  la  façon  du  Mahâbhâ- 
rata,  des  Védas,  de  YAvesta,  du  Darma  sastra,  des  oracles 
grecs,  de  l'Ancien  Testament  ou  des  Évangiles,  par  sym- 
boles et  par  paraboles;  elle  ne  s'exprima  pas,  ainsi  que 
tous  les  réformateurs  l'avaient  fait  jusque-là,  au  nom 
d'un  principe  antérieur  et  supérieur  à  l'Homme  ;  elle  ne 
prit  la  parole  ni  en  faveur  d'une  caste,  ni  en  faveur  d'un 
peuple  élu,  ni  pour  un  nombre  restreint  d'initiés  ;  sans  s'in- 
quiéter de  la  suprême  hypothèse,  elle  employa  un  langage 
net  et  concis,  de  façon  que  chacun  pût  l'entendre  et  le 


208  PARTIE  HISTORIQUE. 

saisir.  Ce  fut  ainsi  que  la  Révolution  pénétra  dans  les  con- 
sciences et  que  le  Verbe  se  fit  chair.  Encore  un  jour  et  Y  En- 
cyclopédie allait  donner  des  fruits.  Le  peuple  allait  secouer 
le  triple  joug-  de  la  monarchie,  de  la  noblesse  et  du  clergé  ; 
il  allait  reconquérir  ses  droits;  à  la  première  tentative 
des  royalistes  pour  relever  le  passé,  il  frappa  de  mort  la 
royauté  dans  la  personne  du  monarque,  et,  au  Dieu  tout- 
puissant,  au  Dieu  des  armées,  il  substitua  la  Raison,  dont 
il  proclama  la  souveraineté. 

Une  révolution  si  radicale  devait  enfanter  une  réac- 
tion violente  :  le  mouvement  se  manifesta  conjointement 
au  dehors  du  territoire,  au  dedans  du  territoire  et  au 
sein  même  de  la  Révolution.  A  l'extérieur,  ce  furent  les 
armées  royalistes  coalisées  qui  menacèrent  de  détruire  la 
République  naissante  ;  à  l'intérieur,  les  Bretons  en  armes 
qui  combattaient  sous  les  enseignes  de  la  religion  et  de  la 
monarchie  ;  et,  au  sein  de  la  Révolution  elle-même,  com- 
mencèrent à  poindre  des  tendances  à  sa  répression.  Ces 
tendances  constituèrent  la  réaction  dans  ce  qu'elle  eut  de 
plus  redoutable.  La  République,  en  effet,  terrassa  les  réac- 
tions de  l'intérieur  et  de  l'extérieur,  mais  elle  fut  terrassée 
à  son  tour  par  la  réaction  qu'elle  portait  dans  son  sein. 
Robespierre,  le  disciple  du  déiste  Rousseau,  fit  alliance 
avec  le  bas  clergé,  proclama  le  culte  de  l'Être  suprême, 
déclara  qu'il  n'existait  pas  de  morale  en  dehors  de  cette 
notion,  et,  pour  moraliser  la  société,  il  envoya  les  libres 
penseurs  à  la  guillotine. 

Les  spiritualistes  observèrent  alors  un  phénomène  qu'ils 
ne  purent  s'expliquer.  De  ce  que  la  morale  n'existait  que 
dans  le  déisme,  on  avait  conclu,  d'accord  en  cela  avec  les 
catholiques,  qu'il  n'était  donné  qu'aux  fils  de  la  foi  de 
bien  mourir.  Or,  les  athées  de  la  Révolution  montaient, 
la  tète  haute,  le  visage  calme,  à  l'échafaud;  ils  mouraient 
avec  tant  de  grandeur,  qu'ils  frappaient  d'admiration  ceux- 
là  mêmes  qui  avaient  décrété  leur  mort.  Le  fait  ne  laissait 
pas  que  d'être  extraordinaire,  et,  à  défaut  d'explication, 


LA  REVOLUTION.  209 

on  l'attribua  au  cynisme.  La  Révolution  avait  déjà  telle- 
ment dégénéré,  qu'on  ne  pouvait  comprendre  comment 
ceux  qui  n'étaient  pas  soutenus  par  l'espoir  d'une  récom- 
pense d'outre-tombe,  comment  ceux  qui  ne  croyaient  pas 
aune  autre  vie  en  dehors  de  la  vie  présente,  pouvaient 
mourir  avec  autant  de  fermeté.  Oui,  ils  mouraient  en  hé- 
ros, ceux-là  qui  n'espéraient  pas  devenir  demi-dieux,  ni 
jouir  hors  du  monde  d'une  béatitude  éternelle  ;  ils  mou- 
raient en  martyrs,  ceux-là  qui  se  savaient  des  êtres  limi- 
tés et  qui  reconnaissaient  qu'en  restituant  à  la  nature  la 
matière  qui  en  provenait,  ils  périssaient  avec  la  destruc- 
tion de  leur  organisme. 

Mais  la  cause  d'une  aussi  remarquable  conduite  n'était 
pas  le  cynisme ,  le  cynisme  n'est  pas  fait  pour  qui  meurt 
en  sacrifice  de  ses  convictions.  La  cause  de  tant  de  gran- 
deur d'àme  résidait  dans  la  Révolution,  qui  enflammait 
les  cerveaux,  clans  la  philosophie,  qui  avait  éliminé  jusqu'au 
dernier  vestige  d'égoïsme  individuel.  La  mort  si  digne  du 
chrétien  et  du  héros  n'est  que  la  conséquence  de  leur 
égoïsme.  De  leur  égoïsme?  direz-vous.  Oui  ;  non  pas  de 
leur  égoïsme  terrestre,  sans  doute,  mais  de  leur  égoïsme 
transcendantal,  car  ils  espèrent  qu'une  fois  échappés  à 
la  terre,  ils  verront  leur  sacrifice  payé  avec  usure.  Mais 
les  hommes  de  la  Révolution  possédaient  un  concept 
autrement  élevé,  celui  de  la  solidarité  humaine.  Ils 
croyaient  à  l'immortalité  dans  l'espèce,  ils  croyaient  à 
l'effet  que  leurs  actes  et  leurs  idées  devaient  produire  sur 
la  postérité,  et  c'est  en  vertu  de  cette  pensée  qu'ils  n'a- 
vaient vécu  que  pour  l'humanité  et  n'avaient  travaillé 
que  pour  elle.  Que  leur  importait  donc  la  mort,  puisqu'ils 
laissaient  leurs  œuvres  derrière  eux  ?  La  vie  individuelle 
n'offrait  pas  de  signification  à  leur  esprit,  du  moment 
qu'ils  l'avaient  versée  dans  le  torrent  de  la  grande  vie 
collective,  et  qu'ils  avaient  contemplé  les  effets  immédiats 
de  l'œuvre  d'émancipation  à  laquelle  ils  avaient  consacré 
leurs  forces.  Des  hommes  agissant  sous  l'influence  d'une 

14 


210  PARTIF.  HISTORIQUE. 

idée  plus  grande  et  plus  désintéressée  encore  que  celle 
qui  anima  les  héros  et  les  martyrs,  ne  pouvaient  que  mou- 
rir comme  eux. 

Lorsque  la  guillotine  fut  lasse  de  fonctionner  au|nom  de 
l'Être  suprême  et  que  la  société  française  fut  purgée  des 
vrais  révolutionnaires,  la  réaction  ne  trouvant  plus  d'ob- 
stacle qui  s'opposât  à  sa  marche,  s'accentua  très-rapide- 
ment. Vinrent  alors  les  thermidoriens,  le  Directoire  et  le 
Consulat  ;  puis  un  jour,  le  consul,  qui  avait  le  plus  d'am- 
bition, de  fortune  et  de  génie,  se  proclama  empereur,  et 
il  déclara  la  guerre  à  l'Europe. 

Nous  sommes  arrivés  au  dix-neuvième  siècle. 

L'Empereur,  fils  de  la  Révolution,  a  réformé  la  carte 
de  l'Europe;  il  a  renversé  les  vieux  trônes  qui  parais- 
saient indestructibles  ;  de  la  pointe  de  son  épée  il  a  ouvert 
le  sillon  par  lequel  a  pénétré  l'idée  nouvelle  ;  puis  il  a 
disparu  là-bas,  au  milieu  des  mers,  léguant  à  notre  siècle 
les  conséquences  de  l'œuvre  dont  il  ignorait  lui-même  la 
grandeur. 


PARTIE    PHILOSOPHIQUE 


Tout  organisme,  dès  qu'il  paraît  sur  la  terre,  tend 
à  la  vie.  L'évolution  nécessaire  de  son  organisation  le 
pousse  invinciblement  vers  elle.  C'est  conformément  à 
cette  loi  que  l'homme,  ainsi  que  nous  l'avons  constaté 
en  étudiant  la  filiation  des  sociétés  humaines  dans  le 
cours  des  siècles,  a  lutté  en  tout  temps  pour  acquérir 
une  plus  grande  somme  d'existence.  C'est  seulement 
quand  les  conditions  de  la  lutte  lui  ont  été  contraires  qu'il 
a  voulu  abandonner  la  vie,  croyant  qu'elle  était  impos- 
sible pour  lui  sur  la  terre  (1).  Mais  alors  il  s'est  tourné 
vers  une  autre  existence  éternellement  heureuse  qu'il 
avait  crue  possible  en  dehors  de  ce  monde  (2).  C'est  en 
vertu  de  cette  tendance  que  l'homme,  acceptant  l'immor- 
talité de  l'âme,  réclama  la  résurrection  de  la  chair  ;  c'est 
aussi  en  vertu  de  la  même  tendance  qu'il  imagina  la  mé- 
tempsycose, afin  d'atteindre  le  comble  de  la  perfection, 
comme  s'il  pressentait  le  processus  du  développement  de 
la  vie  et  de  la  complication  organique  à  travers  les  di- 
verses séries  des  êtres,  processus  entrevu  par  Lamarck 
et  si  savamment  développé  par  Darwin  et  par  Hœckel. 

(1)  Bien  qu'il  ait  voulu  renoncer  à  la  lutte,  il  ne  Ta  jamais  com- 
plètement abandonnée  ;  les  nécessités  l'ont  obligé  à  combattre  inces- 
samment, parfois  seulement  il  Ta  fait  avec  moins  d'énergie. 

(2)  La  tendance  à  la  vie  a  existé  de  tout  temps,  seulement  elle  a  pris, 
à  certaines  époques,  une  fausse  direction. 


212  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

Mais  si  l'homme  a  voulu  vivre  sur  la  terre,  ce  n'a  pas 
été  exclusivement  pour  sa  propre  individualité,  bien  que, 
parfois,  il  l'ait  cru  ainsi  ;  toujours,  consciemment  ou 
non,  il  a  tendu  à  ce  que  sa  vie  personnelle  servît  à  quel- 
que fin  qui  ne  fût  pas  lui-même.  Ce  quelque  chose  a 
été  pour  lui  tantôt  la  tribu,  tantôt  la  patrie,  et,  aux  épo- 
ques de  décadence,  il  l'a  personnifié  dans  un  tyran  ;  ail- 
leurs, il  s'est  proposé  pour  but  la  religion  ;  puis,  enfin, 
l'Humanité,  lorsqu'il  est-parvenu  à  la  période  consciente. 
Cette  tendance  a  constitué  l'aspiration  à  l'immortalité  qui 
le  perpétue  dès  qu'il  cesse  de  vivre.  Elle  a,  dans  le  pre- 
mier cas,  produit  des  héros  ;  dans  le  second,  des  saints  ; 
dans  le  troisième,  des  hommes  illustres,  de  puissantes 
individualités  qui,  avec  leurs  idées  ou  avec  leurs  actes, 
ont  donné  leur  empreinte  à  leur  descendance.  L'étude 
des  civilisations  nous  a  montré  comment  vivait  l'homme 
et  comment  il  mourait,  suivant  les  idées  qu'il  avait 
conçues  sur  la  vie  et  sur  la  mort,  sa  mort  corres- 
pondant toujours  à  sa  vie  et  réciproquement  :  talis  vita, 
finis  ita. 

En  même  temps,  nous  l'avons  vu  rechercher  une  im- 
mortalité différente,  avec  des  tendances  distinctes,  selon 
la  société  à  laquelle  il  appartenait.  Ainsi,  lorsqu'il  a  voulu 
vivre  dans  un  autre  monde,  il  a  consacré  tous  ses  efforts, 
toutes  ses  œuvres  aux  êtres  qui,  croyait-il,  habitaient  ce 
monde.  Quand  il  s'est  figuré  que  tous  les  êtres,  après 
leur  mort,  allaient  se  plonger  et  se  confondre  dans  le 
tout,  il  a  tout  sacrifié  à  ce  tout  absorbant  qui  le  récla- 
mait. 

Jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier,  l'homme  a  vécu  soumis 
à  une  religion.  Après  le  dix-huitième  siècle,  soustraites 
déjà  au  surnaturel  et  aux  croyances  à  priori,  ses  libres 
investigations  ont  produit  non  pas  un  dogme,  mais  un 
système,  une  tendance  philosophique.  Ce  n'est  pas  à  dire 
que  ce  système  ait  été  créé  de  toutes  pièces,  car  rien  en 
ce  monde  m1  surgit  soudain  ;  la  philosophie  positive  et  évo- 


PARTIE  PHILOSOPHIQUE.  213 

lutionniste  qui  prévaut  aujourd'hui  existait  en  effet  déjà, 
au  moins  dans  ses  tendances  ;  mais  on  l'a  développée  et 
on  a  formé  avec  elle  un  corps  de  doctrine  défini.  Cette 
doctrine  règne  à  notre  époque,  elle  se  manifeste  en  toutes 
choses,  tout  est  plein  d'elle,  et  elle  fait  des  progrès  con- 
stants ;  mais  à  travers  combien  d'obstacles  !  Nous  vivons 
dans  une  période  de  lutte  et.  par  conséquent,  de  con- 
stante antithèse.  En  face  de  chaque  progrès,  en  travers  de 
chaque  idée  de  réforme  se  dressent  une  infinité  de  vieilles 
idées  surgissant  du  sein  de  dogmes  ensevelis  dans  les 
ombres  de  l'oubli,  les  unes  sans  déguisement  et  sans  fard, 
les  autres  restaurées  et  entourées  de  tout  l'appareil  de  la 
science,  mais  toutes  réactionnaires  au  fond.  L'absolu- 
tisme lutte  sous  mille  formes  contre  la  liberté  ;  l'ignorance 
dogmatique  contre  la  science  ;  et  si  parfois  elle  l'embrasse, 
c'est  pour  mieux  l'étouffer.  A  chaque  instant  la  barbarie 
vient  disputer  le  pas  à  la  civilisation.  Il  y  a  des  luttes  mo- 
rales, des  luttes  intellectuelles,  des  luttes  matérielles, 
toutes  acharnées  et  à  mort;  mais  le  pire,  c'est  que  les 
extrêmes  combattent  enveloppés  dans  un  tourbillon  de 
formes  intermédiaires  qui  embarrassent  et  compliquent 
l'action.  Néanmoins,  les  moyens  termes  disparaîtront  ainsi 
que  disparaissent  dans  la  nature  tous  les  termes  de  tran- 
sition et  toutes  les  formes  provisoires  (1)  ;  et  alors  l'Hu- 
manité entrera  dans  l'ère  nouvelle  pressentie  par  tant  de 
penseurs  illustres  (2). 

C'est  au  milieu  de  l'universelle  discussion,  au  milieu 
d'une  confusion  si  grande  et  d'une  lutte  si  acharnée,  que 
nous  essayerons,  guidés  par  la  méthode  positive  et  nous 

(1)  Ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  qu'il  ne  reste  quelques  représentants 
de  ces  tendances,  de  même  que,  parmi  les  organismes,  il  reste  toujours 
quelques  variétés  des  espèces  qui  ont  progressé;  nous  voulons  simple- 
ment indiquer  qn'ils  seront  dominés  dans  la  lutte,  et  qu'ils  perdront 
leur  importance. 

(2)  La  période  qu'Auguste  Comte  a  appelé  positive,  et  que  les  Alle- 
mands modernes  appellent  Yère  du  réalisme. 


2H  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

appuyant  sur  les  données  que  nous  fournissent  les 
sciences,  de  définir  la  mort,  de  marquer  l'influence  que 
doit  exercer  sur  nos  mœurs  l'idée  que  nous  nous  faisons 
d'elle,  et  de  fixer  la  seule  immortalité  positive  que  l'homme 
puisse  espérer  dorénavant. 


LA    VIE    ET    LA   MORT 


Qu'est-ce  que  la  mort? 

Tout  d'abord  nous  pouvons  affirmer  qu'elle  se  présente 
seulement  à  l'individu  à  l'état  de  simple  négation.  Pour 
affirmer  davantage,  il  est  nécessaire  que  nous  recher- 
chions et  que  nous  comprenions  ce  qu'est  en  réalité  son 
terme  positif  antithétique,  c'est-à-dire  ce  qu'est  la  vie. 

Qu'est-ce  donc  que  la  vie? 

A  peine  trouverait-on  un  philosophe  qui  n'ait  essayé 
une  réponse  à  cette  question.  Stahl  dit  que  la  vie  «  est 
«  une  des  manières  de  fonctionner  de  l'âme  »,  et  avec 
Stahl  presque  tous  les  métaphysiciens  jusqu'à  Descartes 
répètent  la  même  définition,  sauf  de  légères  variantes. 
Descartes,  après  avoir  défini  l'âme  «  le  principe  supérieur 
qui  se  manifeste  parla  pensée,  »  sépare  déjà  la  vie  de  ce 
principe  abstrait  en  affirmant  qu'  «  elle  n'est  qu'un  effet 
supérieur  des  lois  de  la  mécanique.  »  Pelletan,  chirurgien 
de  l'École  de  médecine  de  Paris,  s'enfonce  déjà  plus  avant 
dans  l'étude  des  conditions  vitales  des  êtres,  et  il  dit  que 
la  vie  «  c'est  la  résistance  qu'oppose  la  matière  organisée 
«  aux  causes  incessantes  qui  tendent  à  la  détruire.  » 
Kant  vient  bientôt  à  son  aide  en  assurant  que  la  vie  est 
<(  un  principe  intérieur  d'action.  »  Et,  plus  tard,  Béclard 
réforme  ces  définitions  dans  les  termes  suivants  :  «  La 
«  vie,  dit-il,  c'est  l'organisation  en  action.  » 

Mais  d'où  provient  donc  cette  action  de  l'organisation 
ou  cette  résistance  de  la  matière  organisée  qui  constitue  la 
vie?  Kant,  du  moins,    affirme  un  principe  interne,  bien 


216  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

qu'il  ne  dise  rien  de  la  nature  de  ce  principe  ;  mais,  dans  la 
définition  de  Béclard,  on  peut  accepter  aussi  bien  l'une 
de  ces  deux  hypothèses,  ou  que  l'organisation  est  en  ac- 
tion sous  l'influence  soit  d'une  arc/tea,  soit  d'une  âme, 
entité  distincte  du  corps  organisé,  ou  que  la  matière 
résiste  en  vertu  des  propriétés  de  sa  propre  organisation. 
Ce  qu'il  y  a  d'incomplet  dans  ces  définitions  doit  être 
attribué  au  manque  de  connaissances  physiologiques  à 
l'époque  où  elles  ont  été  écrites.  La  science  des  fonctions 
de  l'organisation  était  encore  à  l'état  embryonnaire;  or, 
pour  distinguer  la  cause  ou  l'origine  de  cette  force  de  ré- 
sistance, il  faut  connaître  très  à  fond  la  fonction  fon- 
damentale de  la  vie,  c'est-à-dire  la  nutrition.  Blainville, 
s'appuyant  déjà  sur  cette  connaissance,  dit  :  «  La  vie  est 
un  double  mouvement  interne  de  composition  et  de  dé- 
composition à  la  fois  général  et  continu.  »  Voici  donc 
qu'apparaît  maintenant  le  pourquoi  de  la  force,  de  l'ac- 
tion, de  la  résistance  ;  la  force  provient  de  la  décomposi- 
tion, sous  l'influence  de  l'oxygène  atmosphérique,  des 
éléments  qui  forment  les  tissus,  et  de  la  recomposition 
immédiate  de  ces  éléments,  laquelle  permet  qu'ils  se  dé- 
composent à  leur  tour,  et  ainsi  de  suite  à  l'infini. 

Un  philosophe  a  dit  que  «  la  vie,  c'est  la  mort.  »  La  vie 
n'est  pas  la  mort,  mais  elle  en  provient  et  elle  y  mène.  Il 
n'y  a  pas  d'acte  possible,  il  n'y  a  pas  de  mouvement  dans 
un  être  organisé  sans  qu'il  y  ait  oxydation,  c'est-à-dire 
destruction  de  quelqu'un  de  ses  tissus  ou  de  partie  de  sa 
substance  plasmatique,  soit  que  cet  acte  constitue  une 
création  de  l'esprit,  soit  qu*il  provienne  de  la  simple  con- 
traction des  expansions  sarcodiques  du  batybius  Hœckelii. 
Partant  de  ce  principe,  Claude  Bernard  a  formulé  la  loi 
suivante  :  «  Toute  manifestation  d  un  phénomène  dans  l'être 
«  vivant  est  nécessairement  liée  à  une  destruction  orga- 
«  nique.  »  La  nutrition  n'est  donc  qu'une  génération  qui 
répare  la  mort  des  éléments  histologiques  détruits  parla 
combustion,  laquelle  produit  les  phénomènes  vitaux.  Si 


LA   VIE  ET  LA  MORT.  217 

elle  les  répare  surabondamment,  l'être  croît  ;  si  la  répa- 
ration, au  contraire,  est  insuffisante,  l'être  s'affaiblit  et 
meurt.  Il  résulte  de  là  que  l'être  organisé  ne  vit  que  de 
la  mort  ;  souvent  de  la  mort  d'autres  êtres  qui  lui  fournis- 
sent des  matériaux  pour  former  des  tissus,  mais  toujours 
de  la  mort  des  éléments  de  ses  propres  tissus. 

Claude  Bernard  dit  que  la  vie  «  c'est  l'idée  directrice 
«  ou  la  force  évolutive  de  l'être  »,  mais  il  rejette  lui-même 
en  partie  sa  propre  définition  en  ajoutant  qu'elle  ne  con- 
stitue qu'une  conception  métaphysique  de  la  vie,  mais 
qu'en  réalité  on  vit  physiquement. 

Herbert  Spencer,  un  des  savants  modernes  qui  ont  le 
plus  étudié  ces  matières,  définit  d'abord  la  vie  «  une  coor- 
dination d'actions  »  (1),  mais  il  jugea  bientôt  sa  définition 
insuffisante  et  il  en  adopta  une  nouvelle  :  «  La  vie,  dit-il 
plus  tard,  est  une  combinaison  déterminée  de  change- 
ments hétérogènes  à  la  fois  simultanés  et  successifs.  »  Puis 
il  voulut  préciser  mieux  encore  le  premier  terme,  et  il  dit 
«  la  combinaison  définie  »  au  lieu  de  «  une  combinaison 
déterminée  »;  mais  il  ne  tarda  pas  avoir  qu'il  n'expliquait 
pas  ces  «  échanges  hétérogènes,  à  la  fois  simultanés  et 
successifs  »  (comme  Blainville  n'expliquait  pas  la  désassi- 
milation  et  l'assimilation),  et,  considérant  le  milieu  qui 
entoure  l'individu,  il  ajouta  à  sa  définition  «  en  correspon- 
dance avec  des  coexistences  et  des  séquences  externes  »,  c'est- 
à-dire  avec  les  conditions  qui  permettent  que  ces  échanges 
se  produisent  dans  la  lutte  constante  que  l'individu  se 
voit  contraint  de  soutenir  avec  ce  qui  lui  est  extérieur. 
Enfin,  il  crut  que  sa  définition  était  trop  compliquée,  et  il 
donna  la  suivante,  qui  est  plus  simple  encore,  bien  qu'elle 
soit  un  peu  plus  métaphysique  :  «  La  vie  est  l'ajustement 
continu  des  relations  internes  et  des  relations  externes.  » 

Virchow  a  dit  d'après  Descartes  :  «  La  vie  est  un  cas 
particulier  de  la  mécanique,  cas,  cependant,  le  plus  com- 

(I)  Revue  de  Westminster,  avril  1852,  article  Thkory  of  population. 


218  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

pliqué,  dans  lequel  les  lois  de  cette  science  s'accomplis- 
sent sous  les  conditions  les  plus  variées  et  les  plus  extraor- 
dinaires, et  dans  lequel,  par  conséquent,  les  résultats  défi- 
nitifs s'éloignent  des  principes  de  la  métamorphose  par  une 
série  continuelle  de  termes  moyens  qui  disparaissent  avec 
une  rapidité  telle,  qu'il  devient  très-difficile  de  constater 
leur  sériation.  »  Par  cette  définition,  Virchow  nous  indique 
seulement  que  la  vie  est  un  phénomène  du  même  ordre 
que  les  autres  phénomènes  de  l'univers,  et  qu'elle  ne  s'en 
différencie  que  par  sa  complication,  ce  qui  laisse  encore 
place  pour  la  question  suivante  :  En  vertu  de  quel  principe 
vit  donc  l'être  organisé?  Quel  est  le  phénomène  fonda- 
mental de  la  vie  sans  lequel  celle-ci  ne  peut  s'accom- 
plir? Question  à  laquelle  répondent  d'une  manière  plus 
ou  moins  satisfaisante  les  définitions  de  Spencer  et  de 
Blain  ville. 

Le  docteur  Letourneau,  d'après  Robin,  dans  son  Traité 
de  biologie,  vient  de  donner  la  définition  suivante  :  «  La 
vie,  dit-il,  est  un  double  mouvement  de  composition  et 
de  décomposition  continuelles  et  simultanées  au  sein  de 
substances  plasmatiques  ou  d'éléments  anatpmiques  figu- 
rés qui,  sous  l'influence  de  ce  mouvement  intime,  fonc- 
tionnent conformément  à  leur  structure.  »  Il  ne  manque 
à  cette  définition,  pour  atteindre  le  but,  que  de  mentionner 
l'accord  qui  doit  exister  entre  ce  mouvement  de  substitu- 
tion interne  et  l'extérieur,  à  défaut  duquel  il  n'est  pas  de 
vie  possible.  Tout  être,  lorsque  change  le  milieu  dans  le- 
quel il  vit  et  où  il  s'est  formé,  périt  si  ce  milieu  ne  lui 
permet  pas  de  se  transformer.  De  ce  milieu  dépend  donc 
l'équilibre,  et  il  est  la  condition  précise  de  la  circulation 
de  la  matière  de  l'individu,  puisque  tout  organisme  ne  se 
compose  que  des  éléments  puisés  dans  le  milieu  au  sein 
duquel  il  se  forme. 

De  toutes  ces  définitions,  nous  pouvons  conclure  que 
l'être  ne  vit  qu'en  vertu  d'un  mouvement  de  substitu- 
tion ;  c'est-à-dire  de   l'assimilation  et  de  la  désassimila- 


LA  VIE  ET  LA  MORT.  219 

tion  qui,  se  produisant  dans  son  corps,  sont  la  condi- 
tion nécessaire  de  la  vie  ;  et  la  continuité  de  ce  double 
mouvement  dépend  de  son  harmonie  avec  les  relations 
du  milieu  ambiant;  à  défaut,  le  mouvement  s'arrête  et 
l'individu  meurt.  Aucun  physiologiste  ne  doute  plus  au- 
jourd'hui que  le  phénomène  fondamental  de  la  vie  de  tout 
être  est  le  mouvement  de  substitution  continue  qui  s'ac- 
complit dans  tout  son  organisme,  et  qui  amène  le  renou- 
vellement de  toutes  ses  parties. 

En  partant  de  ce  principe,  il  nous  sera  donné  de  pou- 
voir formuler  la  loi  suivante  :  Tout  phénomène  vital  est 
d'autant  plus  intense  que  le  mouvement  de  substitution  qui 
concourt  à  sa  production  est  plus  rapide  ;  ou,  ce  qui  revient 
au  même  :  De  la  rapidité  de  l'échange  dépend  le  degré  d'in- 
tensité de  la  vie  de  l'organe  en  particulier,  et  celui  de  l'orga- 
nisme en  général.  Les  dernières  découvertes  physiologiques 
nous  démontrent  que  l'intensité  de  la  vie  correspond 
toujours  à  la  rapidité  de  substitution  des  éléments  histo- 
logiques. 

Chaque  atome  ne  produit  qu'une  unité  donnée  de  force 
sur  un  même  point.  Plus  il  passe  d'atomes  par  une  même 
position  dans  un  temps  donné,  plus  grande  est  la  force 
qui  s'accumule  sur  ce  point  et  s'y  manifeste.  Et  cette 
loi  gouverne  le  monde  organique  tout  entier,  depuis  les 
formes  si  simples,  qu'elles  n'atteignent  même  pas  la  caté- 
gorie de  la  cellule,  jusqu'à  l'Homme,  qui  est  le  plus  parfait 
des  êtres  qui  couvrent  la  terre. 

Elle  est  si  vraie,  que  le  végétal,  qui  ne  possède  pres- 
que pas  de  mouvements,  est  aussi  l'être  chez  lequel  la 
substitution  s'opère  avec  plus  de  lenteur.  Le  végétal 
subit  l'oxydation  à  un  degré  beaucoup  moindre  que 
l'animal,  tellement  que  des  naturalistes  ont  pu  croire 
que  son  organisation  est  l'opposé  de  l'organisation  ani- 
male ,  puisqu'elle  ne  fait  que  réduire  le  carbone  de 
ses  combinaisons  avec  l'oxygène,  tandis  que  l'organi- 
sation animale  le  convertit  en  acide  carbonique.  L'oxyda- 


220  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

tion  subie  est  si  faible,  qu'ils  ne  l'observèrent  pas.  Lors- 
qu'il doit  se  manifester  dans  ses  plus  hautes  fonctions, 
lorsqu'il  fleurit,  lorsqu'il  germe,  le  végétal  s'oxyde.  Dans 
le  règne  animal,  les  espèces  les  plus  actives,  les  plus  vi- 
vaces,  sont  celles  dont  les  tissus  adipeux  se  développent 
le  moins,  et  dont  les  éléments  histologiques  se  renouvel- 
lent davantage.  Que  l'on  considère,  par  exemple,  la  désas- 
similation  chez  l'oiseau,  et  que  l'on  considère  l'obésité 
qu'atteignent  certains  mammifères,  lorsqu'on  les  oblige  à 
garder  une  vie  sédentaire.  L'homme  est  de  tous  les  êtres 
celui  dont  la  vie  est  la  plus  intense  ;  l'échange  des  ma- 
tières est  si  rapide  chez  lui,  que  tout  son  organisme  se 
trouve  renouvelé  en  peu  de  temps  ;  mais  tous  ses  or- 
ganes ne  possèdent  pas  la  même  vitalité  ;  il  en  est  certains 
qui  se  renouvellent  plusieurs  fois  pendant  que,  dans  la 
même  période,  d'autres  ne  se  renouvellent  qu'une  fois,  et 
cela  change  selon  les  travaux  auxquels  chaque  homme  se 
livre.  L'homme  qui  travaille  beaucoup  a  besoin  de  beau- 
coup d'aliments,  que  son  travail,  du  reste,  soit  musculaire 
ou  physique,  cérébral  ou  intellectuel.  L'organisme  est 
comme  une  machine  à  vapeur  qui  demande  du  combusti- 
ble en  raison  directe  de  la  force  produite.  Et  cette 
loi  s'applique  aussi  bien  au  cerveau  du  savant  qu'à  la 
jambe  du  piéton,  car  la  loi  de  l'action  animale  repose  sur 
celle  de  la  transformation  des  forces,  ou  plutôt  elle  n'en 
est  qu'un  cas  particulier.  Toute  action  est  égale  à  la  somme 
des  forces  chimiques  des  molécules  qui  se  combinent  dans 
l'acte  de  sa  production.  La  force  chimique  se  convertit  en 
courant  électrique,  en  force  mécanique,  ou  en  action  in- 
telligente, selon  l'organisme  dans  lequel  elle  se  produit  et 
suivant  les  conditions  qu'elle  y  rencontre.  Ainsi,  les  lois 
de  la  mécanique  s'accomplissent  dans  les  organismes  les 
plus  compliqués  chez  lesquels  la  vie,  c'est-à-dire  la  rapi- 
dité de  l'assimilation  et  de  la  désassimilation,  est  la  plus 
considérable,  et  provoque  les  manifestations  les  plus  com- 
plexes; de  même  qu'elles  s'accomplissent  chez  les  êtres 


LA  VIE  ET  I  A  MORT.  221 

qui,  formant  le  limon  amorphe  du  fond  des  mers,  sont  ré- 
duits à  une  portion  de  protoplasma,  et  ne  vivent  qu'en 
vertu  d'une  endosmose  et  d'une  exosmose  continues  ; 
de  même  enfin  qu'elles  s'accomplissent  pendant  l'action 
de  la  pile  électrique  développant  le  courant  par  la 
combinaison  des  éléments  qui  la  composent.  Entre  ces 
phénomènes,  la  différence  n'est  point  essentielle,  comme 
dirait  un  métaphysicien  ;  elle  n'est  pas  surnaturelle  non 
plus,  ainsi  que  s'exprimerait  un  théologien  ;  c'est  une 
simple  différence  de  complication,  de  structure,  d'organi- 
sation. Littré  et  Robin,  dans  leur  incomparable  Diction- 
naire de  médecine  (édition  de  1873),  nous  donnent  la  confir- 
mation de  ce  fait  quand  ils  affirment  que  le  mot  vie  sert 
à  désigner  un  «  mode  d'activité  de  la  matière  à  l'état  d'or- 
ganisation, et  qui  lui  est  immanent  tant  que  dure  cet  état, 
qui  est  tel  qu'il  permet  le  plus  haut  degré  de  perfection 
dans  l'utilisation  des  propriétés  de  la  matière  ;  »  «  c'est  la 
manifestation,  soit  qu'elles  apparaissent  tout  d'abord,  soit 
qu'elles  se  dissimulent  au  premier  regard,  des  propriétés 
inhérentes  et  spéciales  à  la  substance  organisée  »,  disent- 
ils  (1).  Et  les  propriétés  de  la  substance  organisée  ne  sont 
que  l'ensemble  des  propriétés  des  molécules  qui  agissent 
d'une  manière  distincte,  selon  l'organisation  à  laquelle 
elles  appartiennent,  laquelle  détermine  leur  combinaison. 
Ainsi  que  tout  mouvement  dans  la  nature,  la  vie  a  sa 
période  ascendante  et  sa  période  descendante,  son  action 
et  sa  réaction  qui  se  produisent  logiquement  et  fatale- 
ment. Le  mouvement  d'ascension,  c'est-à-dire  la  crois- 
sance de  l'être  et  le  développement  de  ses  forces,  dépen- 
dent de  la  prépondérance  de  l'assimilation  sur  la  désassi- 
milation  ;  il  entre  plus  qu'il  ne  sort.  La  décroissance  et  la 
décrépitude  dépendent  de  résultats  inverses.  Parla  nutri- 
tion l'individu  acquiert  la  substance  qu'il  transforme  et 
qu'il  absorbe,  c'est-à-dire  qu'il  assimile  ;  cette  substance 

(I)  Littré  et  Robin,  TH'-lionnaive  de  médecine  et  de  pharmacie,  Vif. 


222  PAKT1E  PHILOSOPHIQUE. 

vient  former  partie  intégrante  de  son  organisme  et  rem- 
plir les  cellules  qui,  par  leur  fractionnement  ou  gemma- 
tion, en  créent  de  nouvelles,  lesquelles  croissent  à  leur 
tour  et  se  multiplient  également  lorsqu'elles  ont  atteint 
certaines  limites,  et  ainsi  de  suite.  La  substance  nutri- 
tive subit  dans  le  corps  de  l'animal  une  série  d'oxyda- 
tions jusqu'à  ce  qu'elle  forme  partie  intégrante  de  l'or- 
gane ;  une  fois  incorporée,  elle  sert  à  faire  fonctionner 
l'organe  en  s'oxydant;  puis,  rendue  inutile  pour  la  vie, 
elle  est  rejetée  à  l'extérieur  sous  forme  de  sécrétion  ou 
d'excrétion  de  l'individu.  Il  en  résulte  que  la  même  série 
d'oxydations  qui  la  fait  concourir  à  la  production  de  la 
vie  l'inutilisé  ensuite.  Il  convient  de  remarquer  qu'une 
molécule  à  peine  expulsée  est  immédiatement  remplacée 
sous  peine  de  la  diminution  de  l'organe  et  de  l'affaiblisse- 
ment de  l'activité  fonctionnelle.  L'intensité  d'une  fonc- 
tion dépend,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  de  la  rapidité  de 
substitution,  c'est-à-dire  de  la  vitesse  de  circulation  de  la 
matière.  Au  période  culminant  de  la  vie,  l'équilibre  s'é- 
tablit entre  les  substances  qui  entrent  et  celles  qui  sor- 
tent, entre  les  molécules  qui  s'en  vont  et  celles  qui  les 
remplacent,  et  la  rapidité  de  substitution  parvient  à  son 
comble. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  cet  état  s'observe  en  même 
temps  dans  le  corps  tout  entier  ni  qu'il  se  produise  éga- 
lement dans  tous  les  êtres.  Il  est  des  organes  qui  arrivent 
avant  d'autres  à  la  plénitude  de  la  vie,  comme  il  est  des 
individus  chez  lesquels  la  substitution  dans  un  même  or- 
gane s'effectue  plus  rapidement  que  chez  d'autres  de  la 
même  espèce  ;  d'où  il  résulte  que  cet  organe  possède 
plus  de  vitalité  chez  les  premiers  que  chez  les  seconds. 

La  mort,  c'est-à-dire  la  fin  de  la  vie,  n'est  que  l'inter- 
ruption de  ce  mouvement  de  substitution  qui  s'effectue 
dans  les  tissus  des  êtres  organisés.  Cette  interruption 
peut  être  violente,  ou  ne  consister  qu'en  une  décroissance 
graduelle.  Dans  le  premier  cas,  c'est  dans  une  altération 


LA  VIE  ET  LA  MORT.  223 

subite  des  relations  internes  qu'il  faut  en  rechercher 
la  cause,  ou  dans  un  désaccord  brusque  entre  les  re- 
lations intérieures  des  éléments  de  l'individu  et  les  rela- 
tions extérieures,  c'est-à-dire  dans  un  déplacement  sou- 
dain de  l'équilibre  avec  le  milieu  ambiant.  Dans  le  second 
cas,  il  y  a  désaccord  lent  entre  l'être  et  le  milieu  dans 
lequel  il  est  placé,  soit  à  cause  d'une  variation  dans  les 
conditions  d'existence,  soit  à  cause  d'une  variation  dans 
l'être  même,  comme  lorsque  les  organes  vieillissent  et 
que  l'assimilation  est  moindre  que  la  désassimilation. 

Dès  que  le  mouvement  de  substitution  est  arrêté,  les 
molécules  qui  formaient  les' tissus,  en  vertu  même  de  ce 
mouvement,  se  désagrègent,  et  le  corps  se  décompose 
s'il  renferme  certaines  substances  aqueuses.  Il  se  con- 
serve, au  contraire,  s'il  n'en  contient  pas,  ou  peu,  ainsi 
qu'on  l'observe  pour  certains  êtres,  les  végétaux  ligneux, 
par  exemple,  et  alors  il  se  dessèche.  Dans  le  premier  cas, 
la  décomposition  se  déclare  presque  toujours  chez  l'ani- 
mal, à  moins  que  des  causes  accidentelles,  telles  que  les 
glaces  ou  la  main  de  l'homme,  ne  viennent  le  conserver. 

La  destruction  de  l'organisme  mort  qui  restitue  aux 
milieux  ambiants,  minéraux  ou  organiques,  les  matériaux 
qui  en  procédaient,  s'accomplit  à  l'aide  d'un  certain  nom- 
bre de  phénomènes  chimiques  directs  ou  indirects  :  fer- 
mentation et  putréfaction.  Dans  son  flux  et  son  reflux 
constants,  la  nature  forme  continuellement  des  êtres 
qu'elle  réabsorbe  quand  ils  cessent  de  vivre,  en  créant  de 
nouveau  avec  leurs  éléments  de  nouveaux  êtres  qui  crois- 
sent et  se  développent  ;  c'est  ainsi  que  ce  qu'on  appelle 
la  matière  va  changeant  successivement  et  indéfiniment 
de  forme.  Pour  donner  la  vie  à  des  formes  nouvelles,  la 
nature,  dans  son  immense  laboratoire,  va  dissolvant  sans 
cesse  celles  qu'elle  a  créées  antérieurement.  Nous  allons 
en  mourant  animer  d'autres  êtres,  à  la  formation  desquels 
nous  participons  de  nos  restes. 

Un  homme  cesse  de  vivre.  Son  corps  froid,   sans  cir- 


224  PARTIR  PHILOSOPHIQUE. 

culation,  sans  forces,  sans  mouvements,  se  décompose, 
car  c'est  une   loi   que  les  atomes  ne  peuvent  rester  en 
repos  en  continuant  de  former  des  composés  aussi  com- 
plexes que  ceux  qui  le  constituent.  Une  fois  qu'il  est  entré 
en  décomposition,  ses  éléments  se  dispersent,  partie  dans 
l'atmosphère  sous  forme  de  gaz,  et  partie  dans  la  terre 
qui  les  absorbe  ;  ou  bien  ils  se  transforment  en  d'autres 
êtres  qui  prennent  naissance  dans  leur  substance  même. 
Ils  flottent  à  travers  l'espace  et  saturent  la  terre,  forment 
la  larve,  alimentent  l'herbe,  se  constituent  en  gluten  dans 
le  grain  de  l'épi   ou  en  chlorophylle  dans  la  feuille  de 
l'arbre  ;  ils    s'incorporent  dans  les  muscles  de  l'oiseau 
de  proie,   ils    vont   constituer    les    vésicules   d'eau   qui 
réunies  forment  les  nuages,  ils  errent  avec   le  feu  follet 
pendant  les   chaudes  nuits  d'été,  se  changent   en   acide 
azotique  sous  l'influence  de  l'éclair  dans  l'air  ou  en  nitrate 
à  travers  les  roches  poreuses  ;  c'est   sous  mille   autres 
formes  encore  que  la  nature  se  récupère  du  prêt  qu'elle 
nous  a  fait  ;  ainsi  les  atomes  qui  ont  servi  rentrent  clans 
la  circulation  universelle  pour  aller  satisfaire  aux  néces- 
sités d'une  multitude  de  corps  qui  les  attendent  pour  s'en 
servir  à  leur  tour,    et  qui  les  laisseront  poursuivre  leur 
voyage  de  circulation  indéfinie  dès   qu'ils  en  auront  tiré 
parti. 

L'acide  carbonique,  l'eau,  l'ammoniaque,  les  phos- 
phates et  les  autres  sels  produits  de  notre  décomposition, 
tout  retrouve  son  emploi  direct.  Le  végétal  absorbe  le 
gaz  carbonique  dont  il  s'assimile  le  carbone,  qui  va  former 
partie  intégrante  du  tissu  ligneux  ;  puis  il  nous  renvoie 
l'oxygène  purifié,  électrisé,  lequel,  en  oxygénant  le  sang 
d'autres  êtres,  leur  communique  la  nouvelle  force  et  la  vie 
qu'il  nous  a,  en  un  autre  temps,  déjà  données  à  nous- 
mêmes.  Absorbée  par  la  terre,  l'eau  pénètre  le  végétal 
et  forme  partie  d'abord  de  sa  sève,  puis  de  ses  tissus  ; 
évaporée  dans  l'atmosphère,  elle  erre  à  l'état  vésicu- 
leux  en  formant   des   nuages  jusqu'à   ce   qu'elle  s'épau- 


LA  VIE  ET  LA  MORT.  225 

che  sous  'forme  de  pluie  ou  de  grêle  ;  elle  se  dissout 
dans  l'air,  puis  elle  se  répand  en  rosée  pour  vivifier  les 
plantes  desséchées  par  les  ardeurs  du  soleil  de  la  canicule  ; 
elle  se  précipite,  refroidie  subitement,  en  couches  de 
neige  qui,  en  fondant  sur  la  cime  des  montagnes,  don- 
nent ensuite  naissance  aux  rivières  et  aux  fontaines,  et,  en 
arrosant  la  plaine,  elle  filtre  à  travers  le  sol  et  fait  germer 
les  graines.  L'eau  que  contient  notre  corps  contribue  donc 
à  l'éclosion  des  plantes,  elle  fait  que  l'arbre  se  couvre  de 
feuilles,  que  la  fleur  entr'ouvre  ses  pétales  pour  remplir 
l'air  au  printemps  de  ses  enivrants  parfums.  L'ammo- 
niaque, évaporée  et  entraînée  par  les  courants  de  l'atmos- 
phère, demeure  en  solution  jusqu'au  moment  où  les 
pluies  et  la  rosée  la  précipitent  sur  la  terre,  ou  bien  elle 
est  directement  absorbée  par  le  sol.  Elle  se  combine  dans 
l'un  et  l'autre  cas  avec  l'acide  crénique  et  apocrénique 
de  l'humus,  et  forme  le  crénate  et  l'apocrénate  d'am- 
moniaque, corps  qui  ont  une  composition  analogue  à  l'al- 
bumine. Le  végétal,  à  l'aide  de  ses  racines,  absorbe  ces 
corps,  se  les  assimile  et  les  transforme  en  albumine 
clans  ses  tissus.  Les  phosphates,  les  carbonates  et  les 
autres  sels  qui  font  partie  de  notre  corps  sont,  une  fois 
dans  la  terre,  également  absorbés  par  les  plantes  qui 
y  croissent,  et  c'est  grâce  à  ces  substances  que  les  plantes 
peuvent  ensuite  procurer  à  l'homme  la  nourriture  qui 
lui  est  indispensable. 

La  plante  vit  aux  dépens  de  l'animal  et  de  l'homme  ; 
elle  transforme  nos  restes  en  éléments  histogènes,  qui 
sont  mangés  par  l'animal  ;  celui-ci,  à  son  tour,  convertit 
ces  éléments  en  tissus  plus  ou  moins  analogues  aux  nôtres  ; 
et  nous,  nous  faisons  notre  nourriture  et  des  plantes  et  de 
ces  tissus. 

Telle  est  la  loi  fatale,  inéluctable,  nécessaire;  nous  de- 
vons mourir  et  nous  décomposer  afin  que  ceux  qui  viennent 
après  nous  puissent  se  former  de  nos  dépouilles  ;  il  n'y  a 

donc  pas  à  regretter  qu'il  nous  faille  les  leur  abandonner. 

13 


2-26  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

Notre  vie  n'est  qu'une  lutte  perpétuelle  avec  la  nature  ex- 
térieure, à  qui  appartient  le  triomphe  final.  La  question, 
c'est  de  retarder  le  plus -possible  ce  triomphe,  et  de  nous 
servir  de  la  nature  pendant  cette  lutte,  afin  de  léguer  à 
nos  successeurs  une  organisation  corporelle,  intellectuelle 
et  morale  plus  parfaite. 

De  même  qu'il  nous  fait  vivre,  l'air  qui  nous  oxyde 
finit  par  nous  tuer.  Ce  qui  produit  en  nous  le  mouvement 
ascensionnel  nous  pousse  aussi  à  descendre  ;  nous  ne  vi- 
vons qu'en  mourant.  Celui-là  vit  mieux  et  prolonge  da- 
vantage son  existence,  qui  sait  mieux  lutter  avec  la  nature, 
et  qui  sait,  avec  plus  d'intelligence,  se  servir  de  ses  élé- 
ments à  son  plus  grand  profit,  pour  se  protéger,  pour  se 
fortifier,  et  pour  les  transformer  en  sa  propre  substance. 
S'il  se  repose,  si  pour  un  seul  instant  il  interrompt  la 
lutte,  c'en  est  fait  de  lui,  il  est  vaincu. 

L'idée  que  l'on  avait  eue  jusqu'ici  de  la  mort  était  in- 
complète; elle  ne  présentait  qu'un  seul  aspect  du  phéno- 
mène, un  aspect  isolé,  et  par  suite,  insuffisant. 

Mourir  !  ce  n'est  pas  seulement  disparaître  ;  c'est  quel- 
que chose  de  plus,  c'est  avoir  été,  et  fournir  des  éléments 
pour  que  d'autres  puissent  exister  après  nous.  Qu'y  a-t-il 
donc  d'horrible  dans  la  mort?  Normalement,  l'individu 
disparaît  dès  qu'il  a  accompli  son  évolution,  dès  qu'il  a 
donné  tout  ce  qu'il  pouvait  donner,  de  même  que  la  molé- 
cule disparaît  de  l'organisme  pour  être  remplacée  par  une 
autre  dès  qu'elle  a  contribué  à  une  fonction  ;  donc,  c'est 
d'abord  notre  vie,  puis  c'est  la  vie  des  autres,  c'est-à-dire 
encore  et  toujours  la  vie.  Où  donc  est  la  mort?  Etes-vous 
affligés  qu'il  vienne  un  jour  où  vous  cesserez  d'être  ?  Mais 
avez- vous  cru  par  aventure  que  vous,  êtres  limités,  vous 
deviez  être  éternels?  La  crainte  de  la  mort  ne  peut  donc 
être  que  la  fine  de  notre  égoïsme,  qui  nous  empêche  de 
reconnaître  c<-,  que  nous  sommes  et  ce  que  nous  représen- 
tons dans  le  sein  de  la  nature.  La  douleur  d'abandonner 
les  personnes  que  l'on  aime,  celle  de  n'avoir  pu  mener  à 


LA   VIE  ET  LA   MOUT.  227 

son  terme  une  œuvre  commencée,  tout  cela  n'a  rien  de 
commun  avec  l'horreur  de  la  mort. 

Mais,  etl'àme?  dira-t-on. 

Xous  traiterons  cette  question  dans  les  deux  chapitres 
suivants.  Dans  le  premier,  nous  affirmerons  l'unité  de 
l'être  humain,  en  montrant  en  quoi  consiste  ce  qu'on 
a  appelé  son  âme  ;  nous  verrons  clans  le  deuxième  son 
prolongement,  c'est-à-dire  son  action,  qui  dure  plus  que 
l'individu,  et  nous  démontrerons  que,  de  même  que  la 
nature  nous  recueille  dans  son  sein,  atome  par  atome, 
de  même  l'Humanité  nous  recueille,  acte  par  acte,  et  idée 
par  idée,  en  sorte  que  rien  ne  se  perd  ni  dans  le  monde 
physique,  ni  dans  le  monde  intellectuel  ou  social. 


II 

DU  CORPS  ET  DE  L'AME 


Qu'est-ce  que  l'Homme  ?  Est-ce  un  être  simple  ou  un 
être  complexe  ?  Est-il  formé  d'une  ou  de  deux  substances? 
Est-il  un  être  à  part  dans  la  création,  ou  n'est-il,  au  con- 
traire, qu'un  des  degrés  de  l'évolution  organique?  La 
science  et  la  philosophie,  d'un  commun  accord,  affirment 
aujourd'hui  l'unité  de  l'être  humain,  quant  à  sa  nature  ; 
elles  affirment  aussi,  en  ce  qui  concerne  son  rang  dans  le 
monde,  qu'il  est  le  terme  supérieur  actuel  de  la  principale 
des  séries  des  êtres  terrestres,  c'est-à-dire  le  point  le  plus 
élevé,  atteint  aujourd'hui  par  l'évolution  de  la  branche  la 
plus  parfaite  de  l'organisation  sur  la  terre. 

Nous  n'ignorons  pas  que  les  théologiens  frappent  d'ana- 
thème  cette  proposition,  qu'ils  tiennent  pour  hérétique,  et 
que  les  métaphysiciens  la  combattent  comme  matérialiste; 
ils  partent,  à  priori,  les  uns  et  les  autres  de  la  dualité  des 
substances.  Mais  le  qualificatif  que  l'on  donne  à  la  chose 
importe  peu,  car  nous  préférons,  comme  étant  plus  con- 
solante et  plus  digne,  la  théorie  qui,  s'appuyant  sur  de 
nombreuses  données  scientifiques,  affirme  que  l'homme 
va  de  l'instinct  à  la  raison,  de  l'état  inconscient  au  con- 
scient, qu'il  se  perfectionne  enfin  de  jour  en  jour,  à  celle 
qui  suppose  que  l'homme  est  déchu  d'une  perfection 
presque  divine,  et  qu'il  tombe  de  dégénération  en  dégé- 
nération jusqu'à  la  conclusion  des  siècles. 

Les  métaphysiciens  et  les  théologiens  affirment  la  dua- 
lité de  substances  dans  l'homme,  qu'ils  isolent  du  reste 
des  êtres  qui  composent  la  nature  pour  en  faire  un  être 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  229 

essentiellement  distinct  des  autres.  Nous  ne  réfuterons 
pas  les  théologiens;  ils  partent  de  la  foi  et  n'accordent 
une  valeur  à  la  science  que  lorsqu'elle  rend  des  jugements 
forcés,  conformément  à  un  formulaire  qu'ils  ont  préala- 
blement préparé  ;  mais  nous  nous  hasarderons  à  présenter 
quelques  observations  aux  métaphysiciens. 

Supposons  un  instant  que  l'Homme  soit  composé  de 
deux  substances  distinctes.  En  observant  dans  la  nature 
les  autres  êtres  animés,  nous  devons  conclure  logique- 
ment qu'ils  sont  doubles  aussi,  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
qu'ils  sont  composés  d'un  corps  et  d'une  âme  à  l'égal  de 
l'Homme.  Que  l'on  dresse  une  psychologie  comparée,  que 
Ton  soumette  à  l'analyse  les  facultés  intellectuelles  de 
chaque  type  animal,  de  chaque  classe,  de  chaque  ordre,  de 
chaque  famille,  de  chaque  genre,  et  enfin  de  chaque  espèce 
et  de  leurs  variétés,  et  l'on  verra  que  les  fonctions  animi- 
ques  forment  plusieurs  séries  parmi  lesquelles  une,  entre 
autres,  si  on  la  parcourt  de  bas  en  haut,  nous  conduira, 
de  degré  en  degré,  jusqu'au  sommet  de  l'intelligence  hu- 
maine. Nous  voulons  bien  concéder  encore,  et  c'est  beau- 
coup faire ,  que  dans  ces  séries  il  existe  des  degrés,  des 
échelons.  En  conséquence,  il  faudrait  admettre  une  infi- 
nité de  catégories  d'àmes  distinctes,  disposées  en  séries  et 
en  classes  à  l'égal  des  corps.  Ces  âmes  peuvent  être,  com- 
parativement à  celle  de  l'Homme,  dénature  inférieure; 
elles  peuvent  appartenir  à  des  catégories  différentes,  mais 
enfin,  ce  sont  des  âmes,  et  les  êtres  qui  les  possèdent  sont 
doubles,  aussi  bien  que  l'Homme  lui-même.  Il  faudra,  dans 
ce  cas,  admettre  un  nombre  indéfini  d'âmes  de  toute  es- 
pèce, correspondant  à  toute  espèce  d'êtres  organiques;  ce 
nombre  augmentera  sans  cesse,  et  chaque  jour  il  en  fau- 
dra de  nouvelles  pour  les  nouveaux  corps  qui  viendront  au 
monde,  tandis  que  la  matière  restera  toujours  la  même, 
puisque  les  corps  se  forment  les  uns  avec  la  substance  des 
autres.  Pais  chaque  catégorie  d'âmes  devra  avoir  son  ju- 
gement particulier,  son  châtiment  et  sa  récompense,  son 


230  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

ciel  et  son  enfer,  selon  le  discernement  et  la  liberté  pro- 
pres à  chacune  d'elles. 

Si  on  ne  peut  pas  admettre  cette  conséquence  forcée, 
si  on  ne  peut  se  résigner  à  l'affirmation  de  cette  cohue 
d'âmes,  alors  la  logique  donne  tort  aux  métaphysiciens, 
et  si  l'on  admet  cependant  les  deux  substances,  on  se  pro- 
nonce en  faveur  des  panthéistes,  qui  supposent  qu'un 
même  esprit  anime  tous  les  animaux,  depuis  l'infusoire 
jusqu'à  l'Homme,  car  ils  ne  sont  tous  que  de  la  matière 
et  de  l'esprit  sous  différents  états  d'organisation.  Que  les 
métaphysiciens  étudient  et  comparent  les  facultés  intel- 
lectuelles des  divers  animaux,  et  qu'ils  voient  ensuite  s'ils 
se  sentent  assez  forts  pour  leur  refuser  ce  qu'ils  accordent 
à  l'Homme.  S'ils  refusent,  ils  divorcent  avec  les  faits,  et 
n'ont  plus  aucun  droit  de  revendiquer  la  réputation  d'es- 
prits sincères.  S'ils  accordent  —  pourquoi  l'âme  corres- 
pond-elle à  l'organisation,  demanderons-nous,  et  pourquoi 
progresse-t-elle  avec  elle?  —  s'ils  accordent,  nous  voici  en 
plein  panthéisme ,  où  l'esprit  et  la  matière  coordonnés 
évoluent  et  se  perfectionnent  à  l'infini. 

Plaçons-nous  maintenant  en  face  de  la  doctrine  pan- 
théiste. Le  panthéisme  n'a  de  faux  que  la  dualité.  S'il  y  a 
dans  le  monde  de  l'esprit  et  de  la  matière,  si,  dans  l'or- 
ganisation, il  existe  des  âmes  et  des  corps,  il  est  évident 
que,  depuis  l'esprit  simple,  c'est-à-dire  depuis  la  contrac- 
tilité  de  la  cellule,  jusqu'à  la  conscience,  il  existe  une  ou 
plusieurs  séries  d'âmes,  simples  états  particuliers  de  la 
grande  âme  universelle,  comme  il  y  a  des  séries  de  corps, 
depuis  la  cellule  jusqu'à  l'Homme,  formes  accidentelles 
de  la  substance  du  Monde.  Telle  est  l'affirmation  pan- 
théiste, selon  laquelle  l'être,  en  mourant,  restitue  son 
corps  à  la  Nature  et  son  esprit  à  Dieu,  dont  il  participe. 

Nous  allons  répondre  à  cette  affirmation. 

Auparavant,  nous  devons  observer  que  les  panthéistes 
affirment,  à  priori,  sans  la  démontrer,  la  dualité  des 
substances;  c'est  de  cette  hypothèse  qu'ils  font  sortir  tous 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  231 

les  développements  auxquels  ils  se  livrent. Ce  sont  de  bons 
logiciens  dans  leur  système.  Ils  comprennent  bien  la 
série,  mais  ils  ne  prouvent  pas  le  point  de  départ,  influen- 
cés qu'ils  sont  encore  par  des  principes  avancés  à  priori 
par  les  théologiens. 

Ces  affirmations  d'esprit  et  de  matière,  de  corps  et 
d'âme,  sont  des  conceptions  purement  théologiques  des 
rapports  simples  ou  complexes  de  tout  ce  qui  existe. 
Dans  leur  ignorance  des  procédés  de  la  nature,  les  théo- 
logiens ont  considéré  la  phénoménalité  comme  procédant 
d'une  sorte  de  substance  intérieure  et  subtile,  Y  esprit, 
et  ils  ont  appelé  matière  les  relations  plus  grossières  de 
tout  ce  qui  tombe  sous  le  domaine  des  sens.  C'est 
ainsi  qu'ils  se  figurèrent  la  nature  comme  composée  d'une 
part  active  et  d'un  substratum  inerte,  qui  ne  se  meut  qu'en 
vertu  de  l'impulsion  donnée  par  celle-là;  c'est  ainsi  qu'ils 
se  représentent  l'Homme.  On  fit  une  abstraction  de  son 
fonctionnalisme  supérieur,  auquel  on  donna  un  nom 
substantif,  Y  âme,  puis  on  donna  le  nom  de  corps  à  tout 
l'organisme  ;  et  c'est  ainsi  que  la  fonction  fut  séparée  de 
l'organe,  comme  si  elle  n'en  était  pas  la  manière  d'être. 
Herbert  Spencer  et  Tylor  ont  admirablement  décrit  com- 
ment s'est  formée  l'idée  del'âme  chez  les  races  primitives. 
Le  sommeil,  le  rêve,  en  faisant  apparaître  les  images  des 
morts  ou  des  vivants,  ont  provoqué  chez  ces  races  l'idée 
d'un  dualisme  humain,  et  leur  ont  fait  croire  à  un  fantôme 
qui  habite  en  nous.  Rien  de  plus  naturel,  d'ailleurs,  que  cette 
théorie,  car  seule  elle  pouvait,  à  l'aurore  des  civilisations, 
expliquer  certains  phénomènes  psychologiques.  En  vertu 
de  causes  analogues,  les  Grecs  ont  inventé  le  système 
des  ombres.  A  cette  époque,  on  n'imaginait  pas  encore 
l'âme  telle  que  l'ont  comprise  bien  plus  tard  nos  métaphy- 
siciens. L'idée  qu'en  ont  eue  ceux-ci  germa  en  Grèce  pen- 
dant la  décadence,  comme  nous  l'avons  déjà  indiqué, 
s'introduisit  dans  le  christianisme,  et  fut  définie  par  le 
dogme. 


232  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

La  scolastique,  au  moyen  âge,  expliqua  tout  l'univers  à 
l'aide  d'un  système  d'entités  substantielles,  mystérieuses 
et  voilées  derrière  chaque  série  de  phénomènes,  de  même 
que  les  théologies  antiques  l'avaient  expliqué,  à  l'aide  de 
personnifications.  Tout  phénomène,  tout  acte,  furent  at- 
tribués à  des  causes  chimériques,  Providence,  Ame,  Ame 
végétative,  Forces  vitales,  Energies,  Archées,  etc.,  agents 
mystérieux,  arbitres  ne  dépendant  d'aucune  loi,  n'ayant 
pas  de  relation  fixe. 

La  science  moderne  a  dissipé  tous  ces  fantômes  de  l'in- 
telligence. Elle  affirme  aujourd'hui,  après  avoir  observé 
les  rapports  universels  des  choses,  l'unité  de  la  nature;  et 
cette  unité  se  résout  en  mouvement.  Tout  ce  qui  produit 
une  impression  sur  nos  sens,  tout  ce  qui  arrive  à  notre 
intelligence,  tout  ce  qui  peut  être  connu,  n'est  en  dernière 
analyse  que  du  mouvement.  La  pensée  elle-même  étant 
du  mouvement  ne  peut  pondérer  que  des  mouvements. 
La  chaleur,  la  lumière,  l'électricité,  le  son,  la  résistance, 
ne  sont  que  des  mouvements,  ainsi  que  l'ont  prouvé  les 
physiciens  les  plus  éminents.  U  étendue  ne  se  présente  à 
nous  que  comme  une  qualité  du  mouvement,  la  coexis- 
tence^). La  conception  du  mouvement  implique  celles  de 
coexistence  et  de  séquence.  C'est  de  la  coexistence  que  nait 
le  concept  de  l'étendue. 

La  successivité  ou  la  séquence  est  la  qualité  essentielle 
du  mouvement,  et  elle  donne  naissance,  à  son  tour,  au 
concept  de  la  durée.  Séquence  et  coexistence,  étendue  et 
durée ,  ou  leurs  concepts  contingents,  temps  et  espace, 
sont  les  deux  qualités  ou  conditions  du  mouvement.  Or, 
tout  ce  qui  a  été  considéré  au  point  de  vue  de  l'étendue, 
c'est-à-dire  de  la  coexistence,  faisant  abstraction  des  mou- 
vements qui  coexistent,  chaleur,  couleur,  résistance,  etc., 
a  été  appelé  corps  ou  matière  ;et  tout  ce  qui  a  été  étudié  au 

(1)  On  peut  définir  l'étendue  comme  la  coexistence  des  résistances, 
c'est-à-dire  des  mouvements  opposés  à  nos  courants  nerveux. 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  233 

point  de  vue  de  la  successivité  du  mouvement,  a  été  appelé 
force,  esprit,  âme,  etc.  Ainsi,  tout  ce  qui  est  aujourd'hui 
connu  dans  la  science  sous  le  nom  substantif  de  force, 
par  pure  convenance  du  langage  où  il  est  improprement 
employé  comme  sujet,  n'est  qu'un  sujet  verbal  qui  n'a, 
comme  entité  agissante,  d'autre  existence  réelle  que  dans 
la  grammaire  ;  ce  n'est  qu'un  mot  qui  veut  exprimer  un 
rapport.  La  force  n'est  que  cette  particularité  qu'a  un  fait 
d'être  constamment  suivi  d'un  autre  fait.  Ainsi  cette  parti- 
cularité, comptée  pour  l'esprit  comme  une  entité  distincte 
des  faits,  fut  considérée  comme  facteur  et  comme  cause 
de  ces  faits,  grâce  à  une  impropriété  du  langage,  et  on  en 
fit  la  cause  hypothétique  du  mouvement.  Plusieurs  savants 
la  considèrent  encore  ainsi. 

Il  en  est  de  même  pour  ce  que  l'on  appelle  matière. 
Lorsque  nous  considérons  la  matière,  lorsque  nous  l'ana- 
lysons, qu'y  trouvons-nous?  [Nous  y  trouvons  ce  qu'on 
appelle  l'attraction  moléculaire  et  la  gravitation,  c'est- 
à-dire  du  mouvement;  la  lumière  propre,  du  mouvement; 
la  lumière  réfléchie  ou  la  couleur,  c'est-à-dire  encore  du 
mouvement  ;  la  réfraction,  aussi  du  mouvement  ;  la  cha- 
leur, encore  du  mouvement;  l'impénétrabilité,  c'est-à-dire 
l'étendue  appliquée  à  la  résistance,  n'est  en  somme  qu'un 
mouvement  de  répulsion  ;  et  ainsi  de  suite.  Les  savants  les 
plus  éminents  et  les  plus  profonds,  quand  ils  considèrent 
les  atomes,  ne  considèrent  que  des  points  géométriques, 
c'est-à-dire  une  hypothèse.  D'autres  les  considèrent  comme 
étant  des  centres  de  mouvement.  C'est  ainsi  qu'il  ne  nous 
reste,  en  réalité,  que  des  mouvements,  c'est-à-dire  des  rela- 
tions simultanées  et  successives.  Qu'il  y  ait  quelque  chose 
sous  le  mouvement,  que  la  relation  suppose  des  termes  pre- 
miers qui  ne  soient  pas  d'autres  relations,  que  ce  substra- 
tum  de  la  phénoménalité  existe,  c'est  ce  que  la  philosophie, 
s'appuyant  sur  la  science,  ne  saurait  affirmer;  bien  plus, 
c'est  ce  qu'elle  n'affirmera  ni  ne  niera  jamais,  parce  que 
tout  ceci  n'est  pas  du  domaine  de  l'observation  ni  de  l'ex- 


234  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

périence  (1).  L'admission  gratuite  de  l'hypothèse  d'un 
absolu,  même  celle  d'un  inconnaissable,  ne  nous  explique 
rien  ;  elle  ajoute,  au  contraire,  de  nouvelles  difficultés  au 
problème  scientifique,  qui  ne  se  compose  que  de  relations, 
puisque  toute  connaissance  n'est  qu'une  relation  plus  ou 
moins  complexe,  appréciée  par  nous.  Mais  on  objectera 
que  le  mouvement  suppose  un  objet  qui  se  meut.  Ceci  est 
tout  simplement  une  erreur  de  calcul  dont  la  routine  est 
responsable  ;  c'est  une  faute  de  dialectique  dans  le  genre 
du  pas  d'effet  sans  cause. 

En  ce  qui  touche  la  successivité  des  choses,  on  dit  qu'il 
n'y  a  pas  d'effet  sans  cause,  résultat  de  l'observation 
que,  dans  l'univers,  on  ne  peut  apprécier  que  des  phéno- 
mènes qui  en  engendrent  d'autres,  et  qui,  à  leur  tour,  ont 

(I)  Nous  écrivions  ceci  en  1870.  Plus  tard  nous  est  parvenue  la  tra- 
duction de  l'œuvre  importante  d'Herbert  Spencer,  les  Premiers  Principes; 
or,  comme  la  démonstration  de  l'impossibilité  de  connaître  Yen  soi  des 
choses  ressemblait  assez  à  la  nôtre  et  se  trouvait  développée  d'une  ma- 
nière plus  complète,  nous  avons  supprimé  nos  remarques;  nous  ren- 
voyons donc  le  lecteur  à  la  première  partie,  troisième  chapitre  dudit 
ouvrage. 

Quant  aux  conclusions  de  Spencer,  sur  le  connaissable,  nous  regret- 
tons de  ne  pouvoir  nous  y  associer.  (Voir,  2e  partie,  chap.  111.) 

Spencer  soutient  que  nous  ne  connaissons  la  matière  que  par  des  ex- 
périences de  force.  «  Nous  concevons  la  Matière  comme  des  positions 
coexistantes  qui  opposent  de  la  résistance  :  »  de  sorte  qu'elle  ne  parvient 
à  la  conscience  que  comme  coexistence  de  mouvements  que  nous  per- 
cevons par  la  transmission  des  sens;  la  résistance  d'un  corps  n'est  que 
le  résultat  d'un  mouvement  contraire  au  mouvement  musculaire  que  nous 
lui  opposons.  Une  partie  du  mouvement  qui  résiste  au  mouvement  mus- 
culaire se  transforme  en  courant  nerveux  en  se  communiquant  aux 
nerfs  sensitifs,  et  en  sensation  de  résistance  en  parvenant  au  cerveau. 
Selon  sa  propre  affirmation,  on  ne  peut  trouver,  en  dernière  analyse, 
que  du  mouvement  dans  la  Matière. 

Mais  Spencer  essaye  de  résoudre  le  mouvement  même  en  un  élément 
plus  simple  :  la  Force.  La  force  musculaire  dont  il  fait  mention,  cause 
du  mouvement  des  parties  de  notre  organisme,  qui,  d'après  lui,  est 
la  première  qui  se  présente  à  la  conscience,  et  qui,  en  se  transfor- 
mant en  sensation,  nous  fournit  l'idée  de  mouvement  ;  cette  force  n'est 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  23b 

été  engendrés  par  ceux  qui  les  ont  précédés  ;  mais  ce  raison- 
nement, qui  est  vrai  pour  le  cas  particulier,  est  dépourvu 
de  sens  si  on  l'étend  à  la  série,  que  notre  intelligence  ne 
peut  jamais  embrasser  tout  entière. 

Il  en  est  de  même  en  ce  qui  touche  la  coexistence,  lors- 
que Ton  suppose  que  le  mouvement  implique  une  sub- 
stance qui  se  meut.  Cette  supposition  est  exacte  lorsqu'il 
s'agit  d'un  phénomène  ou  d'un  groupe  de  phénomènes  en 
particulier,  mais  non  pas  lorsqu'il  s'agit  du  mouvement 
en  général,  car,  puisque  nous  ne  percevons  le  mouvement 
que  dans  l'univers,  c'est-cà-dire  dans  des  cas  particuliers, 
nous  ne  pouvons  savoir  si  ces  mouvements,  qui  coexistent 
et  se  succèdent,  sont,  au  fond,  un  accident  ou  une  mani- 
festation de  quelque  chose  qui  n'est  pas  du  mouvement. 

En  considérant  le  mouvement  et  l'objet  en  mouvement, 
nous  ne  faisons  qu'une  abstraction  de  l'un  des  mouve- 

qu'un  mouvement  mécanique  provenant  du  mouvement  chimique  de  Ja 
combinaison  des  éléments  qui  forment  les  tissus.  La  force  ne  se  pré- 
sente à  notre  conscience  que  comme  l'intensité  du  mouvement  pondéré 
par  l'impression  que  nous  causent  ses  effets  directs  sur  nous  ou  sur 
d'autres  êtres  ou  objets.  Ainsi  Yirréductible  c'est  le  mouvement,  car  ce 
que  nous  appelons  force  n'est  que  l'impression  d'intensité  que  le  mou- 
vement fait  arriver  jusqu'à  notre  conscience,  et  que  l'intelligence  réduit 
en  formule  abstraite.  Il  est  si  vrai  que  le  mouvement  est  indécomposable, 
que,  si  nous  voulons  le  décomposer,  c'est-à-dire  en  dégager  les  diffé- 
rentes intensités  qui  se  présentent  à  notre  conscience  simultanément  ou 
successivement,  nous  n'y  pouvons  réussir,  puisqu'une  intensité  cesse 
d'être  si  elle  n'est  précédée  ou  accompagnée  d'une  autre;  elle  n'est  telle, 
en  effet,  que  par  sa  relation.  En  disant  qu'elle  est  telle,  nous  entendons 
dire  en  nous,  car  nous  ne  pouvons  rien  affirmer  sur  la  phénomén  alité 
que  lorsqu'elle  parvient  en  nous  et  qu'elle  s'y  modifie.  Ainsi,  nous  ne 
percevrions  pas  l'intensité  du  mouvement  si  nous  n'en  percevions  en 
même  temps,  ou  n'en  avions  auparavant  perçu  une  autre  différente. 
Par  sa  propre  manière  d'être,  notre  esprit  ne  peut  percevoir  que  la  dua- 
lité dans  le  phénomène,  car  nous  ne  pouvons  connaître  que  la  relation 
des  choses,  ainsi  que  le  démontre  Spencer  lui-même. 

Donc,  concevoir  la  force  abstraite  comme  élément  primordial  du  mou- 
vement, c'est  diviser  l'indivisible,  c'est  vouloir  trouver  l'élément  de  la 
relation  dans  la  relation  elle-même  en  la  partageant  en  deux  parties. 


230  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

ments  ou  do  l'une  des  relations  qui  coexistent  dans  un 
ensemble,  et  nous  appelons  le  reste,  objet  en  mouve- 
ment. Ainsi,  dans  un  fragment  de  cuivre  chaud,  la  chaleur 
n'est  autre  chose  qu'un  mouvement  qui  coexiste  en  lui 
avec  tous  ceux  qui,  en  impressionnant  notre  esprit  par 
l'entremise  des  sens,  nous  donnent  la  notion  du  cuivre  : 
tels  sont  la  couleur,  l'électricité,  le  poids  spécifique,  le 
son,  la  résistance  ou  la  dureté,  etc.,  après  lesquels  il 
ne  reste  plus  rien.  La  manière  dont  s'accomplit  ce  mou- 
vement en  coexistence  avec  les  autres  est  ce  que  nous 
appelons  conductibilité  calorique  du  cuivre.  Si  c'est  la 
couleur  que  nous  considérons,  nous  faisons  une  opération 
intellectuelle  analogue.  Si  ces  mouvements  convergent 
avec  d'autres,  et  s'ils  produisent  une  résultante,  nous  ap- 
pelons ce  phénomène  combinaison  chimique,  et  nous  di- 
sons qu'il  en  résulte  un  corps  nouveau,  puisqu'il  en  ré- 
sulte de  nouveaux  mouvements  coexistants.  Ainsi  le  mot 
corps  signifie  un  ensemble  de  mouvements,  et,  comme 
le  mot  force,  ne  s'emploie  que  par  pure  commodité  de 
langage  (1). 

La  dualité  de  substances  ou  d'essences  est  une  idée  qui 
n'a  plus  cours  dans  la  science.  Nous  ne  devons  enten- 
dre par  là  que  la  considération  de  la  nature,  sous  doux 
aspects,  comme  une  simple  question  de  méthode  pour 
l'étude. 

Après  avoir  formulé  l'unité  de  la  nature,  nous  allons 
essayer  de  réduire  en  une  synthèse  commune  l'antinomie 
de  corps  et  d'âme.  Logiquement,  il  ne  serait  pas  néces- 
saire de  démontrer  celle-ci  après  avoir  démontré  l'au- 
tre; mais  comme  c'est  justement  le  terrain  sur  lequel  on 
élève  toutes  sortes  d'objections  contre  la  théorie  moniste 
et  en  faveur  du  dualisme,  puisque  les  fonctions  intellec- 

(1)  Si  on  nous  dit  que  l'on  a  imaginé  les  atomes  de  la  matière  ou 
ceux  de  l'éther  comme  substratum  de  la  force  ou  du  mouvement  pour 
la  commodité  de  la  science,  nous  sommes  prêts  à  admettre  cette  suppo- 
sition, mais  à  titre  de  simple  hypothèse. 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  237 

tuelles  de  l'Homme,  à  cause  de  la  complexité  sérielle  de 
leurs  phénomènes,  ont  fourni  l'occasion,  à  ceux  qui  ont 
voulu  les  expliquer  sans  une  suffisante  observation,  de 
supposer  une  entité  agissante,  un  sujet  interne,  nous  nous 
appliquerons  à  démontrer  que,  pour  la  science,  l'âme 
n'est  qu'une  fonction  de  ce  qu'on  appelle  le  corps. 

L'âme,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  fonctions  que  l'on 
désigne  sous  ce  nom,  est  en  rapport  avec  l'organisation 
du  corps,  et  elle  est  d'autant  plus  parfaite  que  le  corps  l'est 
davantage.  C'est  une  loi  aujourd'hui  parfaitement  démon- 
trée par  la  science.  Il  existe  une  série  d'animations,  depuis 
la  simple  contractilité  jusqu'à  la  pensée  d'une  intelligence 
éclairée,  qui  sont  la  propriété  caractéristique  d'une  série 
d'organisations,  depuis  la  cellule  jusqu'à  l'Homme  le  plus 
civilisé.  Ainsi  peut  s'établir  une  longue  série  de  degrés  de 
spontanéité  dans  le  règne  animal,  à  partir  des  êtres  qui 
n'ont  pas  même  un  système  musculaire  distinct  du  sys- 
tème nerveux,  et  qui  ne  constituent  qu'une  portion  de 
protoplasma,  jusqu'à  ceux  qui  ont  les  deux  systèmes  très- 
perfectionnés,  et  chez  lesquels  cette  spontanéité  se  mo- 
difie profondément  par  la  réflexion.  On  peut  établir  ainsi 
un  système  d'anatomie,  de  physiologie  et  de  psychologie 
parallèles  et  comparées,  et  en  déduire  que  l'âme  se  per- 
fectionne toujours  en  raison  directe  de  l'organisation. 

Le  même  rapport  qui  s'observe  entre  l'organisation 
ascendante  et  le  développement  des  facultés  animiques, 
se  manifeste  entre  les  divers  degrés  de  perfection  orga- 
nique et  intellectuelle  parmi  les  individus  d'un  même  type, 
surtout  dans  le  type  humain  où  la  divergence  est  plus 
considérable  entre  les  individus  (1).  En  faisant  même  ab- 
traction  d'autres  arguments  basés  sur  des  faits  physiolo- 
giques et  pathologiques  en  relation  avec  des  actes  psycho- 
logiques, il  en  résulte  la  croyance  que  l'âme  est  une  fonction 

(I)  Aujourd'hui  on  a  démontré  que  plus  un  groupe  est  parfait  plus  les 
individus  qui  le  composent  sont  divergents,  car  le  progrès  c'est  la  diffé- 
renciation. Voir  II   Spencer,  Essai  sur  le  progrès. 


238  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

de  la  substance  nerveuse,  si  l'on  entend  par  âme  l'ensem- 
ble des  fonctions  intellectuelles  et  affectives,  avec  leurs 
moyens  d'acquisition  et  de  réflexion  des  impressions  et 
ceux  d'émission  des  actions  réflexes  ou  réfléchies,  c'est- 
à-dire  les  mouvements  afférents ,  et  sa  conversion  en 
mouvements  efférents. 

Le  groupe  supérieur  de  ces  fonctions,  des  fonctions  in- 
tellectuelles et  affectives,  plus  ou  moins  simples  ou  plus 
ou  moins  élevées,  comme  les  facultés  de  sentir,  de  se 
rappeler,  de  penser,  de  vouloir,  d'agir  et  d'avoir  con- 
science, réside  dans  le  cerveau.  Ces  facultés  sont  en  raison 
directe  de  la  complication  et  de  l'irrégularité  des  cir- 
convolutions, de  la  grosseur  de  la  couche  de  la  substance 
grise,  de  sa  forme  générale,  de  sa  structure  intime,  de  sa 
composition  chimique,  de  son  poids  et  de  son  volume 
comparativement  au  corps,  et  de  la  rapidité  de  la  circula- 
tion, c'est-à-dire  de  la  substitution  des  molécules.  Toutes 
les  données  fournies  par  la  physiologie  et  l'anatomie  com- 
parées du  cerveau  et  par  la  zoochimie,  en  relation  avec 
des  phénomènes  psychiques,  attestent  cette  loi. 

En  ce  qui  touche  leur  structure  et  leur  organisation, 
les  animaux  qui  ne  possèdent  pas  un  véritable  cerveau, 
ou  qui  l'ont  très-rudimentaire,  exécutent  des  fonctions 
plus  inférieures,  et  ont  des  instincts  plus  simples  que 
ceux  qui  ont  un  cerveau  plus  compliqué.  lien  est  de  même 
des  animaux  qui  ont  des  ganglions  au  lieu  de  cerveau. 
Par  cela  même,  on  voit  que  la  plus  grande  complica- 
tion des  tissus  cérébraux  et  le  plus  grand  nombre  de 
circonvolutions  correspondent  toujours  à  des  animaux 
domestiqués  ou  reconnus  de  tout  temps  comme  intelli- 
gents, tels  que  le  chien,  l'éléphant,  le  singe,  le  perroquet, 
le  dauphin,  le  mouton,  le  cheval,  le  bœuf,  etc.  De  là,  Bi- 
bra,  Valentin  et  autres  physiologistes  ont  déduit  la  loi 
suivante  :  «  L'âme  décroît  à  mesure  que  les  circonvolu- 
tions du  cerveau  diminuent.  »  De  plus,  ces  savants  ont 
observé  que,  parmi  les  cerveaux  de  poids  et  de  volume 


DU  COUPS  ET  DE  L'AME.  239 

égaux,  ceux  qui  ont  les  anfractuosités  et  les  circonvolu- 
tions plus  nombreuses  et  plus  irrégulières  appartiennent 
auxhomnies  les  plus  intelligents. 

Pourtant  cette  loi  se  modifie  selon  la  quantité  de  sub- 
stance grise,  dont  le  volume  est  toujours  plus  accentué 
dans  les  cerveaux  d'individus  qui  ont  les  fonctions 
intellectuelles  mieux  organisées,  ainsi  qu'il  résulte  des 
travaux  anatomiques  de  Geist,  de  Mosso,  d'Hoffmann, 
de  Bibra  et  autres  anatomistes  célèbres. 

Le  développement  des  lobes  frontaux  est  en  raison  di- 
recte de  la  supériorité  des  facultés  intellectuelles,  ainsi 
que  la  position  de  la  partie  postérieure  du  cerveau  qui 
recouvre  le  cervelet,  bien  entendu  comme  pour  les  autres 
cas,  à  égalité  de  circonstances. 

Ainsi,  tous  les  cerveaux  de  sauvages  ou  d'idiots  ont  les 
lobes  frontaux  peu  développés.  L'abbé  Frère,  de  Paris,  a 
prouvé,  après  un  grand  nombre  d'expériences  et  de  re- 
cherches, que  les  progrès  de  la  civilisation  ont  eu  pour 
résultat  d'élever  la  partie  antérieure  du  crâne,  et  d'en  apla- 
tir la  partie  occipitale  (1).  Il  est  si  positif  que  l'intelligence 
est  en  raison  directe  de  la  complication  de  la  structure  de 
l'organe  qui  accomplit  les  fonctions  intellectuelles,  qu'il 
existe  des  insectes  qui  ont  des  instincts  tels,  que  l'on  pour- 
rait bien  les  appeler  des  facultés,  et  qui  laissent  derrière 
eux,  au  point  de  vue  des  fonctions  animiques,  bien  des 
vertébrés,  comme  par  exemple  la  majeure  partie  des  pois- 
sons. Or,  les  anatomistes  les  plus  distingués  ont  prouvé 
que  les  ganglions  de  ces  insectes  sont  beaucoup  plus  par- 
faits que  les  cerveaux  des  vertébrés  en  question  (2). 

Parmi  les  cerveaux  d'hommes  éminents,  on  peut  signa- 
ler celui  de  Beethoven.  Wagner,  qui  l'examina,  dit  dans 
son  rapport  «  qu'il  avait  les  circonvolutions  cérébrales 

(1)  Voir  Abendroth,  Origen  del  Hombre  seijun  la  Tcoria  descensional, 
Barcelona,  187  i. 

(2)  Voir  les  travaux  de  Gegenbaur,  Analomie  comparée,  et  Darwin, 
la  Dcfccn  lance  de  l'homme. 


040  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

plus  profondes  et  plus  compliquées  du  double  que  la  gé- 
néralité des  autres  hommes  ». 

Rien  que  par  là,  le  cerveau  témoigne  de  la  loi  univer- 
selle du  rapport  qui  existe  entre  les  organismes  et  l'ac- 
complissement de  leurs  fonctions. 

Dans  son  Dictionnaire  de  médecine,  Littré  affirme  que 
l'on  rencontre,  dans  tous  les  cas  de  délire  chronique  ou 
aigu,  des  lésions  dans  la  structure  intime  de  l'encéphale 
(voir  Folie,  Dictionnaire  de  Littré  et  Robin).  L'inspection 
anatomique,  à  simple  vue,  ne  permet  cependant  pas,  dans 
certains  cas,  de  constater  des  lésions.  En  conséquence, 
on  a  affirmé  à  la  légère  que  l'aliénation  mentale  peut 
parfaitement  exister  en  l'absence  de  toute  lésion.  Mais, 
aujourd'hui,  avec  le  perfectionnement  du  microscope, 
cette  affirmation  n'est  plus  soutenable  ;  l'analyse  de  la 
substance  cérébrale  d'un  fou,  soigneusement  pratiquée 
à  l'aide  de  cet  instrument,  donne  toujours  pour  résultat 
la  découverte  d'une  lésion  ou  d'une  altération  clans  la 
masse  encéphalique.  On  pourra  en  trouver  la  preuve  dans 
les  comptes  rendus  des  recherches  sur  des  cervaux  d'alié- 
nés faites  en  Allemagne  par  Reindfleisch. 

Quanta  la  composition  du  cerveau,  on  a  observé  que  le 
cerveau  du  fœtus  contient  moins  de  graisse  que  celui  de 
l'enfant,  et  celui  de  l'enfant  moins  que  celui  de  l'homme. 
Bibra  a  démontré  que  la  graisse  cérébrale  s'accroît  avec 
le  développement  du  cerveau.  Schlossberger  a  confirmé 
cette  démonstration.  Pour  preuve  que  la  graisse  est  né- 
cessaire au  mécanisme  des  fonctions  intellectuelles,  il 
suffit  d'observer  que  les  animaux,  en  y  comprenant 
l'Homme,  qui  restent  trop  longtemps  sans  manger,  per- 
dent leur  graisse  cérébrale  en  moindre  quantité  que  les 
autres  éléments  histogènes,  et  la  graisse  du  corps  avec 
plus  de  rapidité,  au  contraire,  comme  si  le  cerveau  résis- 
tait à  cette  déperdition.  Ce  qui  indique  que  si  la  graisse 
du  cerveau  éprouve  des  diminutions  moindres,  ce  n'est 
pas  qu'elle  se  consume  en  moindre  quantité  que  les  autres 


du  corps  et  de  l'ame.  2n 

éléments,  mais  qu'elle  se  renouvelle  avec  plus  de  conti- 
nuité, le  cerveau  se  nourrissant  aux  dépens  du  reste  de 
l'organisme. 

Ce  rapport  de  l'augmentation  de  la  graisse  cérébrale, 
selon  l'organisation,  s'observe  aussi  dans  les  vertébrés, 
chez  lesquels  elle  se  manifeste  toujours  en  proportion  -de 
l'élévation   des   facultés,    de   même   que  chez  l'homme. 

Nous  mentionnerons  ici  que  la  graisse  cérébrale  con- 
tient de  l'acide  phosphoglycérique,  dont  la  présence  a  fait 
dire  à  Moleschott  après  Bibra  :  «  Sans  phosphore,  point 
de  pensée  !  » 

On  trouve  une  aulre  preuve  de  l'influence  exercée  par 
la  composition  chimique  du  cerveau  sur  les  facultés  in- 
tellectuelles dans  cette  remarque,  que  les  hommes  qui 
souffrent  d'une  affection  dont  la  cause  réside  dans  l'alté- 
ration du  sang,  éprouvent  des  troubles  dans  leurs  actes 
psychologiques.  Il  arrive  à.  ces  hommes  à  peu  près  ce  qui 
arrive  à  ceux  qui  se  nourrissent  mal  et  peu  ;  ceux-ci  sont, 
en  effet,  plus  irritables,  ils  deviennent  visionnaires,  ils 
ne  peuvent  supporter  les  fatigues  de  l'esprit  avec  autant 
de  facilité  que  ceux  qui  se  nourrissent  mieux.  Cet  état  a 
pour  cause  la  pauvreté  des  éléments  histogéniques  du 
sang,  et  il  se  manifeste  aussi,  par  conséquent,  chez  les 
sujets  dont  l'appauvrissement  du  sang  et  la  faiblesse  du 
cerveau  proviennent  d'hémorrhagies,  de  pertes  sémi- 
nales, etc. 

Le  docteur  Weschsmuth  a  prouvé  que  les  troubles  ap- 
portés dans  la  composition  chimique  normale  du  cerveau 
produisent  tous  de  graves  perturbations  des  fonctions 
intellectuelles.  A  ce  phénomène  sont  dues  les  modifica- 
tions apportées  par  certains  médicaments  et  certaines 
substances  alimentaires  dans  les  fonctions  psychiques.  La 
vieillesse  amène  la  pauvreté  du  sang  et  fait  perdre  la  mé- 
moire; les  empoisonnements  troublent  la  pensée.  On  con- 
naît parfaitement  les  effets  de  l'opium,  du  thé,  du  café,  de 
l'alcool,   de  la  mandragore,  du  stramonium,  de  la  valé- 

16 


242  PARTIE  PHILOSOPHIQUES 

riane,  etc.,  effets  dus  à  l'altération  delà  composition  chi- 
mique du  sang. 

Examinons  maintenant  le  poids  du  cerveau  et  son 
volume,   c'est-à-dire  sa  densité. 

Le  cerveau  de  l'Homme  est  relativement  beaucoup  plus 
gros  que  celui  des  animaux.  Dans  l'espèce  humaine,  à  éga- 
lité de  circonstances,  un  cerveau  compacte,  lourd  et  bien 
développé,  indique  toujours  de  bonnes  dispositions  intel- 
lectuelles. Le  poids  normal  du  cerveau  humain  est  de  3  li- 
vres à  3  livres  et  demie  ;  il  peut  descendre,  chez  un  idiot, 
à  1  ou  2  livres,  tandis  qu'il  est  très-volumineux  et  très- 
pesant  chez  quelques  grands  hommes.  Ainsi,  le  cer- 
veau de  Cuvier  pesait  4  livres;  celui  de  Schiller  est, 
selon  Broca,  le  plus  grand  de  tous  ceux  qui  ont  été  me- 
surés ;  le  poids  de  ceux  de  Dupuytren  et  de  lord  Byron 
était  considérable  aussi.  Hoffmann  a  observé  que  le 
cerveau  des  femmes  est  en  moyenne  de  2  onces  plus  léger 
que  celui  des  hommes.  Laurent,  sur  deux  mille  tètes  qu'il 
a  mesurées,  a  trouvé  que  le  diamètre  de  la  circonférence 
était  moindre  chez  les  femmes. 

Malgré  ces  observations,  la  grosseur  du  cerveau  n'est 
pas  le  caractère  le  plus  essentiel  pour  l'indication  du  degré 
d'intelligence,  car  il  s'est  trouvé  de  très-grands  hommes 
qui  n'ont  eu  qu'un  cerveau  relativement  très-petit.  Le  ca- 
ractère qui  ne  trompe  presque  jamais,  c'est  la  disposi- 
tion générale,  et  ce  qui  le  révèle  toujours,  c'est  la  structure 
de  la  couche  grise.  Nous  devons  pourtant  faire  remarquer 
que  la  science  n'est  pas  aussi  avancée  qu'il  serait  dési- 
rable dans  la  question  de  l'anatomie  et  de  la  physiologie 
cérébrales,  car  les  études  sur  cet  organe,  et  surtout  sur  sa 
structure  intime,  ont  été  à  peu  près  négligées  jusque  dans 
ces  dernières  années. 

«  Selon  les  calculs  de  Davv,  dit  le  docteur  Abendroth 
dans  son  livre  De  l'origine  de  l  Homme,  la  capacité  propor- 
tionnelle du  crâne  chez  les  Européens  est  de  92,3  pouces 
cubes:  chez  les  Américains,    de  87,5;  chez  les   Asia- 


DU  CORPS  ET  DE   L'AME:  243 

tiques,  de  87, 1  ;  chez  les  Océaniens,  de  84  ;  et  chez  les 
races  nègres  de  l'Afrique,  elle  descend  à  75,  suivant 
Duchaillou.  » 

Il  résulte  des  expériences  faites  parBrocaen  France,  et 
par  Prichard  en  Angleterre,  que  la  capacité  crânienne, 
pendant  le  moyen  âge,  époque  intellectuellement  infé- 
rieure de  toutes  manières  à  la  nôtre,  était  moindre  qu'elle 
n'est  aujourd'hui.  Le  rapport  entre  les  crânes  du  dou- 
zième siècle  et  ceux  de  notre  époque  est  connu,  713  à  743. 
(Voir  les  Mémoires  d anthropologie  de  Paul  Broca,  et  Pri- 
chard, Phys.  of  Mankind.) 

Le  cerveau  diminue  chez  les  animaux  à  mesure  que  l'on 
descend  la  série  ;  ainsi,  il  est  très-petit  chez  les  amphibies 
et  les  poissons.  Le  cerveau  humain  est  plus  volumineux 
que  celui  de  tout  autre  animal,  et  si  celui  de  l'éléphant, 
par  exemple,  offre  plus  de  masse,  l'anomalie  provient 
uniquement  de  l'épaisseur  et  du  nombre  des  cordons  ner- 
veux qui  s'y  réunissent.  Les  parties  du  cerveau  qui  prési- 
dent aux  fonctions  de  la  pensée  sont,  en  effet,  plus  grandes 
chez  l'homme  que  chez  les  autres  animaux.  Sœmmering 
affirme,  en  vertu  des  résultats  d'un  grand  nombre  de 
dissections  pratiquées  chez  des  animaux  vertébrés  et  ap- 
partenant à  divers  degrés  de  la  série,  que  le  cerveau  chez 
l'homme,  comparé  à  la  masse  des  nerfs  céphaliques,  est 
plus  grand  que  chez  n'importe  quel  autre  animal. 

Les  lobes  cérébraux  de  chaque  individu,  affirme  Vulpian, 
croissent  à  mesure  que  l'intelligence  se  développe.  D'autres 
anatomistes  affirment  avec  le  même  auteur  que  l'encé- 
phale de  l'homme  est  celui,  parmi  tous  ceux  des  autres  ani- 
maux, qui  a  les  plus  grandes  dimensions,  relativement 
à  la  masse  du  corps. 

Si  l'on  évalue  la  superficie  des  circonvolutions,  il  n'est 
pas  de  cerveau  d'animal  comparable  en  superficie  à  celui 
de  l'homme,  et  la  grande  différence  qui  existe  entre  celui 
du  savant  et  celui  de  l'ignorant  prouve  que  la  su- 
perficie est  en  raison  directe  de  la  perfection,  bien  que 


2U  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

l'ignorant  puisse  avoir  un  cerveau  plus  volumineux. 
De  plus,  il  faut,  suivant  Yulpian,  tenir  compte  de  la 
quantité  de  substance  grise  relativement  à  la  substance 
blanche,  de  celle  des  cellules  et  de  leur  forme,  du  nombre 
des  ramifications,  de  la  substance  granuleuse  interposée 
entre  les  cellules,  de  la  richesse  vasculaire,  etc.,  etc.  ;  car 
le  volume  et  le  poids  de  la  partie  d'organisme  propre  à  la 
formation  de  la  pensée  sont  toujours  en  rapport  avec  ces 
données. 

D'après  Littré,  on  constate  toujours  chez  les  aliénés  qui 
meurent  à  l'hôpital  une  diminution  notable  clans  la  masse 
cérébrale,  laquelle  peut  descendre  jusqu'à  148  grammes.  A 
l'appui  de  cette  constatation,  P.  Broca,  dans  son  mémoire 
sur  le  Volume  et  la  Forme  du  'cerveau  selon  les  individus  et 
selon  les  races,  fait  observer  qu'à  mesure  que  l'animal  s'é- 
lève dans  l'échelle  zoologique,  la  substance  grise,  consti- 
tuant la  partie  extérieure  du  cerveau,  augmente  en  protu- 
bérances et  en  anfractuosités  qui  la  rident  et  forment  des 
circonvolutions.  «  Tout  cerveau,  dit-il,  au-dessous  d'un 
certain  poids  et  d'un  certain  volume,  a  nécessairement 
appartenu  à  un  individu  atteint  d'imbécillité,  »  et,  com- 
parant l'ensemble  des  diverses  races  humaines,  il  ajoute  : 
«  le  volume  de  l'encéphale  est  en  raison  directe  du  degré 
d'intelligence.  » 

Envisageons  la  circulation  du  sang  dans  le  cerveau,  la- 
quelle produit  la  substitution  des  molécules. 

Le  cerveau  est  un  organe  qui,  chez  l'homme,  reçoit,  en 
un  temps  donné,  une  quantité  de  sang,  que  l'on  peut 
évaluer  au  cinquième  de  la  circulation  totale.  Cette  condi- 
tion indique  une  très-grande  activité  de  l'organe. 

D'après  tous  les  physiologistes  modernes,  la  vie  du  cer- 
veau— comme  celle  des  autres  organes — est  en  raison  di- 
recte de  la  rapidité  de  la  circulation  qu'il  reçoit,  car  plus 
un  organe  fonctionne,  plus  la  réparation  des  pertes  qu'il 
subit  doit  être  rapide.  On  peut  donc  affirmer  que  la  circu- 
lation ne  fournit  la  mesure  que  de  l'intensité  des  fonctions 


DU  COUPS  ET  DE  L'AME.  245 

cérébrales,  et  non  celle  de  leur  qualité  ou  de  leur  exten- 
sion. Ainsi,  les  hommes  qui  ont  le  cou  court  sont  plus 
passionnés;  lorsque  se  produit  une  syncope,  le  sang 
se  portant  en  petite  quantité  au  cerveau,  occasionne  la 
perte  de  la  connaissance. 

Le  cerveau  des  décapités  ne  meurt  que  lorsqu'il  a  perdu 
tout  son  sang,  ainsi  que  l'affirme  Moleschott,  en  vertu 
d'expériences  faites  sur  des  animaux.  Par  la  compression 
de  la  veine  jugulaire,  on  peut,  en  certains  cas,  faire  cesser 
les  accès  de  folie,  et,  d'après  les  expériences  de  Fleming, 
on  provoque,  par  la  même  compression,  le  sommeil  avec 
des  songes  fiévreux  chez  les  individus  bien  portants  ;  ce 
qui  prouve  que  les  fonctions  cérébrales  s'affaiblissent  ou 
s'exaltent  en  raison  directe  des  actions  physiques  ou  mé- 
caniques exercées  sur  le  cerveau. 

En  résumé,  l'on  peut  dire  que  le  cerveau  est  plus  grand, 
plus  compacte,  qu'il  contient  plus  de  substance  grise,  que 
sa  structure  est  plus  compliquée,  que  la  partie  frontale  est 
plus  développée,  la  substitution  des  molécules  plus  rapide 
chez  l'homme  que  chez  les  autres  animaux,  et,  dans  l'hu- 
manité, plus  chez  l'enfant  que  chez  le  fœtus,  plus  chez 
l'homme  que  chez  l'enfant,  plus  dans  le  genre  masculin 
que  dans  le  genre  féminin,  plus  chez  le  blanc  que  chez  le 
jaune,  plus  chez  le  jaune  que  chez  le  noir,  plus  chez  le 
savant  que  chez  l'ignorant,  plus  enfin  chez  l'ignorant  que 
chez  l'idiot. 

Toutes  ces  données,  fournies  par  la  physiologie,  la  pa- 
thologie et  la  chimie,  nous  servent  à  formuler  la  loi  de  la 
dépendance  des  phénomènes  intellectuels  du  grand  centre 
nerveux,  nous  indiquent  clairement  que  ce  que  l'on  a  ap- 
pelé l'âme  n'est  qu'une  fonction  du  système  nerveux, 
fonction  d'autant  plus  élevée  que  l'organisation  est  plus 
parfaite.  Le  cerveau  est  donc  le  centre  des  fonctions  ani- 
miques  de  môme  que  les  nerfs  sont  les  moyens  de  trans- 
mission et  les  muscles  ceux  d'exécution.  D'ailleurs,  outre 
ces  données,  relatives  à  l'organisation  du  cerveau,   les 


246  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

données  suivantes,  qui  se  rapportent  spécialement  au 
fonctionnement  du  système  nerveux  cérébral,  viennent  à 
l'appui  de  ces  assertions. 

Suivant  Flourens,  Valentin  et  autres  expérimentateurs, 
on  observe,  avec  la  mutilation  partielle  du  cerveau,  la  di- 
minution, surtout  en  puissance,  de  diverses  facultés. 
Les  physiologistes  savent  bien  que  tout  acte  volontaire 
proprement  dit,  c'est-à-dire  tout  acte  intentionnel,  cesse 
par  l'ablation  des  hémisphères  cérébraux.  Taine,  en  s'ap- 
puyant  sur  Broca,  fait  remarquer  que  tout  animal  qui  peut 
supporter  la  section  des  lobes  cérébraux  vit  dépourvu  de 
toute  intelligence  ;  il  reçoit  des  impressions,  il  exécute  des 
mouvements,  il  mange  et  se  nourrit,  mais  comme  s'il 
dormait,  la  faculté  de  rêver  en  moins. 

Yulpian  croit  pouvoir  déduire  de  ses  études  anatomico- 
physiologiques  que  les  phénomènes  instinctifs,  et  surtout 
ceux  qui  se  rapportent  à  la  fonction  de  la  nutrition,  procè- 
dent des  corps  striés  et  des  couches  optiques.  Le  même 
auteur  affirme  que  la  perversion  des  facultés  affectives  est 
ordinairement  le  résultat  de  lésions  cérébrales. 

Les  phénomènes  de  l'émotion  résident  dans  la  protubé- 
rance annulaire  et  dans  le  bulbe  rachidien. 

Tous  les  processus  intellectuels  proprement  dits,  selon 
tous  les  physiologistes  modernes,  se  produisent  dans  la 
substance  corticale  grise,  ainsi  que  l'ont  affirmé  anté- 
rieurement Willis  et  Vieussens. 

Les  lésions  du  cervelet,  des  corps  striés,  des  couches 
optiques  et  de  la  substance  blanche  des  hémisphères, 
ne  déterminent  pas  de  troubles  marqués  dans  les  fonc- 
tions intellectuelles.  Les  altérations  de  la  substance  grise 
sont  celles  qui  engendrent  nécessairement  la  faiblesse  ou 
l'exaltation  de  ces  fonctions.  Dans  tous  les  cas  de  folie, 
on  reconnaît  une  excitation  morbide  de  la  substance  grise. 
Les  phénomènes  des  passions  se  produisent  de  même  dans 
le  cerveau,  ainsi  que  l'affirment  Vulpian,  Claude  Bernard 
et  autres  ;  seulement,  ils  réagissent  sur  d'autres  organes 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  247 

par  l'intermédiaire  des  nerfs  et  principalement  par  le  grand 
sympathique  et  le  pneumogastrique,  qui  communiquent  à 
leur  tour  au  cerveau  l'impression  qu'ils  reçoivent,  de  sorte 
que  ces  savants  ne  se  trompent  pas  en  disant  que  le  cer- 
veau est  le  siège  des  passions. 

«  Ainsi,  dit  Yulpian,  les  émotions  morales,  les  cha- 
grins, les  inclinations,  les  passions,  tous  ces  phénomènes 
ont  pour  origine  une  modification  de  la  substance  grise 
cérébrale.  La  modification  est  tantôt  instantanée,  elle  naît 
d'un  coup  et  s'évanouit  rapidement,  constituant  alors 
une  émotion  ;  tantôt  elle  est  plus  ou  moins  durable  et 
constitue  les  inclinations,  les  chagrins  et  les  passions.  » 
Il  ajoute  :  «  C'est  dans  la  substance  grise  que  se  forment 
les  idées  et  que  se  gravent  les  souvenirs.  Par  elle  se  for- 
ment d'aussi  merveilleuses  opérations  que  l'attention, 
la  réflexion,  la  conception,  le  jugement,  le  raisonne- 
ment, etc.  De  cette  subtance  émanent  toutes  les  voli- 
tions.  » 

La  mémoire,  selon  toutes  les  données  physiologiques, 
n'est  que  la  reproduction  d'une  vibration  subie  par  le  cer- 
veau sous  l'empire  de  l'impression  d'un  mouvement  exté- 
rieur à  lui-même.  L'impression  peut  être  évoquée  ou  re- 
produite à  la  réception  par  le  cerveau  d'un  mouvement 
égal  à  un  autre,  avec  lequel  la  première  impression  a  été 
liée  ;  c'est  ainsi  que  si  nous  respirons  de  l'essence  de  roses, 
nous  pouvons  nous  rappeler  l'impression  de  la  couleur  et 
delà  forme  de  la  rose,  car  nous  l'avons  reçue,  la  pre- 
mière fois,  unie  à  ces  autres  impressions. 

Les  éléments  de  la  substance  grise  du  cerveau  n'entrent 
pas  spontanément  en  activité  ;_il  faut  l'intervention  d'une 
excitation  initiale,  et  celle-ci  est  ordinairement  détermi- 
née parles  sensations  actuelles  qui  engendrent  des  idées, 
ou  des  modifications  partielles  ou  générales  de  la  circula- 
tion cérébrale.  Une  fois  mise  en  activité,  la  substance 
corticale  possède  la  merveilleuse  faculté  d'évoquer,  avec 
leurs  rapports  réciproques,  les  idées  antérieurement  for- 


2î8  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

taées,  et  alors  peuvent  se  développer  tous  les  processus  de 
l'innervation  cérébrale,  avec  le  degré  d'activité  et  la  di- 
rection que  leur  communiquent  la  disposition  héréditaire 
ou  les  habitudes  qu'imprime  l'éducation. 

M.  Longet  fait  observer  que,  lorsque  survient  une  lésion 
dans  un  hémisphère,  et  que  l'on  parvient  à  la  guérir  com- 
plètement, il  n'en  résulte  pas  de  dérangements  cérébraux; 
mais  il  subsiste  toujours  une  plus  grande  fatigue  dans  les 
opérations  intellectuelles. 

«  Tous  les  organes,  à  l'exception  du  cerveau,  dit  Mùel- 
ler,  peuvent  sortir  lentement  du  cercle  de  l'économie  ani- 
male ou  mourir  en  peu  de  temps,  sans  que  les  facultés  de 
l'âme  subissent  aucune  modification.  C'est  le  contraire 
avec  le  cerveau.  Toute  perturbation  lente  ou  soudaine  de 
ses  fonctions  change  d'une  manière  égale  les  aptitudes 
intellectuelles.  » 

L'inflammation  de  cet  organe,  et  même  celle  de  ses  mem- 
branes protectrices,  se  manifeste  toujours  avec  du  délire 
à  l'origine  et  de  la  stupeur  à  la  fin.  Dans  le  délire  de  l'ané- 
mie et  dans  celui  de  la  méningite,  il  survient,  en  plus  des 
modifications  dans  l'état  normal  de  réplétion  des  vaisseaux 
et  des  cours  du  sang,  des  changements  bien  notables,  as- 
surément, dans  la  structure  des  cellules  nerveuses  obser- 
vées au  microscope.  Ces  changements  ressemblent  à  ceux 
que  produisent  le  délire  occasionné  par  l'alcool  ou  l'em- 
poisonnement par  la  strychnine. 

Une  pression,  exercée  sur  le  cerveau  proprement  dit, 
produit  toujours  du  délire  ou  de  la  stupeur,  selon  qu'elle  a 
lieu  avec  ou  sans  irritation.  Le  résultat  est  le  même,  que 
la  pression  provienne  de  la  fracture  d'un  os,  de  la  pré- 
sence d'un  corps  étranger,  de  la  sérosité  du  sang  ou  du 
pus.  Les  mêmes  causes,  suivant  l'endroit  où  s'exerce  l'ac- 
tion, entraînent  avec  elle  la  perte  du  mouvement  volon- 
taire et  de  la  mémoire.  Du  moment  que  cesse  la  pression, 
du  moment  qu'on  enlève  l'esquille,  la  connaissance  et  la 
mémoire  reviennent.  On  a  même  vu  des  malades  qui  ont 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  249 

recouvré  la  série  des  idées  au  point  précis  où  la  lésion  les 
avait  interrompues. 

Vidal  dit,  dans  sa  Pathologie  externe  :  «  D'habitude  on 
perd  l'intelligence  après  une  commotion  cérébrale.  L'ou- 
bli complet  de  quelque  langue  étrangère  est  un  des  effets 
les  plus  communs  de  la  commotion  ;  les  malades  ne  se 
souviennent  plus  des  circonstances  qui  ont  présidé  à  leur 
accident.  Dans  certains  cas,  les  malades  ne  peuvent  se  ser- 
vir du  mot  propre  à  exprimer  leurs  idées  ;  leur  jugement 
s'affaiblit  très-souvent.  » 

Taine  s'exprime  ainsi  dans  son  livre  De  l  Intelligence  : 
«  L'altération  des  lobes  cérébraux  a  pour  contre-coup  l'al- 
tération proportionnée  de  nos  images.  S'ils  deviennent 
impropres  à  tel  système  d'actions,  tel  système  d'images 
et,  partant,  tel  groupe  d'idées  ou  de  connaissances  fait 
défaut.  Si  leur  action  s'exagère,  les  images,  plus  intenses, 
échappent  à  la  répression  que  d'ordinaire  les  sensations 
leur  imposent,  et  se  changent  en  hallucinations.  Si,  en 
outre,  leur  action  se  déconcerte,  les  images  perdent  leurs 
associations  ordinaires  et  le  délire  se  déclare.  Si  leur  ac- 
tion s'annule,  toute  image,  et  partant  toute  idée  ou  con- 
naissance s'annule  :  le  malade  tombe  dans  un  état  d'en- 
gourdissement et  de  stupeur  profonde  où  le  retranchement 
des  mêmes  lobes  met  les  animaux  (1).» 

Nous  pourrions  formuler  ceci  en  disant  que  l'action  per- 
turbatrice peut  agir  de  trois  manières  :  soit  dans  la  même 
direction  que  tel  système  d'images  ;  soit  en  un  sens  dia- 
métralement opposé  ;  soit  dans  une  direction  sécante,  qui 
coupe  la  suite  de  nos  images,  et  il  peut  en  être  ainsi  pour 
plusieurs  systèmes  d'images  ou  pour  tout  leur  ensemble. 

Les  instincts  sont  un  mode  de  fonctions,  une  manière, 
soit  héréditaire  soit  acquise,  de  coordonner  des  mouve- 
ments du  cerveau,  d'associer  des  images.  Quand  la  ma- 
nière est  acquise,  on  l'appelle  communément  habitude. 

(1)  Taine,  Dr  l'Intelligence,  t.  I.  p.  321. 


250  PARTIR  PHILOSOPHIQUE. 

Les  vivisections  faites  par  Flourens  prouvent  qu'en 
coupant  certaines  parties  du  cerveau,  on  peut  affaiblir  et 
môme  annuler  certaines  facultés  chez  les  animaux  que 
leurs  dispositions  corporelles  rendent  propres  à  supporter 
d'aussi  graves  lésions.  Valentin  démontre  que  la  raison 
diminue,  chez  les  mammifères,  à  mesure  qu'on  leur  en- 
lève des  couches  des  hémisphères  cérébraux,  en  commen- 
çant par  la  superficie  ;  quand  on  parvient  aux  ventricules, 
l'animal  perd  toute  connaissance. 

Des  individus,  à  qui  l'on  a  trépané  le  crâne,  sont  restés 
l'espace  de  quelques  années  ou  à  certaines  époques  de  leur 
vie  privés  de  mémoire  par  suite  de  la  perte  d'une  certaine 
partie  du  cerveau. 

L'homme  qui  ne  pense  qu'avec  un  hémisphère  se  fa- 
tigue davantage. 

Vulpian  a  démontré  que  les  images  se  forment  dans 
l'enveloppe  grise,  par  l'intermédiaire  delà  substance  blan- 
che. Les  altérations  de  la  première  modifient  presque 
toujours  les  fonctions  psychiques  ;  celles  de  la  seconde 
ne  les  modifient  pas  d'une  manière  permanente  et  définie. 

Dans  les  maladies  qui  détruisent  les  cellules  de  l'enve- 
loppe corticale  grise,  on  voit  successivement  disparaître 
de  la  mémoire  les  mots  et  les  noms  qui  correspondent  aux 
choses,  à  mesure  que  la  destruction  envahit  des  régions 
nouvelles  (1). 

Une  altération  dans  les  couches  optiques  donne  pour 
résultat  le  trouble  ou  la  décomposition  des  facultés  intel- 
lectuelles. On  en  saisit  la  raison  si  Ton  considère  que  c'est 
là  le  siège  de  toute  la  sensibilité.  Ainsi,  il  peut  arriver 
deux  choses  dans  cette  altération  :  ou  que  la  transmission 
des  mouvements  envoyés  parles  sens  aux  cellules  cortica- 
les ne  s'exécute  pas,  ou  bien  que  la  transmission  en 
soit  altérée,  et  qu'il  en  résulte  de  fausses  images. 

Lorsque  le  centre  sensitif  ne  transmet  pas  de  mouve- 

(1)  Poincaré.  Physiologie  du  système  nerveux,  t.  II,  p.  244. 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  251 

ment  aux  cellules  grises,  celles-ci  s'altèrent  ;  elles  subis- 
sent l'altération  graisseuse,  et  meurent  parce  qu'elles  ne 
peuvent  rester  inactives.  Luys  rencontra  dans  le  cer- 
veau de  deux  idiots  les  couches  optiques  matériellement 
criblées  de  trous,  lesquels  avaient  absolument  produit 
la  rupture  des  éléments  nerveux  qui  les  composent. 
L'intelligence  décroit  chaque  fois  que,  sous  l'effet  d'une 
maladie  quelconque,  ou  de  l'âge,  les  hémisphères  dé- 
génèrent par  l'augmentation  du  liquide  encéphalora- 
chidien. 

Dans  le  ramollissement  ou  dans  la  démence,  les  cel- 
lules grises  succombent  les  unes  après  les  autres.  En 
même  temps,  la  mémoire  va  s'évanouissant  peu  à  peu, 
et  la  reproduction  des  mouvements  perçus  par  les  sens 
devient  impossible. 

L'éréthisme  des  cellules  de  la  substance  grise  produit 
un  automatisme  irrégulier  qui  trouble  l'association  des 
idées,  ou  une  persistance  des  vibrations  d'un  même 
groupe  de  cellules  qui  engendre  une  idée  fixe.  Ce  cas 
pathologique  est  celui  de  la  monomanie.  C'est  parfois 
l'amplitude  des  vibrations  qui  provoque  une  imagination 
dépassant  toutes  les  limites  possibles.  Cet  éréthisme  en- 
gendre toujours,  à  l'égard  des  cellules  cérébrales,  un  tra- 
vail excessif  qui  les  consume  graduellement  et  aboutit  à 
une  dégénération  graisseuse.  L'impuissance  absolue  suc- 
cède alors  à  l'exaltation  fonctionnelle.  Comme  une  bougie 
qui,  brûlant  trop,  se  consume  et  finit  par  s'éteindre,  le 
cerveau  va  de  la  folie  ou  du  délire  à  la  démence.  L'éré- 
thisme entraîne  aussi  comme  conséquence  des  perturba- 
tions dans  les  fonctions  de  la  volonté. 

Chaque  fois  que  se  manifestent  dans  les  cellules  grises 
des  granulations  de  graisse  qui  se  substituent  à  la  sub- 
stance normale,  il  y  a  déchéance  de  l'entendement. 

Dans  la  sclérose,  les  troubles  intellectuels  sont  constants  : 
c'est  un  affaiblissement  graduel  de  la  mémoire,  de  la 
mélancolie,  des  déterminations  non  motivées,  une  impres- 


25-2  PAKTIE  PHILOSOPHIQUE. 

sionnabilité  excessive,  parfois  un  délire  ambitieux.  (Poin- 
caré.) 

Jaccoud  dit  qu'en  raison  de  l'affinité  fonctionnelle 
existant  entre  les  couches  optiques  et  le  cerveau,  les  dépra- 
vations intellectuelles  qui  ont  été  précédées  de  perturba- 
tions sensoriales,  peuvent  coïncider  avec  l'intégrité  de  la 
substance  corticale  grise.  L'altération  des  couches  optiques 
suffit  pour  les  produire  et  les  expliquer.  Mais  les  troubles 
de  l'intelligence  qui  ont  apparu  précédemment,  ou  qui 
existent  sans  altération  de  la  sensibilité,  indiquent  tou- 
jours une  modification  matérielle  ou  vasculaire  de  cette 
enveloppe  corticale.  Dans  tous  les  cas  de  folie,  comme 
l'observe  Rindfleisch,  le  microscope  a  découvert  des  alté- 
rations dans  les  tissus  cérébraux,  ce  qui  a  fait  dire  à  un 
savant  aliéniste  que  la  folie  n'est  qu'un  mauvais  travail 
produit  par  une  machine  en  mauvais  état. 

Tous  les  cas  d'idiotisme  révèlent  un  faible  développe- 
ment du  cerveau.  Parfois,  cette  atrophie  cérébrale  se 
trouve  déterminée  par  le  développement  excessif  des  os 
du  crâne,  dont  la  grosseur  empêche  le  développement  du 
contenu. 

Les  expériences  faites  par  Fristch,  Hitzig,  Ferrier,  Car- 
ville  ,  Duret  et  Broca,  sur  la  localisation  de  certaines 
facultés  et  de  certains  mouvements,  prouvent  que  l'âme 
est  une  fonction  et  non  pas  une  entité  distincte  du  corps. 
M.  Broca  a  démontré  la  localisation  de  la  faculté  du  lan- 
gage dans  la  troisième  circonvolution  frontale  de  l'hémi- 
sphère cérébral  gauche.  Avant  lui,  on  avait  observé,  dans 
différentes  autopsies,  que  la  perte  de  cette  faculté,  l'apha- 
sie, correspondait  à  une  lésion  matérielle  (tumeur,  apo- 
plexie ou  ramollissement)  d'un  lobe  ou  des  deux  lobes  à 
la  fois  du  côté  antérieur  du  cerveau.  Ce  savant  fit  remar- 
quer que  l'altération  se  limite  à  la  troisième  circonvolution 
frontale  gauche,  et  que,  seulement  dans  des  cas  très-rares 
et  tout  à  fait  exceptionnels,  l'aphasie  peut  être  la  consé- 
quence d'une  altération  produite  dans  la  partie  droite.  On 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  253 

reconnut  "que  d'habitude  la  maladie  se  déclare  par  le  ra- 
mollissement, à  cause  des  embolies  de  l'artère  sylvienne  ; 
la  raison  qui  fait  porter  ce  trouble  sur  la  partie  gauche  et 
non  sur  la  droite,  est  bien  simple  :  le  côté  gauche  du  cer- 
veau correspond  en  effet  au  côté  droit  du  corps,  et  comme 
c'est  le  côté  droit  du  corps  qui  prend  le  plus  d'exercice, 
c'est  le  côté  gauche  du  cerveau  qui  se  développe  davan- 
tage. Chez  l'enfant,  le  lobe  gauche  est  toujours  le  premier 
à  se  développer  ;  chez  l'homme,  il  acquiert  plus  de  poids 
ainsi  que  des  circonvolutions  plus  considérables.  Lors- 
que, par  une  cause  accidentelle,  le  lobe  gauche  s'atrophie 
chez  un  enfant,  l'enfant  habitue  le  lobe  droit  à  exprimer 
ce  qu'il  conçoit,  et  il  parle  sous  son  impulsion. 

Quand  la  circulation  s'accélère  dans  le  cerveau,  les  sen- 
timents deviennent  plus  vigoureux,  les  idées  se  succèdent 
avec  plus  de  célérité,  la  volonté  acquiert  une  plus  grande 
énergie.  Si  la  rapidité  de  la  circulation  excède  certaines 
limites,  le  délire  se  déclare.  C'est  ainsi  que  Poincaré  dit 
avec  beaucoup  de  raison  qu'il  n'y  a  qu'un  pas  de  la  poésie 
à  la  folie.  Une  imagination  poétique,  le  génie,  supposent 
un  cerveau  congestionné,  et  de  la  congestion  on  passe 
très-facilement  à  l'inflammation. 

Quand  le  cerveau  ne  reçoit  pas  de  sang  artériel,  comme 
ses  éléments  ne  peuvent  se  renouveler  avec  le  sang  vei- 
neux non  oxydé,  il  survient  des  hallucinations,  des  ver- 
tiges et  la  perte  de  la  connaissance.  Quand  le  sang  est 
altéré  par  la  fièvre,  sa  circulation  dans  le  cerveau  produit 
le  délire.  L'alimentation  insuffisante,  qui  engendre  un 
sang  incapable  de  réparer  les  pertes  que  les  fonctions 
intellectuelles  occasionnent  dans  le  cerveau,  détermine 
pareillement  des  hallucinations  et  d'autres  troubles  de 
l'intelligence,  issus  toujours  de  la  faiblesse  cérébrale. 

Dans  la  première  période  de  l'éthérisation ,  le  sujet 
perd  l'intelligence,  la  volonté,  les  instincts,  toutes  les  fa- 
cultés en  un  mot,  moins  celle  de  percevoir  les  sensations; 
—  pendant  cette  période,  l'éther  affecte  les  lobes  céré- 


25i  PARTIE  PHILOSOPHIQUE". 

braux  ainsi  que  les  autres  parties  de  l'encéphale ,  à  lVx- 
ception  de  la  protubérance  et  du  bulbe.  L'animal  perd 
les  sensations  dans  la  période  suivante,  dès  que  s'éthé- 
rise  la  protubérance  annulaire. 

Nous  avons  dit  que  l'opium,  le  hachisch,  les  boissons 
alcooliques,  le  thé,  le  café,  la  mandragore,  etc.,  altèrent 
ou  modifient  les  fonctions  intellectuelles.  Aujourd'hui  les 
effets  excitants  ou  calmants  de  ces  substances  ont  été 
expliqués  par  les  physiologistes  anglais  qui  ont  étudié  les 
réactions  chimiques  de  ces  agents  sur  la  substance  ner- 
veuse et  sur  les  globules  sanguins,  et  le  résultat  que  cette 
altération  produit  dans  les  fonctions  selon  la  structure  de 
l'organisation  de  la  substance  nerveuse. 

Le  changement  que  ces  corps  introduisent  dans  nos 
fonctions  animiques  est  dû  à  l'action  qu'ils  exercent  sur  la 
substance  protéique  en  général,  et,  en  particulier,  sur  celle 
des  fibres  et  des  corpuscules  nerveux  (1).  Etant  données 
la  structure  et  les  fonctions  des  fibres  et  des  cellules  ner- 
veuses, dès  qu'une  molécule  de  substance  narcotique  se 
combine  avec  une  molécule  de  substance  nerveuse  et  la 
frappe  de  paralysie,  il  se  produit  à  l'instant  une  décharge 
de  fluide  ou  de  mouvement  nerveux.  Cette  décharge  ou 
ondulation  se  transmet  au  centre  ;  c'est  pourquoi  les 
narcotiques  provoquent  une  excitation  avant  de  produire 
la  stupéfaction.  La  stupidité  ne  survient  donc  qu'à  me- 
sure que  les  molécules  deviennent  incapables  de  trans- 
mettre les  mouvements  et  après  que  les  ondulations  se 
sont  portées  au  centre  :  c'est  le  phénemène  observé  dans 
l'ivresse.  Mais  si  la  substance  qui  provoque  ces  effets 
sur  les  cellules  et  les  fibres  nerveuses  a  la  propriété  de 
faciliter  et  d'accélérer  la  circulation  du  sang,  et,  par  con- 
séquent, de  réparer  la  perte  des  matériaux  du  système  ner- 
veux, alors  la  quantité  d'ondulations  nerveuses  l'emporte 

(1)  La  théorie  que  nous  exposons  a  été  magistralement  développée  dans 
l'ouvrage  d'Herbert  Spencer  :  Principes  de  Psychologie,  Appendice,  Effets 
des  unestkesicjv.es  et  des  narcotiques. 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  25b 

de  beaucoup  sur  l'affaiblissement  de  la  puissance  trans- 
missive des  nerfs  ;  les  cellules,  dans  ce  cas,  sont  remplacées 
à  mesure  qu'elles  accomplissent  leur  ondulation  respective 
et  quelles  s'inutilisent,  et  toujours  le  médicament  trouve 
des  cellules  nouvelles  à  pouvoir  inutiliser,  de  sorte  que  la 
production  d'ondulations  nouvelles  et  d'excitation  reste 
permanente.  De  là  l'exaltation  mentale  et  la  fluidité  dans 
les  idées.  C'est  ce  qui  arrive  avec  le  café  et,  dans  un 
moindre  degré,  avec  le  thé  :  ces  substances  sont  exci- 
tantes, pendant  que  les  narcotiques  sont  calmants. 

Après  ce  que  nous  venons  de  constater,  il  devient  bien 
difficile  d'admettre  cette  entité  distincte  du  corps,  exis- 
tant par  elle-même  et  de  toute  éternité  ;  qui  apporte  chez 
l'enfant  les  prédispositions,  héritage  de  ses  pères  ;  qui  est 
soumise  à  la  loi  de  la  sélection  et  de  l'atavisme  ;  qui  a  be- 
soin des  impressions  pour  sentir  les  objets,  pour  former 
des  idées  et  pour  avoir  conscience  des  idées  et  des  ob- 
jets ;    qui  ne  possède   de  notion,   d'idée,   de  tendance, 
d'habitude  ou  d'instinct,  dont  l'analyse  ne  retrouve  les 
éléments  en   impressions    reçues    de    l'extérieur  ou    en 
modes  de  fonctionner  hérités  d'êtres  antérieurs  dans  la 
série;  qui  divague  et  s'égare  dans  le  sommeil  et  le  dé- 
lire ;   qui  devient  chimérique  si  l'aliment   ou  la  sensa- 
tion lui  manquent  ;  qui  se  modifie  sous  l'influence  du  thé, 
du  café,  de  l'opium,  du  hachisch,  des  liqueurs  et  en  gé- 
néral de  tous  les  toxiques  ;  qui  s'annule  par  l'irruption  du 
sang  dans  le  cerveau  ;  qui  décroit  et  disparaît  à  mesure 
qu'on  enlève  certaines  portions  de  la  masse  encéphalique  ; 
qui  s'évanouit  avec  la  substance  nerveuse  et  revient  avec 
elle  ;  qui  se  manifeste  toujours  en  raison  directe  de  l'or- 
ganisation de  cette  substance  (et  cette  organisation  est  en 
raison  directe  du  degré  que  l'être  occupe  dans  l'échelle 
des  organismes)  ;  qui  reste  en  suspens  quand  le  corps  re- 
pose, et,  enfin,  qui  n'a  pas  conscience  d'avoir  été  avant 
de  naître,  et  qui  ne  se  manifeste  pas  cà  nous  après  que 


25G  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

l'être  s'est  désorganisé.  Où  se  loge  donc  cette  entité?  qui 
l'a  vue  ou  qui  jamais  l'a  perçue  isolée?  qu'est-elle  donc? 
Est-ce  une  substance  immatérielle?  Jamais  la  philosophie 
moniste,  si  accusée  de  matérialisme  par  ses  adversaires, 
n'est  tombée  dans  une  affirmation  aussi  grossière  que  celle 
des  soi-disant  spiritualistes.  Matérialiser  l'âme  en  une 
substance  !  c'est  le  produit  d'une  fonction  intellectuelle 
suffisamment  primitive.  Si  Ton  nous  permettait  l'expres- 
sion, nous  oserions  dire  que  c'est  là  un  concept  sauvage. 
La  notion  que  la  science  nous  fournit  sur  ce  que,  par  une 
erreur  de  langage,  on  a  appelé  l'âme,  comme  si  c'était  un 
sujet,  est  colle  d'une  fonction,  d'une  manière  d'être,  d'un 
composé  d'actes  divers  simultanés  et  successifs,  du  ré- 
sultat supérieur  de  l'organisation  en  relation  continuelle 
avec  le  monde  extérieur. 

Les  philosophes  et  les  savants  qui  affirment  qu'il 
n'existe  pas  de  donnée  certaine  susceptible  de  nous  mon- 
trer cette  entité  derrière  l'être  ;  que  les  fonctions  intel- 
lectuelles et  morales,  que  les  phénomènes  du  sentiment, 
de  la  pensée  et  de  la  conscience,  résident  dans  le  système 
nerveux,  que  tous  ces  phénomènes  sont  une  fonction  de 
son  mécanisme,  en  vertu  de  sa  structure  et  de  la  substitu- 
tion moléculaire  qui  s'accomplit  en  lui  par  la  circulation 
du  sang;  tous  ceux  qui  étudient  la  science  sans  préjugés, 
qu'ils  soient  historiens,  psychologues,  physiologues,  patho- 
logues,  zoologues  ou  anatomistes,  quelle  que  soit  l'étude 
à  laquelle  ils  s'appliquent,  tous  ceux  en  un  mot  qui  s'oc- 
cupent de  la  recherche  de  phénomènes  quelconques  en 
relation  avec  les  êtres  intelligents,  sont  d'accord  pour  four- 
nir chaque  jour  des  preuves  nouvelles  en  faveur  de  cette 
opinion.  Et  ceux,  au  contraire,  qui  affirment  que  l'âme 
est  une  entité  simple  et  distincte  du  corps,  et  qu'elle  fonc- 
tionne par  sa  vertu  propre,  n'ont  jamais  pu  nous  fixer  ni 
sur  sa  nature  ni  sur  son  siège. 

Plus  en  conformité  que  certains  autres  idéalistes  avec 
le  bon  sens,  Platon ,  voyant  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  2!S7 

fonction  intellectuelle  sans  cerveau,   fixa  cependant  son 
siège  dans  cet  organe.  Aristote  indiqua  le  cœur,  en  vertu 
des  souffrances  qu'il  endure  clans  quelques  affections.  He- 
raclite, Gritias  et  la  plupart  des  Juifs  affirmèrent  que 
l'âme  réside  dans  la  masse  du  sang,  puisque  c'est  sous 
l'impulsion  de  cet  agent  que  l'homme  agit  ou  pense  avec 
plus  ou  moins  de  violence,  avec  plus  ou  moins  de  rapidité. 
Epicure,  considérant  que  la  respiration  communique  l'ani- 
mation et  la  vie,  pensa  que  l'âme  se  cachait  dans  la  poi- 
trine. Ficinius  vint,  qui  affirma  de  nouveau  que  c'était 
dans  le  cœur,   et  Descartes  dans  la  glande  pinéale  (!), 
Sœmmering  clans  les  ventricules  du  cerveau,   Kant  dans 
l'eau  contenue  dans  les  cavités   cérébrales.  Ennemoser 
dit  que,  puisque  tout  le  corps  possède  l'animation,  l'âme 
doit  être  clans  tout  le  corps.  Plus  près  de  la  vérité,  mais 
considérant  encore  l'âme  comme  une  entité  métaphy- 
sique, Fischer  croit  qu'elle  a  pour  siège  tout  le  système 
nerveux. 

De  plus,  il  n'a  pas  manqué  d'auteurs  pour  prétendre 
que  l'âme  peut  changer  de  place  et  se  porter  accidentelle- 
ment dans  le  complexus  solaire,  ce  croisement  du  grand 
sympathique  situé  au  bas  ventre,  auquel  la  gent  supersti- 
tieuse a  attribué  la  faculté  de  lire  l'écriture  que  l'on  place 
sur  l'abdomen.  Mais  le  résultat  de  toutes  ces  spéculations 
est  que  les  partisans  du  dualisme  substantiel  n'ont  pu  se 
mettre  d'accord  sur  le  siège  de  l'âme,  sur  sa  fixité  ou  sur 
sa  mobilité  à  travers  le  corps,  pendant  que  les  naturalistes, 
au  contraire,  jugent  tous  que  l'âme  est  une  fonction  dont 
le  foyer  est  le  cerveau,  et  dont  les  moyens  d'acquérir  et 
d'émettre  sont  les  nerfs.  Et  que  l'on  ne  vienne  pas  ob- 
jecter qu'il  est  des  matérialistes  au  siècle  dernier,  tels 
que  Diderot,  par  exemple,  qui  ont  prétendu  que  la  matière 
peut  sentir  par  elle-même,  ou  qui,  comme  Voltaire  et 
Locke,  ont  dit  qu'elle  pouvait  penser,  ou  encore  comme 
Schopenhauer,  qui,  de  nos  jours,  a  défendu  ces  théories; 
car  nous  répondrons  que  les  sciences  naturelles,  et  surtout 

17 


2o8  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

la  physiologie  et  l'anatomie  microscopique  cérébrale  com- 
parée, n'existaient  pas  à  cette  époque,  et  que,  de  plus,  les 
naturalistes  modernes  ne  se  font  pas  solidaires  de  ces  affir- 
mations ;  ils  les  réfutent,  au  contraire,  en  établissant 
que  le  sentiment  et  la  pensée  dépendent  de  la  complica- 
tion et  de  la  structure  du  mécanisme  cérébral,  et  indi- 
rectement de  la  délicatesse  des  organes  récepteurs  des 
impressions,  et  qu'en  aucune  manière  ce  n'est  la  propriété 
de  la  simple  matière  qui  les  forme,  bien  que  la  matière 
influe  plus  ou  moins,  étant  donnée  la  structure  du  méca- 
nisme. Autant  vaudrait  affirmer  que,  dans  le  télescope  et 
clans  le  microscope,  nous  voyons  les  objets  agrandis  en 
vertu  des  propriétés  du  cuivre  et  du  verre,  et  non  en  vertu 
de  la  construction  de  ces  instruments  et  des  formes  adé- 
quates à  l'objet.  Que  l'on  prenne  un  cristal  plat  et  une 
feuille  de  cuivre,  et  que  l'on  s'assure  que  l'aspect  des  objets 
n'offrira  pas  de  plus  grandes  dimensions  que  celles  qu'il 
offre  communément,  bien  que  les  mêmes  matériaux  pro- 
duisent d'autres  effets  avec  une  organisation  convenable. 
Tandis  que  la  métaphysique  n'a  pu  nous  fournir  de 
théorie  satisfaisante  sur  les  phénomènes  mentaux,  la 
psychologie  positive,  basée  sur  la  physiologie  (science 
inférieure  dans  la  méthode  positive),  va  chaque  jour  nous 
fournissant  en  plus  grand  nombre  des  explications  sur  les 
faits  psychiques.  Elle  nous  enseigne  que,  grâce  au  grand 
nombre  de  fibres  blanches  qui  unissent  les  diverses 
portions  d'un  même  lobe ,  celles  d'un  lobe  à  l'autre, 
et  celles  qui  rattachent  les  corps  striés  et  les  couches 
optiques  à  la  superficie  de  la  substance  grise,  le  cerveau 
est  un  organe  répétiteur  et  multiplicateur.  La  structure 
de  l'enveloppe  grise  du  cerveau  est  connue,  et  on  a  vu 
qu'elle  se  compose  d'une  masse  de  cellules  très-suscep- 
tibles de  mouvement,  qui  vibrent  sous  l'impulsion  des 
impressions  diverses  qu'elles  reçoivent.  En  se  mouvant 
dans  un  sens,  elles  acquièrent  la  faculté  de  répéter  le 
même  mouvement  (quelquefois  avec  une  intensité  moin- 


DU  CORPS  ET  DE  L'AME.  -259 

dre  pourtant),  lorsqu'elles  y  sont  provoquées  par  une 
cause  analogue  à  la  cause  initiale.  Ainsi  se  trouve  expliqué 
le  phénomène  de  la  mémoire.  Ces  cellules  possèdent  en 
môme  temps  la  faculté  de  se  mouvoir  plus  facilement  dans 
un  sens  que  dans  un  autre,  ce  qui  explique  les  aptitudes 
héritées  ou  acquises.  Déplus,  elles  ont  la  faculté  de  vibrer 
comme  ont  vibré  les  cellules  analogues  d'un  être  prédé- 
cesseur de  l'individu,  ce  qui  explique  les  instincts.  De  sorte 
qu'à  l'aide  de  la  psychologie  positive,  nous  ne  fournis- 
sons que  des  explications  fondées  sur  les  résultats  de  la 
science  qui  leur  sert  de  base.  On  n'explique  pas  le  phéno- 
mène sur  lequel  on  ne  possède  aucune  donnée  certaine, 
mais  on  ne  le  déclare  pas  inexplicable  à  priori,  et  l'on  ne 
recourt  pas  à  des  entités  improbables  pour  donner  une 
explication  qui,  du  reste,  ne  satisfait  jamais  l'esprit. 

Pourquoi  admettre  une  cause  de  nos  fonctions  ani- 
miques  autre  que  la  substance  nerveuse?  Tant  qu'on  ne 
démontre  pas  que  le  penser,  le  sentir,  le  vouloir,  ne 
peuvent  dépendre  de  l'organisation,  il  n'est  ni  logique  ni 
rationnel  de  hasarder  l'hypothèse  d'une  entité  distincte 
qu'aucun  fait ,  qu'aucune  observation  scientifique  n'at- 
testent, et  que  beaucoup  contredisent. 

Tous  les  arguments  qu'on  a  invoqués  en  faveur  d'une 
entité  spirituelle  ont  été  forgés  à  des  époques  où  l'obser- 
vation comptait  peu,  et  où  les  connaissances  étaient 
faibles  ;  ils  partent  tous  de  l'hypothèse  gratuite  qu'il  existe 
une  matière  inerte,  laquelle  forme  notre  corps,  et  que  la 
pensée  doit  provenir  de  quelque  chose  qui  ne  soit  pas  elle. 
Aujourd'hui  que  l'on  connaît  la  puissance  de  l'organisa- 
tion, c'est-à-dire  de  la  multiplicité  des  rapports,  on  peut 
retourner  contre  l'adversaire  tous  les  arguments  qu'il  a  si 
laborieusement  accumulés. 


III 

DE  L'IMMORTALITÉ 


La  négation  de  l'immortalité  de  l'âme,  en  tant  que 
celle-ci  est  considérée  comme  entité  individuelle  distincte 
du  corps  et  séparable  de  lui  dès  qu'il  meurt,  résulte  de 
l'affirmation  même  de  l'unité  de  l'être  humain  ,  l'âme 
n'étant  plus  qu'une  fonction.  Cette  affirmation,  pour 
cela,  touche-t-elle  en  rien  à  l'immortalité  de  l'homme? 
Aucunement. 

L'immortalité  de  l'âme,  entité  simple,  affirmée  par  des 
religions  différentes,  et  celle  du  corps  promise  par  les 
chrétiens  dans  une  région  nouvelle  et  pour  les  temps  qui 
suivront  le  jugement  dernier,  n'indiquent,  en  quelque 
sorte,  qu'un  égoïsme  suprême,  lequel  s'est  manifesté,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu  dans  la  partie  historique,  aux  épo- 
ques pendant  lesquelles  l'homme  menait  sur  la  terre  une 
vie  misérable  et  sans  espoir.  C'est  même  l'instinct  de  la  vie 
qui  a  fait  accepter  ces  idées.  Sous  toutes  les  tyrannies,  sous 
toutes  les  dictatures,  aux  époques  de  misères  et  de  dé- 
sastres, l'homme  a  voulu  vivre  et  jouir  en  d'autres  temps 
et  d'autres  espaces,  ce  que  lui  refusait  sa  condition  d'ici- 
bas.  Dès  que  la  terre  est  considérée  comme  une  vallée  de 
larmes,  comme  la  demeure  des  exilés,  il  est  logique  que 
l'on  désire  aller  vivre  en  d'autres  régions. 

Après  la  prépondérance  des  Brahmanes,  les  Hindous, 
opprimés  par  la  dure  loi  de  la  caste,  adoptèrent  le  dogme 
de  la  transmigration.  A  l'époque  de  la  puissance  théocra- 
tique,  l'Egyptien  crut  au  tribunal  des  âmes  présidé  par 
Osiris-Khent-Ament,  et  il  ne  désira  rien  tant  que  de  se 


DE  L'IMMORTALITÉ.  2G1 

confondre  avec  la  troupe  des  divinités,  afin  de  pouvoir 
contempler  Dieu  face  à  face  et  s'abîmer  en  lui.  Pendant 
les  premières  dynasties  il  crut  seulement  au  retour  à  la 
vie.  Ce  fut  pendant  la  captivité  de  Babylone,  sous  l'op- 
pression tyrannique  des  monarques  absolus,  que  les  Hé- 
breux conçurent  leur  théorie  d'un  règne  messianique  et 
de  la  résurrection  du  corps  dans  un  monde  renouvelé. 
Platon  imagina  l'immortalité  de  l'âme,  au  commencement 
de  la  décadence  de  sa  patrie  livrée  à  l'influence  des 
cultes  asiatiques.  Les  néo-platoniciens,  au  contact  de  tous 
les  dogmes  de  l'Orient  en  décomposition,  développèrent  les 
mêmes  idées  au  temps  de  l'Empire.  Les  chrétiens,  cour- 
bés sous  le  même  despotisme,  prêchèrent  à  la  plèbe  et  aux 
esclaves  la  résurrection  de  la  chair,  et  ceux-ci  l'acceptè- 
rent, désespérant  du  droit  et  de  la  liberté.  Cette  théorie 
domina  chez  les  Barbares.  Le  moyen  âge,  en  proie  à  la  fa- 
mine, à  la  peste,  a  l'ignorance,  à  la  féodalité,  ta  la  tyran- 
nie ecclésiastique,  aux  misères  de  toute  nature,  porta 
constamment  ses  regards  vers  une  vie  d'outre-tombe  ; 
mais  quand,  à  l'époque  de  la  renaissance,  l'esprit  humain 
sortit  de  sa  léthargie ,  cette  croyance  ne  se  soutint  qu'à 
l'aide  du  fer  et  du  feu,  comme  en  témoigne  la  douloureuse 
histoire  de  l'Espagne  sous  la  dynastie  autrichienne. 

Cette  tendance  ne  se  manifesta  donc  jamais  que  dans 
les  périodes  d'oppression  ;  toujours  elle  fut  le  signe  d'une 
irrécusable  décadence. 

L'homme  qui  vit  bien,  qui  peut  accomplir  son  évolution 
sans  se  heurtera  de  trop  grands  obstacles  ou  qui  possède 
les  moyens  de  les  vaincre,  celui  qui  croit  à  la  possibilité 
du  progrès  et  de  la  justice  au  sein  même  de  l'humanité, 
celui  enfin  qui  est  émancipé  ou  qui  ne  désespère  pas  de 
pouvoir  s'émanciper  un  jour,  n'a  nul  besoin  d'imaginer  en 
dehors  de  cette  humanité  un  espace  où  il  ira  vivre  après 
avoir  terminé  sa  carrière  ici-bas.  Chaque  fois  qu'un  peu- 
ple est  libre  et  fort,  chaque  fois  qu'il  se  dispose  à  la  lutte 
et  qu'il  espère  en  sortir  victorieux,  il  rejette  l'immortalité 


202  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

que  nous  offrent  les  religions  en  échange  de  notre  sou- 
mission aux  pouvoirs  de  la  terre. 

Ainsi,  dans  les  temps  modernes,  époque  de  lutte  pour 
la  liberté  et  pour  l'émancipation,  nous  voyons  apparaître 
l'idée  de  l'immortalité  de  l'homme  parmi  ses  semblables 
et  la  négation  de  toute  immortalité  extra-terrestre. 

Aujourd'hui,  en  effet,  la  lutte  pour  l'émancipation  est 
possible,  puisque  l'homme  vit  mieux  et  plus  longtemps 
qu'à  d'autres  époques.  Mais  comme  cette  affirmation  peut 
n'être  pas  évidente  pour  tout  le  monde,  nous  essayerons 
de  la  démontrer  en  présentant  quelques  considérations 
sur  la  quantité  et  la  qualité  de  la  vie. 

La  vie  n'est  pas  égale  pour  nous  tous  en  admettant 
même  une  égale  durée  de  l'existence,  car  elle  ne  peut  se 
mesurer  par  la  durée  de  l'individu.  Si  l'on  dit  qu'un 
homme  a  vécu  plusieurs  années,  cela  suppose  évidem- 
ment qu'il  a  eu  tout  ce  temps-là  pour  vivre,  mais  non  pas 
qu'il  ait  vécu,  au  sens  propre  du  mot,  pendant  ce  laps 
de  temps.  Supposons,  en  effet,  un  homme  qui  reçoit,  par 
exemple,  vingt  impressions  diverses  en  un  jour.  Au  bout 
de  sa  journée  il  n'aura  vécu  que  la  moitié  de  celui  qui  en 
aura  reçu  quarante  dans  le  même  laps  de  temps,  et  le 
double,  au  contraire,  de  celui  qui  n'en  aura  reçu  que  dix. 
Celui  qui  reçoit  soixante  impressions,  dont  plusieurs  sont 
égales  ou  semblables,  n'aura  pas  vécu  autant  que  celui 
qui  a  reçu  soixante  impressions  distinctes  les  unes  des 
autres.  Celui-ci  aura  plus  d'avis  à  émettre,  il  pourra  avoir 
plus  de  jugement  que  l'autre.  Et,  ce  que  nous  disons  des 
impressions, nous  pourrions  le  dire  également  des  actions 
internes  et  externes,  c'est-à-dire  des  pensées  et  des  œu- 
vres. Ainsi,  un  vieillard  qui  aura  atteint  quatre-vingts  ans, 
plongé  dans  l'ignorance,  n'aura  pas  vécu  autant  ,  que  le 
jeune  homme  de  vingt-cinq  ans  dont  l'esprit  est  éclairé, 
car  le  jeune  homme  aura  plus  vécu  en  une  année  que  le 
vieillard  pendant  toute  sa  longue  existence.  Celui  qui  n'a 
pas  parcouru  l'espace  et  le  temps  au  moyen  de  la  science, 


DE  L'IMMORTALITE.  263 

celui  qui  est  resté  attaché  à  un  endroit,  se  bornant  à  y 
exécuter  toujours  les  mômes  exercices,  n'a  pas  vécu  au- 
tant que  celui  qui  a  fouillé  le  passé,  que  celui  qui  a  voyagé 
ou  accompli  des  actes  divers.  Nous  vivons  tous  sur  la 
terre,  plusieurs  d'entre  nous  appartiennent  à  la  même 
société,  possèdent  les  mômes  conditions  extérieures,  sont 
frappés  par  les  mêmes  événements,  et,  néanmoins,  les 
mêmes  objets  ne  nous  impressionnent  pas  tous  également, 
ils  ne  nous  affectent  ni  au  même  degré,  ni  de  la  même 
façon,  et  ces  impressions  ne  produisent  les  mêmes  con- 
séquences ni  comme  nombre  ni  comme  intensité.  C'est  de 
ces  effets,  selon  qu'ils  nous  impressionnent,  selon  les 
conditions  qui  nous  régissent  et  les  facultés  que  nous 
possédons,  que  dépendent  la  vie,  nos  sentiments,  nos 
pensées  et  nos  actes.  Le  temps  de  notre  existence  n'est 
donc  nullement  la  mesure  de  notre  vie  ;  car  on  ne  peut  pas 
mesurer  la  vie  par  les  révolutions  de  la  terre  autour  du 
soleil,  mais  uniquement  par  notre  mouvement  propre. 

La  vie  est  un  mouvement,  et  nous  vivons  en  raison  di- 
recte de  notre  mouvement  interne  et  externe.  Qui  s'arrête 
meurt,  et  l'on  tue  qui  l'on  arrête.  Ainsi  le  droit  à  la  vie 
implique  le  droit  à  la  liberté  ;  car  notre  vie  ne  dépend  que 
de  la  liberté,  de  la  puissance  et  de  la  direction  réfléchie  de 
notre  mouvement  en  face  de  la  Nature,  attendu  que  nous  ne 
vivons  qu'en  vertu  de  la  lutte  que  nous  soutenons  contre 
elle,  lutte  sans  trêve  et  sans  repos.  Si  la  fatigue  nous  sur- 
prend, si  noua  suspendons  le  combat  un  seul  instant,  à 
l'instant  aussi  nous  succombons  et  sommes  anéantis. 
L'homme,  la  production  la  plus  parfaite  de  la  nature,  sou- 
tient un  duel  avec  elle,  duel  à  mort,  car  il  ne  vit  qu'à  con- 
dition de  dominer  son  adversaire.  «  Quelques  êtres  purs, 
disaient  les  Perses,  viennent  seulement  à  son  aide.  »  Ce 
sont  les  animaux  domestiques.  Ce  peuple  posa  le  premier 
la  loi  de  la  lutte  pour  l'existence. 

Il  en  résulte  que  dépouiller  un  individu  de  la  liberté,  le 
priver,  par  conséquent,  des  conditions  de  la  lutte,  l'enfer- 


204  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

mer,  le  soustraire  à  toute  communication  avec  le  dehors, 
c'est  lui  oter  la  vie,  c'est  le  tuer. 

Il  en  résulte  encore  que  rien  n'est  aussi  rationnel  que  de 
lutter  jusqu'à  la  mort  pour  la  liberté,  car  vivre  dans  la 
servitude  c'est  végéter  dans  la  mort.  L'esclave,  le  serf,  le 
sujet  ou  le  prolétaire  qui  conquiert  son  émancipation, 
c'est  le  mort  qui  revient  à  la  vie,  c'est  le  néant  qui  lutte 
pour  devenir  quelque  chose,  pour  arriver  à  être.  Et  cette 
lutte  s'offre  toujours  avec  des  avantages  pour  l'homme, 
car  s'il  succombe  ou  s'il  meurt,  il  reste  ce  qu'il  était,  et, 
s'il  triomphe,  il  obtient  la  récompense  qu'il  a  recherchée. 

Qui  donc  oserait  nier  aujourd'hui  que  l'homme  combat 
dans  de  meilleures  conditions  qu'aux  siècles  passés  ;  qu'il 
dispose  de  plus  de  moyens  pour  se  mettre  en  rapport  avec 
ses  semblables,  avec  la  terre  entière,  avec  l'espace  et  avec 
les  temps  écoulés?  Qui  donc  affirmera  qu'aujourd'hui 
notre  vie  n'est  pas  plus  étendue  et  plus  active  qu'elle  n'é- 
tait en  d'autres  temps  pour  nos  pères? 

Si  nous  disposons  aujourd'hui  d'une  telle  somme  de 
vie,  c'est  parce  qu'en  elle  se  meut  celle  de  nos  ancêtres, 
c'est  parce  qu'en  nous  se  résument  toutes  les  existences 
antérieures,  c'est  parce  que  l'homme,  à  un  instant  donné 
de  l'histoire,  est  la  somme,  l'ensemble  vivant  des  êtres 
qui  l'ont  précédé.  On  se  convainc  par  la  série  des  événe- 
ments historiques  que  l'ensemble  de  l'évolution  humaine 
donne  pour  résultat  le  progrès,  bien  que,  dans  le  détail, 
on  puisse  relever  des  rétrogradations  et  des  hésitations 
partielles.  Si,  à  une  époque,  il  en  succède  une  autre  qui 
semble  inférieure,  c'est  qu'une  époque  supérieure  va  sur- 
gir ;  l'histoire  fait  aussi  des  pas  en  arrière  comme  pour 
prendre  son  élan  ;  dans  cette  phase  dont  l'éclat  semble 
au-dessous  de  celui  de  la  phase  précédente,  rien  ne  s'est 
perdu  de  ce  qui  lui  a  été  légué  ;  l'héritage  est  resté  latent 
pour  renaître  et  se  manifester  bientôt.  Partant  de  ce 
principe,  nous  pouvons  affirmer  que  chaque  jour  qui  s'é- 
coule nous  procure  une  existence  meilleure  et  plus  Ion- 


DE  L'IMMORTALITE.    .  26o 

gue,  de  même  que  notre  marche  a  gagné  à  chaque  pas 
dans  le  cours  des  temps.  Les  conditions  de  vie  s'acquiè- 
.rent  par  la  lutte  qu'il  nous  faut  soutenir  pour  vivre  ;  ceux 
qui  les  possèdent  prévalent  par  sélection,  et  l'hérédité 
les  perpétue. 

C'est  en  vertu  de  ces  lois  communes  à  tous  les  orga- 
nismes que  toutes  les  races  humaines  convergent  pour 
se  communiquer  mutuellement  une  plus  grande  somme 
de  vie  intellectuelle,  matérielle  et  morale. 

L'Arya  primitif  vivait  peu  et  mal  ;  toutefois  il  vivait 
mieux  que  l'homme  qui  l'a  précédé,  pauvre  chasseur, 
humble  pécheur  ou  laboureur,  et  presque  sans  civilisa- 
tion, car  aux  efforts  de  celui-ci  il  ajouta  les  siens  propres. 
Les  Sémites  delaChaldée  et  de  l'Asie  Mineure  et  les  Egyp- 
tiens vécurent  à  leur  tour  plus  que  l'Arya,  car  les  uns 
avaient  élargi  les  frontières  du  commerce  ,  réglementé 
l'échange,  découvert  un  système  de  numération  et  un 
alphabet,  étudié  les  révolutions  des  astres,  et  les  autres 
possédèrent  la  géométrie  et  la  chimie  sacrée.  Le  Grec  vécut 
plus  et  mieux  que  l'Arya  son  ancêtre,  que  le  Perse  ou  l'Hin  • 
clou,  que  l'Assyrien,  le  Ghaldéen,  le  Syrien,  le  Phénicien 
ou  l'Hébreu,  et  que  l'Egyptien  ;  avec  lui,  le  vaincu  n'était 
plus  immolé  à  la  férocité  du  triomphateur,  et  l'esclavage  se 
présenta  comme  une  forme  plus  douce  de  la  tyrannie  que 
la  loi  des  races.  Rome  atteignit  une  somme  de  vie  plus 
grande  que  la  Grèce  ;  elle  s'annexa  tout  le  monde  connu 
et  proclama  l'égalité  des  peuples  en  leur  conférant  le  droit 
de  cité,  c'est-à-dire  la  vie  civile;  elle  rendit  la  liberté  de 
l'esclave  possible  et  facilita  à  tous  l'ascension  aux  postes 
élevés  de  l'Empire.  Vinrent  ensuite  les  Barbares  avec  l'élé- 
ment germanique  ;  alors  la  civilisation  s'abîme  dans  un  pro- 
fond effondrement  ;  mais  ce  n'est  là  qu'une  parenthèse, 
qu'une  halte  sur  la  route.  La  civilisation,  en  effet,  dispa- 
rut-elle pour  cela?  Non;  elle  se  tritura,  elle  se  réduisit 
en  poudre,  mais  en  acquérant  de  l'homogénéité  ;  et  c'est 
de  l'homogénéité  de  la  barbarie  que  jaillit  l'homogénéité 


266  PARTIE   PHILOSOPHIQUE. 

de  la  civilisation  moderne,  cette  civilisation  à  tendances 
égalitaires,  dans  laquelle  la  liberté  des  uns  ne  se  fonde 
pas  sur  la  servitude  des  autres,  et  dans  laquelle  la  lumière 
de  la  science  n'a  pas,  comme  celle  du  dogme,  besoin  de 
l'obscurité  ambiante  pour  briller  à  la  façon  des  lampyres. 
La  renaissance  démontra  en  effet  que  les  Barbares  n'a- 
vaient pas  passé  en  vain.  L'antiquité  ressuscita  perfection- 
née :  Copernic  et  Galilée  surpassèrent  Archimède;  la  Grèce 
n'avait  pas  eu  Christophe  Colomb,  ni  Rome  l'imprimerie. 

De  sorte  onb  par  acquisition  individuelle,  par  adapta- 
tion successive  et  par  hérédité  accumulée  l'homme  va  ga- 
gnant en  vie  et  se  perpétuant  en  dépit  de  la  mort. 

Ainsi  l'homme  d'aujourd'hui  est  ce  que  les  séries  con- 
vergentes de  ses  ascendants  ont  été  successivement  dans 
l'Histoire  (1).  Il  est  Arya,  Perse,  Accadien,  Chaldéen,  Sy- 
rien, Phénicien,  Egyptien,  Grec,  Romain,  Hébreu,  Celte, 
Germain,  Chrétien  et  Philosophe  à  la  fois.  Son  âme  est 
le  produit  d'une  stratification  ;  toutes  les  civilisations 
sont  présentes  en  elle.  Ainsi,  si  nous  analysons  attenti- 
vement notre  intelligence,  idée  par  idée,  concept  par 
concept,  prédisposition  par  prédisposition,  faculté  par  fa- 
culté, tendance  par  tendance,  si  nous  séparons  soigneu- 
sement les  vérités  dont  l'accumulation  compose  notre 
science,  tous  les  procédés  de  nos  arts,  les  lois  de  nos  cal- 
culs et  la  manière  d'être  de  tout  ce  que  nous  pensons,  de 
tout  ce  que  nous  sentons,  de  tout  ce  que  nous  faisons, 

(1)  11  y  a  plus;  dans  l'homme  se  trouvent  réunies,  à  demi  effacées 
maintenant  par  le  grand  nombre  des  générations  superposées,  les 
âmes  confuses,  imparfaites,  rudimentaires  de  tous  les  êtres  qui  lui 
sont  antérieurs  dans  la  série  zoologique.  Les  instincts  animaux  sont  un 
legs  que  l'homme  a  reçu  d'organismes  antérieurs  qu'il  porte  latents  en 
lui  et  qui  se  manifestent  parfois.  L'éducation  seule  a  pu  les  dompter 
et  le  but  principal  de  la  civilisation  est  d'expulser  cet  héritage  de  notre 
organisation.  C'est  à  ce  phénomène  que  de  Maistre  faisait  inconsciem- 
ment allusion  lorsqu'il  disait  que,  dans  l'homme,  il  y  a  toujours  la 
bète.  Nous  pensons  pouvoir  nous  y  appesantir  quelque  jour  et  en  faire 
la  démonstration  dans  une  étude  de  psychologie  comparée,  sur  la  mé- 
canique de  l'intelligence. 


DE  L'IMMORTALITÉ.  267 

nous  y  découvrirons  fondues,  combinées  ou  simplement 
superposées,  les  âmes  de  chacun  de  ces  types  humains 
dont  l'ensemble  compose  la  nôtre  (1).  Lorsque  nous  com- 
parons l'action  si  restreinte  que  nos  ascendants  avaient  sur 
la  surface  de  la  Terre  à  celle  bien  plus  étendue  que  nous 
exerçons  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  nous  nous  sentons 
pénétrés  d'une  immense  gratitude  envers  ceux  dont  les 
efforts  nous  ont  fourni  les  moyens  de  vivre  plus  et  mieux, 
les  procédés  et  les  machines  qui  nous  font  obtenir  plus  de 
temps   et  plus    d'espace.  Oui,  nous   qui  vivons    dans  la 
deuxième  moitié  du  dix-neuvième  siècle,  en  voyant  ce  que 
nous  devons  à  ces  hommes  sans  lesquels  nous  ne  serions 
pas  ce  que  nous  sommes,  sans  lesquels  nous  ne  vaudrions 
pas  ce  que  nous  valons,  nous  devons  nous  sentir  transpor- 
tés de  reconnaissance  envers  ces  inventeurs  qui  ont  défri- 
ché pour  nous  le  chemin  de  la  vie.  C'est  du  plus  profond 
de  notre  cœur  que  nous  devons  remercier  celui  qui,  avec 
un  silex  grossier,  construisit  le  premier  instrument  con- 
tondant ;  celui  qui  le  premier  trouva  le  moyen  de  faire  du 
feu  ;  celui  qui  parvint  à  fondre  le  premier  métal  ;   celui 
qui  produisit  une  mélodie  sur  un  roseau  percé  de  trous  ; 
celui  qui  entrelaça  les  fibres  textiles  des  végétaux  ;  celui 
qui  carda  la  laine   du  mouton  ;  celui  qui   étendit    et  fit 
sécher   la  peau   d'un  quadrupède   pour   s'en   couvrir  le 
corps  ;  celui  qui  abattit  un  arbre,  le  creusa  et  construisit 
ainsi  le  premier  canot  ;  celui  qui  eut  l'idée  d'y  ajouter  un 
mât  avec  une  toile  pour  que  le  vent  le  pousse  ;  celui  qui 
eut  la  pensée  d'appliquer  la  triangulation  au  calcul  de  la 
surface  d'un  territoire  dont  une  inondation  barre  les  ap- 

(1)  Ceci  explique  ce  que  les  gnostiques  voulurent  entendre  par  diffé- 
rentes âmes  dans  notre  corps.  11  est  des  individus  chez  lesquels  sont 
réunis  et  agissent  les  modes  de  fonctionner  animiques  de  plusieurs  de 
leurs  aïeux  de  caractères  opposés  et  contradictoires,  d'où  résulte  une 
lutte  intérieure  etune  divergence  de  caractère  jusqu'alors  inexplicable. 
11  en  est  d'autres  qui,  avec  l'âge,  changent  de  caractère,  ce  qu'explique 
révolution,  caries  atavismes  peuvent  changer  selon  la  période  de  l'or- 
ganisation de  l'individu. 


2G8  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

proches  ;  celui  qui  traça  le  premier  une  ligne  idéale  entre 
deux  astres  pour  s'assurer  de  la  direction  de  leur  marche 
dans  l'espace  ;  celui  qui  inventa  le  chariot  pour  transpor- 
ter les  fardeaux  avec  plus  de  facilité  et  moins  de  fatigue  ; 
celui  qui,  à  l'aide  d'un  charbon,  dessina  sur  le  mur  la  sil- 
houette d'un  être  chéri,  afin  de  pouvoir  y  retenir  son 
image  ;  celui  qui  conçut  l'alphabet  et  qui  représenta  cha- 
que son  simple  par  un  signe  déterminé  ;  celui  qui  ima- 
gina les  nombres  afin  de  pouvoir  fixer  les  relations  des 
choses  ;  celui  qui  trouva  la  manière  de  faire  le  verre  ;  l'in- 
venteur de  la  cornue  ;  le  constructeur  de  l'alambic  et  celui 
du  creuset  ;  l'inventeur  du  timon  qui  guide  le  navire,  de  la 
boussole  qui  guide  le  pilote,  de  la  carte  géographique  qui 
fixe  l'architecture  de  la  terre,  de  la  montre  qui  mesure 
le  temps,  de  l'imprimerie  qui  a  accompli  au  sein  de  l'hu- 
manité la  communion  sainte  de  la  pensée  ;  celui  qui, 
broyant  un  jour  du  salpêtre  et  du  soufre,  paya  sa  curio- 
sité de  la  vie,  l'inventeur  de  cette  terrible  poussière  qui 
emporta  la  féodalité  ;  celui  qui  construisit  le  télescope 
pour  se  rapprocher  des  astres  ;  celui  qui  découvrit  la  loi 
de  la  force  de  la  vapeur;  tous  ceux  qui  ensuite  l'ont  ap- 
pliquée à  la  locomotion  et  à  l'industrie  ;  ceux  qui  firent 
connaître  l'électricité  et  ceux  qui  l'appliquèrent  à  la  trans- 
mission de  la  parole  ;  celui  qui  reproduisit  la  nature  à  l'aide 
de  la  lumière  sur  une  plaque  sensibilisée  ;  celui  qui  fit 
servir  à  l'éclairage  le  gaz  de  la  houille  ;  l'inventeur  du  mi- 
croscope ;  tous  ceux  qui,  dans  les  temps  anciens  et  mo- 
dernes, ont  prêché  contre  les  lois  iniques  de  la  race,  de 
la  caste,  de  l'esclavage,  de  la  servitude  ;  ceux  qui  ont 
inventé  le  syllogisme,  l'induction,  l'antinomie  et  la  série  ; 
tous  ceux  enfin  qui  ont  produit  quelque  chose  de  nouveau 
ou  qui  ont  perfectionné  les  inventions  précédentes  ;  tous 
ceux  qui  ont  transmis  un  moyen  d'observation,  d'investi- 
gation ou  de  découverte,  une  méthode  pour  penser  ou  un 
instrument  pour  travailler  ;  tous  ceux  qui  ont  peint,  qui 
ont  écrit  ou  qui  ont  édifié  ;  tous  ceux  qui,  par  l'expérimen- 


DE  L'IMMORTALITÉ.  269 

tation  et  le  calcul,  ont  contribué  à  former  les  mathéma- 
tiques, la  mécanique,  la  physique,  la  chimie,  la  zoologie, 
la  botanique,  la  géologie,  la  paléontologie,  la  cosmogra- 
phie, l'anthropologie,  l'histoire,  la  philosophie  et  toutes 
les  autres  branches  du  savoir  humain.  Oui,  tous  ceux-là, 
du  plus  profond  de  notre  conscience  et  de  notre  cœur 
nous  les  bénissons  parce  que  c'est  grâce  à  eux  et  à  leurs 
efforts  que  nous  pouvons  vivre  en  tous  les  lieux  et  en 
tous  les  temps  ;  c'est  grâce  à  leurs  découvertes  et  à  leurs 
inventions  qu'il  nous  est  permis  de  nous  transporter  dans 
les  espaces  et  d'observer  les  millions  de  soleils  et  de  sys- 
tèmes en  évolution  perpétuelle  ;  c'est  grâce  à  eux  que 
nous  pouvons  pénétrer  la  matière  dans  ce  qu'elle  a  de 
plus  intime  et  surprendre  clans  les  procédés  de  son  orga- 
nisation continuelle  le  secret  de  l'être  et  la  mécanique  de 
ses  combinaisons  ;  c'est  grâce  à  eux  que  nous  pouvons  as- 
sister pour  ainsi  dire  à  la  formation  de  l'univers,  à  la  soli- 
dification de  la  terre,  à  la  condensation  de  son  atmosphère, 
à  l'apparition  des  organismes  à  sa  surface,  à  la  transfor- 
mation et  au  progrès  des  espèces ,  à  l'avènement  de 
l'homme,  à  l'évolution  des  sociétés  humaines,  aux  pré- 
ludes de  notre  époque,  et  comprendre  ce  que  pourra  de- 
venir l'humanité  dans  des  temps  lointains.  Oui,  honneur 
à  eux  si  nos  idées  parviennent  à  être  entendues,  lues, 
examinées  et  réfutées  par  une  infinité  d'êtres  éloignés 
de  nous  par  l'espace  et  par  le  temps,  par  ceux  qui  vivent 
au  loin  et  par  ceux  qui  sont  encore  à  venir.  C'est  par  le 
génie  de  ces  hommes  que  les  distances  se  sont  rappro- 
chées, les  barrières  abaissées,  les  digues  rompues,  les 
obstacles  évanouis,  c'est  par  eux  que  la  nature  s'est  in- 
clinée à  notre  profit.  Grâce  à  leurs  efforts,  nous  vivons 
dans  l'univers  et  nous  sommes,  pour  ainsi  dire,  pres- 
que infinis  ;  nous  les  résumons,  nous  représentons  la 
somme  de  leurs  travaux  réunis  et  un  instant  de  plus 
qu'eux  dans  la  série  des  temps.  Ces  nobles  ascendants  ne 
sont  pas  morts  ;  non,  ils  n'ont  pas  disparu  ;    nous   les 


270  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

voyons  autour  de  nous,  immanents  dans  tous  les  objets 
qui  nous  impressionnent,  nous  les  sentons  palpiter  en 
nous-mêmes;  ils  forment  partie  intégrante  de  notre  être 
comme  à  notre  tour  nous  formerons  partie  intégrante  des 
générations  qui  viendront  après  nous  peupler  la  surface 
de  la  terre. 

0  vous,  les  sceptiques  de  l'humanité  et  de  la  science, 
vous  qui  croyez  ce  qui  ne  peut  être  démontré  et  qui  ne 
croyez  pas  ce  qui  l'est,  vous  qui  affirmez  l'immortalité 
de  cette  âme,  substance  insubstantielle,  entité  par  soi, 
concept  incompréhensible,  et  qui  niez  toute  solidarité  hu- 
maine, croyez-vous  par  exemple  que  Guttemberg  soit 
mort  pour  la  terre?  Non,  Guttemberg  n'est  pas  mort.  Il 
vit.  Et  où  cela?  Dans  chaque  imprimerie  ;  là  palpite  son 
esprit  immanent.  Chaque  imprimeur  dans  ses  fonctions 
est  un  autre  Guttemberg,  puisqu'il  fait  ce  qu'il  faisait  ; 
l'impulsion  posthume  de  l'inventeur  est  là  toujours  pré- 
sente, encore  que  son  procédé  ait  été  perfectionné. 

Ce  qui  est  vrai  de  Guttemberg  l'est  également  de  Py- 
thagore,  d'Aristote,  de  Socrate,  d'Epicure,  de  Sénèque, 
de  Lucrèce,  d'Abélard,  d'Alphonse  le  Sage,  d'Averroës, 
d'Avicenne,  d'Arnold  de  Villeneuve,  de  Bacon,  de  Galilée, 
de  Michel  Servet,  de  Spinosa,  de  Hobbes,  de  Copernic, 
de  Shakspeare,  de  Cervantes,  de  Voltaire,  de  Papin,  de 
Newton,  de  Priestley,  de  Franklin,  de  Watt,  de  Fulton, 
d'Arago,  etc.,  etc. 

Si  quelque  jour,  ô  générations  futures  qui  palpitez  en- 
core à  peine  dans  les  pénombres  du  pressentiment,  lors- 
qu'une période  glaciaire  aura  recouvert  de  neige  l'Europe 
jusqu'à  Cadix,  vous  rencontrez,  en  pratiquant  des  explora- 
tions à  la  recherche  des  restes  des  sociétés  qui  vous  auront 
précédées,  nos  crânes  pétrifiés  par  l'infatigable  action  du 
temps,  songez  que  dans  leurs  cavités  il  a  germé  des  idées, 
il  s'est  conçu  des  inventions,  il  s'est  forgé  des  théories 
qui  ont  contribué  à  composer  la  somme  de  vie  et  de  bien- 
être  relatif  que  vous  avez  atteinte  et  dont  vous  jouissez  ! 


DE  L'IMMORTALITÉ.  2 


it 


Songez  aussi  que  nous  avons  avancé  d'un  pas  dans  la  voie 
du  progrès,  que  nous  avons  fait  pour  vous  ce  que  nos  an- 
cêtres avaient  fait  pour  nous,  que  nous  avons  couvert  le 
monde  d'un  réseau  de  rails  et  de  fils  métalliques  qui  ont 
mis  tous  les  habitants  de  la  terre  en  rapport;  que  nous 
avons  trouvé  le  moyen  de  transmettre  notre  voix  à  toutes 
les  distances,  et  de  la  fixer  pour  la  reproduire  a  volonté 
dans  tous  les  temps  ;  que  nous  avons  séparé  l'Asie  de 
l'Afrique,  afin  de  nous  ouvrir  un  chemin  plus  direct  vers 
l'Orient;  que  nous  avons  perfectionné  la  navigation;  que 
nous  avons  appliqué  et  étendu  la  mécanique  à  plusieurs 
fonctions  pénibles,  afin  d'émanciper  le  manœuvre  par  la 
machine;  que  nous  avons  amélioré  la  locomotion  et  le 
mode  de  transmettre  la  pensée;  que  nous  avons  fondé 
des  sciences;   que  nous  avons  posé  des  lois,  que  nous 
avons  donné  une  direction  nouvelle  à  la  philosophie,  que 
nous  avons  généralisé  Fart,  que  nous  avons  contribué  à 
l'organisation  de  l'industrie ,  que  nous  avons  combattu 
les   superstitions   dogmatiques   et  politiques,   que   nous 
avons  répandu  l'instruction,   que  nous  avons  lutté  pour 
la  liberté,  que  nous  avons  tendu  à  l'émancipation  du  pro- 
létariat, que  nous  avons  effacé  les  derniers  vestiges  de 
l'esclavage  en  Amérique,  et  qu'enfin  nous  avons  travaillé 
sans  cesse  pour  réaliser  l'idéal  toujours  grandissant  de 
la  justice. 

Et  -  maintenant  se  trouvera-t-il  encore  quelqu'un 
pour  demander  quelle  est  l'immortalité  réservée  à 
l'homme? 

A  sa  mort,  au  terme  de  son  existence  individuelle, 
l'homme  trouve  l'immortalité  ici-bas,  sur  la  terre,  au  sein 
même  de  l'humanité.  Et  c'est  l'humanité  qui  recueille 
toutes  les  actions  de  sa  vie,  de  même  que  la  nature  re- 
cueille tous  les  atomes  de  son  corps.  Rien  de  ce  que  pro- 
duit l'homme,  rien  dans  ses  pensées,  rien  dans  ses  idées, 
rien  non  plus  dans  ses  actes  n'est  perdu.  Ainsi  la  moin- 
dre des  vibrations  vient  se  résoudre  au  sein  de  la  nature. 


272  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

Quand  nous  mourons,  bien  que  notre  corps  se  décom- 
pose, nous  restons  dans  l'Humanité  en  raison  directe  de 
nos  œuvres  qui  se  propagent  dans  l'immense  série  de 
l'impulsion  humaine.  L'idée,  l'acte,  la  tendance  parvien- 
nent aux  générations  futures,  ainsi  que  les  fluctuations 
de  la  mer  viennent  se  répercuter  sur  le  rivage,  comme 
les  vibrations  sonores  d'un  concert  arrivent  à  frapper 
notre  oreille,  comme  les  ondulations  de  la  lumière  affec- 
tent notre  vue  pour  si  loin  que  nous  soyons  du  foyer. 
C'est  ainsi  que  s'établit  la  vie  de  l'individu  dans  l'im- 
mense vie  de  l'espèce.  «  Où  sont  les  morts?  »  demande 
Schopenhauer.  Et  il  répond  :  «  Ici,  parmi  nous.  Malgré. la 
mort,  en  dépit  de  la  putréfaction,  eux  et  nous  sommes 
unis.  »  Ainsi  s'harmonisent  ce  que  nous  pourrions  appe- 
ler la  perpétuité  de  la  matière  et  la  perpétuité  de  l'esprit, 
l'une  en  produisant  des  formes  chaque  jour  plus  parfaites, 
l'autre  en  fournissant  des  œuvres  chaque  jour  plus  consi- 
dérables. L'hérédité  des  capacités  engendre  des  êtres 
chaque  jour  plus  aptes  à  penser,  plus  susceptibles  d'un 
grand  niveau  intellectuel,  car  à  la  capacité  et  à  l'aptitude 
que  chacun  a  reçues,  il  ajoute  la  perfection  qu'il  acquiert 
lui-même  par  l'observation  et  le  calcul.  De  sorte  que,  par 
l'hérédité  conservatrice  et  le  progrès  individuel,  l'huma- 
nité s'achemine  graduellement  vers  la  perfection. 

L'immortalité  de  l'âme,  en  tant  que  substance  distincte 
du  corps,  n'a  été  que  la  pensée  résultant  de  l'intelligence 
primitive  d'hommes  accablés  par  l'infortune.  La  noble 
immortalité  de  l'action,  c'est-à-dire  la  perpétuation  de 
l'être  parmi  ses  descendants,  par  ses  idées  ou  par  ses 
actes,  voilà  la  seule  immortalité  véritablement  positive. 
Etre  immortel,  c'est  prolonger  son  existence  par-delà  la 
courte  durée  de  l'individu  ;  et  l'existence,  c'est-à-dire 
notre  manière  d'être,  ne  se  prolonge  qu'en  agissant,  de 
sorte  que  nos  successeurs  soient  nos  débiteurs,  qu'ils  se 
sentent  sous  la  puissance  de  nos  actes  et  sous  l'impression 
de  notre  influence  posthume. 


DE  L'IMMORTALITE.  273 

Celui  qui  a  vécu  en  communion  avec  ses  semblables, 
qui  s'est  mis  en  relation  avec  la  nature,  qui  a  compris  le 
grand  ordre  moral  et  qui  est  parvenu  à  la  conception  de 
la  justice,  celui  qui  laisse  après  lui  des  enfants,  des  œu- 
vres, ou  des  disciples,  celui  qui  a  travaillé  à  l'affranchis- 
sement des  esprits,  celui-là  ne  meurt  pas.  Son  immorta- 
lité, au  contraire,  est  telle  que  nulle  religion  n'est  capable 
de  lui  en  procurer  une  semblable.  Cette  théorie  trouve  sa 
confirmation  chez  la  plupart  des  grands  philosophes  qui 
ont  écrit  depuis  la  Renaissance. 

ce  L'essence  de  l'âme,  dit  Spinoza,  c'est  la  connais- 
sance ;  plus  donc  elle  connaît  de  choses  sous  le  rapport 
de  l'éternité,  et  plus  il  subsiste  d'elle-même...  L'àme  du 
sage  a  la  conscience  d'elle-même  et  des  choses,  et  jamais 
elle  ne  cesse  d'être.  » 

Schleiermacher  vient  après  Spinoza  et  dit  :  «  Au  milieu 
du  monde  fini  se  sentir  un  avec  l'infini  et  être  éternel  à 
chaque  instant,  voilà  l'immortalité...  Celui  quia  compris 
qu'il  est  plus  que  lui-même  sait  qu'en  se  perdant  il  perd 
peu  de  chose  ;  celui,  seulement,  qui  a  éprouvé  un  plus 
vaste  désir  que  le  vœu  de  durer  comme  individu  a  droit 
à  l'immortalité.  » 

Fichte  ajoute  :  «  Je  suis  immortel  par  la  résolution  que 
j'ai  d'obéir  à  la  loi  morale.  Je  possède  la  vie  future  dans 
la  vie  présente,  puisque  je  vis  de  la  vie  conforme  à  l'ordre 
moral.  » 

Nous  rencontrons  chez  les  philosophes  contemporains  la 
même  conception  de  l'immortalité.  Quelques-uns  diffèrent 
quanta  la  forme,  mais  tous  sont  d'accord  quant  au  fond. 
Ainsi  M.  Renan  s'écrie  :  «  Nous  vivons  en  proportion  du 
la  part  que  nous  avons  prise  à  l'édification  de  l'idéal. 
L'œuvre  de  l'humanité  est  le  bien  ;  ceux  qui  y  auront  con- 
tribué fulfjebunt  sicut  stellœ.  Même  si  la  terre  ne  sert  un 
jour  que  de  moellon  pour  la  construction  d'un  édifice  fu- 
tur, nous  serons  ce  qu'est  la  coquille  géologique  dans  ie 

bloc  destiné  à  l'édification  d'un  temple L'homme  vit 

18 


274  PAUTIE  PHILOSOPHIQUE. 

où  il  agit.  Cotte  vie  nous  est  plus  chère  que  la  vie  du 
corps,  puisque  nous  sacrifions  volontiers  celle-ci  à  celle- 
là Seulement  le  stupide  et  le  méchant  périssent  tout 

entiers.  » 

Effectivement,  il  ne  survit  quelque  chose  que  du  savant 
et  du  juste. 

Ecoutons  Proudhon  ;  il  s'adresse  à  l'archevêque  de  Be- 
sançon dans  l'étude  de  philosophie  sur  l'idée  de  la  Justice 
dans  la  Révolution  et  dans  l'Eglise,  et  il  lui  dit  :  «  Qu'est- 
ce  donc  que  votre  immortalité  peut  ajouter  à  mon  bon- 
heur et  à  ma  vertu?  Ne  suis-je  pas  dès  à  présent  immor- 
tel, pour  parler  votre  style,  puisque  je  suis  dans  le  passé, 
dans  le  présent,  dans  l'avenir,  dans  l'infini?  Vous  ne 
sauriez  me  donner  plus  que  le  sublime,  soit  que  j'aime  ou 
que  je  produise,  soit  que  j'accomplisse  les  œuvres  de  la 
justice.  Or,  ce  sublime,  je  le  possède  ;  il  dépend  de  moi  et 
de  l'usage  que  je  sais  faire  de  mes  facultés  ;  votre  immor- 
talité ne  le  dépassera  jamais.  Si  c'est  là  ce  que  vous  ap- 
pelez être  immortel,  je  le  suis  ;  s'il  s'agit  d'autre  chose, 
je  ne  vous  comprends  plus,  ma  pensée  ne  pouvant  con- 
cevoir, mon  âme  désirer  rien  au-delà  du  sublime.  » 

Auguste  Comte  disait  quelques  années  avant  Proudhon 
que  «  l'Humanité  se  régénère  à  chaque  génération  nou- 
velle, »  et  que  «  les  créatures  prises  isolément  ne  sont  que 
ses  organes  ou  ses  serviteurs  passagers.  Cependant  on 
peut,  par  de  grandes  pensées  ou  de  grandes  actions,  de- 
venir son  organe  permanent  ou  persistant.  L'homme  pré- 
sente, en  effet,  deux  existences  successives  :  l'une,  qui 
constitue  la  vie  proprement  dite,  est  temporaire,  mais  di- 
recte ;  l'autre,  qui  ne  commence  qu'après  la  mort,  est  per- 
manente et  indirecte.  Ainsi,  la  vie  corporelle,  tempo- 
raire, de  tous  [les  grands  hommes,  n'est  limitée  qu'à  un 
très-petit  point,  tandis  que  leur  vie  permanente,  incorpo- 
relle, s'étend  à  l'infini,  suivant  l'accroissement  de  l'in- 
iluence  de  leurs  œuvres  et  de  leurs  actes.  En  ce  sens,  les 
vivants  sont  de  plus  en  plus  sous  la  domination  posthume 


DE  L'IMMORTALITE.  275 

do  ces  morts,  qui  constituent  la  meilleure  partie  de  l'Hu- 
manité .» 

«  Telle  est,  ajoute  le  docteur  Robinet,  la  noble  immor- 
talité que  le  positivisme  reconnaît  à  l'âme  humaine,  c'est- 
à-dire  à  l'ensemble  des  facultés  morales,  intellectuelles  et 
pratiques  qui  caractérisent  chaque  serviteur  de  l'Hu- 
manité. » 

Feûerbach,  Vacherot,  Taine,  Strauss,  Bûchner,  Mo- 
leschott,  Schopenhauer,  Hartmann,  Spencer,  produisent 
les  mêmes  affirmations.  Ainsi  donc,  tous  les  philosophes 
modernes  conviennent  que  la  mort  n'est  qu'une  métamor- 
phose nécessaire  à  la  perpétuation  de  l'espèce  ;  que  l'âme 
de  l'individu  est  laconséquence  d'une  série  de  phénomènes 
plus  ou  moins  étendus  et  plus  ou  moins  intenses,  plus  ou 
moins  supérieurs  et  plus  ou  moins  inférieurs,  et  que  notre 
immortalité  n'est  pas  hors  de  nous;  mais  qu'elle  est,  au 
contraire,  bien  en  nous  et  parmi  nous,  dans  l'association 
intellectuelle  et  morale  de  ceux  qui  furent  avant  nous  et 
de  ceux  qui  viendront  après.  Par  l'histoire  et  par  la  somme 
dévie  que  nous  possédons,  nous  sommes  liés  à  ceux  qui 
ont  vécu  ;  par  nos  actes,  nous  nous  lions  à  ceux  qui  nous 
survivent.  C'est  en  ceci  que  consistent  la  récompense  éle- 
vée des  morts  et  la  consolation  suprême  des  vivants.  Nous 
devons  donc  vivre  pour  les  autres,  car  plus  tard  nous 
vivrons  dans  eux  et  par  eux,  suivant  la  belle  formule  posi- 
tiviste. Il  résulte  de  cette  immortalité  positive  que  les 
châtiments  et  les  récompenses  transportés  par  les  reli- 
gions dans  l'espace,  au  centre  de  la  terre,  dans  le  corps 
d'autres  êtres  ou  dans  d'autres  planètes,  trouvent  leur 
réalisation  dans  la  vie  présente,  sur  la  terre  et  dans  l'his- 
toire. Chacun  obtient  donc  l'immortalité  qu'il  mérite. 
Ce  qui  détermine,  en  effet,  cette  immortalité,  ce  qui  pro- 
duit en  notre  faveur  la  prolongation  de  l'existence,  c'est 
dans  une  mesure  exacte  le  degré  de  perfection  auquel 
nous  nous  sommes  élevés.  Il  est  pleinement  immortel 
celui  qui  réalise  en  lui  la  plus  grande  somme  possible 


270  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

d'idéal  par  l'Art,  par  la  Science  et  par  la  Justice.  Le  bien 
qu'il  réalise  par  ses  actes  et  les  vérités  qu'il  conçoit  dans 
son  intelligence  sont  rigoureusement  ce  qui  le  pousse  au- 
delà  des  limites  de  sa  durée  individuelle.  La  quantité  et  la 
qualité  de  ses  idées  et  de  ses  œuvres  donnent  la  mesure 
précise  de  son  immortalité.  Par  un  juste  retour,  tous  ceux 
qui  se  consacrent  exclusivement  à  eux-mêmes  en  se  déta- 
chant de  l'Humanité  par  la  petitesse  de  leurs  conceptions, 
par  la  sottise  de  leurs  procédés  et  la  mesquinerie  intéres- 
sée de  leurs  actes  ;  tous  ceux  qui  gaspillent  leur  existence, 
livrés  aux  penchants  grossiers,  aux  occupations  futiles,  à 
l'assouvissement  d'appétits  brutaux  ;  tous  ceux  qui  meu- 
rent enfin  après  ne  s'être  préoccupés  que  de  pratiques 
égoïstement  utilitaires,  ceux-là  sont  bannis  de  la  vie 
éternelle. 

De  tels  hommes,  par  aventure,  seraient-ils  dignes  d'une 
immortalité  quelconque  ? 

Quant  à  ceux  qui  obtiennent  de  se  survivre  par  le  béné- 
fice que  leur  procure  une  qualité  isolée,  comme  ceux,  par 
exemple,  qui  s'immortalisent  par  leur  talent  ou  par  leur 
savoir,  sans  vertu  d'ailleurs  dans  les  actes,  sans  amour 
dans  le  cœur,  sans  foi  dans  l'avenir,  en  se  prévalant  sim- 
plement de  leurs  facultés  naturelles  ou  des  moyens  qu'ils 
ont  acquis  pour  tyranniser  leurs  semblables  au  profit  de 
leur  individualité  ou  d'une  classe  privilégiée  ;  ceux-là,  s'ils 
passent  à  l'histoire,  c'est  pour  y  rencontrer  le  châtiment 
qu'ils  méritent;  leur  expiation  à  la  face  des  générations 
futures  est  proportionnée  à  la  grandeur  de  leurs  forfaits. 
La  situation  politique  qu'ils  créèrent  a  beau  les  présenter 
comme  des  héros,  la  religion  à  laquelle  ils  appartinrent 
les  transforme  vainement  en  saints  ou  en  demi-dieux  ;  un 
jour  cette  politique  s'écroule,  un  jour  cette  religion  dispa- 
rait, et  alors  la  critique  les  arrache  sans  pitié  de  leur  pié- 
destal et  les  livre  à  l'ignominie  des  générations  futures. 

L'Humanité,  qui  a  enfin  pris  conscience  d'elle-même, 
se  rappelle  aujourd'hui,  et  elle  rectifie  ce  que  jadis  elle 


DE  L'IMMORTALITE.  277 

comprit  mal.  Voyez  comme  ils  ont  été  jugés  par  le  tri- 
bunal auguste  de  l'Histoire,  dès  la  chute  de  l'empire 
romain,  ces  Césars  abjects  de  la  capitale  latine.  Voyez  si, 
la  période  de  l'absolutisme  monarchique  écoulée,  Phi- 
lippe II  n'a  pas  soulevé  toutes  les  consciences  honnêtes. 
Voyez  si  Torquemada  ne  provoque  pas  l'horreur  de  tous 
ceux  que  ne  subjugue  pas  le  despotisme  théocratique. 
Calvin  ne  se  lavera  jamais  du  supplice  de  Servet  ;  Monck 
sera  éternellement  méprisé  pour  avoir  trahi  la  République 
en  Angleterre  ;  Pedro  Arbues  apparaîtra  toujours  comme 
un  homme  poussé  au  crime  par  la  foi  catholique. 

Lorsque  ceux  dont  le  nom  se  transmet  à  l'histoire  ont 
pour  titre  unique  un  désintéressement  stérile,  qu'ils  se 
sont  détachés  de  l'Humanité  par  une  erreur  spéculative, 
les  sociétés  qui  leur  succèdent,  et  qui  n'ont  reçu  d'eux 
aucun  héritage,  les  considèrent  avec  une  profonde  indif- 
férence. Que  nous  importent,  par  exemple,  les  noms  de 
ceux  qui  se  sont  sacrifiés  pour  Moloch,  Baal  Ammon, 
Iagrenat  ou  Vitzlipoutzli?  que  nous  importe  cette  litanie 
de  saints  chrétiens  qui  menèrent  dans  la  Thébaïde  la  vie 
sans  solidarité  de  l'homme  sauvage? 

Mais,  de  même  que  ceux  qui  furent  injustement  exaltés 
seront  expulsés  des  postes  d'honneur  que  leur  avaient  fait 
occuper  leurs  partisans  dans  le  panthéon  de  l'Histoire,  de 
même  plusieurs  de  ceux  dont  le  souvenir  nous  a  été 
transmis  comme  un  type  de  scélératesse  et  d'indignité 
obtiendront  réparation  de  la  part  des  générations  futu- 
res, dès  que  l'influence  de  ceux  qui  ont  ainsi  travesti  le 
récit  des  événements  se  sera  évanouie.  Dans  l'histoire 
aussi,  les  âmes  ont  leurs  limbes,  où  la  critique  va  opérer 
leur  résurrection.  Eschyle,  Alcibiade,  Aristagore,  Démo- 
nax  et  tous  les  Grecs  qui  s'opposèrent  à  la  prépondérance 
du  divin  sur  l'humain  ont  été  calomniés  à  l'époque  de  la 
domination  de  l'absolutisme  ;  aujourd'hui,  la  critique  his- 
torique les  a  vengés.  Il  en  a  été  de  même  pour  tant  et 
tant   de   savants  et  de   philosophes  poursuivis  jadis   et 


278  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

excommuniés  par  l'Eglise,  et  revendiqués  maintenant  par 
les  investigations  scientifiques. 

Il  ne  laisse  pas  d'exister  des  gens  que  ne  satisfait  pas 
cette  immortalité.  Les  disciples  des  écoles  subjectives,  qui, 
bien  qu'ils  rendent  à.  la  raison  l'hommage  qui  lui  est  dû, 
ne  raisonnent  que  sur  des  principes  admis  à  priori,  ou  • 
les  partisans  du  dogmatisme  spiritualiste,  protestent  et 
disent  que  ce  genre  d'immortalité  ne  donne  pas  satisfac- 
tion à  la  nature  humaine.  Ils  ont  cru  entrevoir  l'infini 
dans  l'intérieur  de  leur  conscience  et  ils  croient  que  cette 
abstraction,  qui  n'est  que  leur  œuvre  pure,  est  une  des 
qualités  essentielles  de  l'âme  humaine  ;  ils  concluent  à 
sa  durée  perpétuelle. 

Les  uns  dénoncent  cette  doctrine  comme  étant  aristo- 
cratique ;  ils  prétendent  qu'elle  consacre  une  exclusion  et 
un  privilège  :  une  exclusion  à  l'égard  des  âmes  vulgaires, 
auxquelles  est  déniée  toute  participation  à  la  vie  future  ; 
un  privilège  en  faveur  des  âmes  élevées  et  savantes.  Ef- 
fectivement, si  l'on  n'est  immortel  qu'en  raison  directe 
de  ce  que  l'on  a  senti,  conçu  ou  exécuté,  en  raison  do 
l'intelligence  et  du  dévouement,  il  est  clair,  il  est  évident 
que  les  âmes  vulgaires  ou  nulles,  que  ceux  qui  n'ont  vécu  et 
produit  que  pour  eux-mêmes  n'obtiennent  pas  l'immortalité 
de  ceux  qui  ont  accru  leur  intelligence  et  sacrifié  leur  per- 
sonne au  profit  de  leurs  semblables.  «  Le  ciel  de  M.  Renan 
serait  une  succursale  de  l'Institut  »,  dit  M.  Garo,  afin  de 
tourner  en  ridicule  la  théorie  de  cet  illustre  philosophe  sur 
l'immortalité  de  l'Homme.  D'autres,  qui  prétendent  dé- 
montrer que  cette  doctrine  est  contraire  à  la  tendance 
démocratique  du  siècle ,  s'expriment  également  en  ce 
sens.  Cette  appréciation  est-elle  juste?  Examinons-la. 

Nul  ne  tentera,  à  coup  sûr,  de  prouver  qu'il  soit  injuste 
que  celui  qui  n'a  rien  produit  ne  possède  pas,  ni  qu'il  y 
ait  inégalité  en  ce  que  la  récompense  soit  proportion- 
nelle au  sacrifice  et  le  résultat  acquis  au  travail  exécuté. 
L'inégalité,  la  grande  injustice  seraient  de  soutenir  que 


DE  L'IMMORTALITÉ.  279 

les  individus  de  telle  race,  de  telle  secte,  de  telle  école 
ou  de  tel  parti,  de  telle  classe  sociale  ou  de  telle  hiérar- 
chie ne  peuvent,  quoi  qu'ils  fassent,  parvenir  à  l'immor- 
talité. Mais  établir  que  chacun  obtient  selon  ses  œuvres, 
ne  saurait,  il  nous  semble,  consacrer  ni  inégalité  ni  injus- 
tice. L'Egalité  formulée  par  les  philosophes,  l'égalité  de  la 
démocratie,  c'est  l'égalité  de  conditions  pour  arriver  à 
être,  l'égalité  en  droits,  et  non  pas  l'identité  des  produits, 
non  plus  que  l'uniformité  de  la  vie.  Cette  égalité  à  laquelle 
nos  contradicteurs  font  allusion,  c'est  l'égalité  des  mysti- 
ques, l'égalité  du  communisme  autoritaire,  l'égalité  qui 
donne  à  celui  qui  fait  grève  autant  qu'à  celui  qui  travaille, 
autant  à  celui  qui  consomme  qu'à  celui  qui  produit;  c'est 
l'égalité  qui  étouffe  la  personnalité  humaine,  qui  conduit 
à  la  misanthropie  et  à  l'oisiveté  ;  l'égalité  qui  stérilise  les 
ressources;  c'est  l'égalité  dans  l'Injustice,  c'est-à-dire 
que  ce  n'est  pas  l'égalité,  car  sans  Justice  il  n'y  a  pas 
d'égalité  possible.  Quel  droit  pourra-t-on  invoquer  au- 
jourd'hui ni  jamais  pour  que  le  fainéant  obtienne  ce 
qu'obtient  celui  qui  travaille  et  produit?  Quelle  gratitude 
pourront  devoir  les  peuples  à  qui  ne  leur  a  rien  légué? 
Y  a-t-il  injustice  à  ce  qu'il  en  soit  ainsi?  Montrez-nous  et 
démontrez-nous  ensuite  la  raison  pour  laquelle  un  homme 
vulgaire  et  nul  peut  prétendre  à  l'immortalité.  Y  a-t-il 
rien  de  plus  démocratique  et  de  plus  digne  à  la  fois  que 
celui  qui  prétend  à  l'immortalité  soit  obligé  de  la  conqué- 
rir? Où  trouve-t-on  en  cela  trace  d'aristocratie?  où  résident 
l'exclusion  et  le  privilège?  L'aristocratie,  l'exclusion  et  le 
privilège  ne  se  rencontrent  que  dans  la  théorie  transcen- 
dantale  de  la  prédestination  et  de  la  grâce.  Au  contraire, 
clans  celle  de  l'Immanence,  c'est  la  Justice  qui  préside  ; 
c'est  au  flambeau  de  la  Justice  qu'elle  a  été  conçue.  Que  si 
des  protestations  s'élèvent  contre  elle,  elles  trouvent  leur 
source  dans  l'égoïsme  transcendantal  irrité,  mais  non 
dans  les  aspirations  égalitaires  et  démocratiques. 

D'autres  attaquent  cette  idée  au  point  de  vue  de  la  jus- 


280  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

tico.  «Quelle  récompense,  s'écrient-ils,  offre-t-on  aux  êtres 
qui  ne   sont  ni  éminents  ni  instruits,  mais  qui,  cepen- 
dant,  sont   honnêtes   et  justes?  quelle  récompense  ob- 
tiennent ceux  qui  souffrent  pour  la  justice,  ceux  qui  s'im- 
molent pour  la  défense  d'une  idée  généreuse,  ceux  qui 
tombent  victimes  de  la  tyrannie?  Si  vous  supprimez  le 
ciel,    que  restera-t-il   aux  malheureux  prolétaires?  Ah  ! 
poursuivent-ils,  ne  leur  ôtez  pas  la  consolation  suprême 
du  bonheur  qui  leur  est  réservé  dans  une  autre  vie,  parce 
que  vous  les  plongerez  dans  le  plus  affreux  des  déses- 
poirs !  »  A  ceux-là  nous  répondrons  que  de  la  nécessité  de 
la  justice  ne  dépend  pas  l'existence  actuelle  de  son  règne. 
Une  idée  n'implique  pas  l'autre.  Tant  de  choses  devraient 
être  qui  ne  sont  pas,  jusqu'au  jour  enfin  où  nous  les  fai- 
sons !  Certains  individus  comme  certaines  classes   sont 
victimes  des  injustices  sociales  ;  nous  le  reconnaissons. 
Mais,  par  aventure,  leur  rend-on  la  justice  par  cela  qu'on 
les  exhorte  à  la  résignation,  parce  qu'on  la  leur  promet 
pour  plus  tard,  dans  un   autre  espace,  après  leur  mort? 
C'est  pourtant  à  l'aide  de  cette  théorie  qu'on  leur  démontre 
qu'ils  sont  victimes  d'injustices  proclamées  nécessaires, 
et  qu'ils  sont,  par  conséquent,  indignes  d'obtenir  justice 
en  ce  monde.  D'où  il  suit  que  l'espoir  d'une  justice  dans 
une  autre  vie  les  rend  indifférents  au  progrès  universel 
par  la  perfection   du  travail  ;  qu'au  contraire,   le  travail 
leur  apparaît  comme  une  peine,  un  châtiment,  une  con- 
damnation ;    qu'ils   souhaitent  la   mort  comme   la  seule 
voie  ouverte  à  leur  émancipation  ;  qu'ils  laissent  se  per- 
pétuer toutes   les   oppressions,  que  la  misère   suit  son 
cours,  et  que  le  règne  de  leur  émancipation  ne  fleurit  ja- 
mais sur  la  terre  ni  pour  eux  ni  pour  leurs  enfants. 

Ce  ciel,  dont  la  conception  remonte  au  moyen  âge,  au 
centre  duquel  brille  un  Dieu  en  trois  personnes,  autour 
duquel  sont  disposés  en  cercles  concentriques  et  hiérar- 
chiquement rangés  les  anges,  les  prophètes,  les  patriar- 
ches, les  saints  et  les  justes,  tous  immobiles,  tous  astreints, 


DE  L'IMMORTALITÉ.  281 

l'éternité  durant,  à  une  béatitude  suprême,  ne  peut  plus 
satisfaire  la  conscience  des  masses,  qui,  loin  d'ambition- 
ner la  conception  théologique  de  la  justice  transcendan- 
tale,  entité  absolue,  poursuivent  ardemment  la  réalisation 
prochaine,  sinon  immédiate,  de  la  plus  grande  somme  de 
justice  possible  fondée  sur  les  relations  sociales:  de  cette 
justice  qui  se  réalise  chaque  jour  davantage,  et  qui,  à  me- 
sure que  nous  l'atteignons,  recule  ses  frontières;  de  cette 
justice  qui,  comme  l'horizon,  se  découvre  à  mesure  que 
nous  nous  rapprochons  d'elle,  et  dont  l'idéal  se  manifeste 
comme  la  raison  d'être  du  progrès  moral  indéfini.  C'est  là 
le  ciel  de  notre  époque  ;  il  est  là,  parmi  nous,  devant  nous. 
Les  déshérités  comprennent  aujourd'hui  qu'il  n'est  point 
juste  qu'un  travail  fini  obtienne  une  récompense  indéfinie 
au  détriment  du  travail  d'autrui  ;  ils  conçoivent  qu'il  n'est 
pas  juste  que  celui-ci  vive  et  jouisse  de  l'exploitation  de 
cet  autre  ou  de  sa  propre  oisiveté  ;  ils  réclament  donc  le 
produit  ou  la  valeur  intégrale  de  leurs  œuvres,  afin  de 
pouvoir  participer  à  leur  tour  aux  joies  de  l'existence  en 
raison  directe  de  leurs  facultés  productives.  C'est  là  le  ciel 
que  le  prolétariat  découvre  devant  lui,  qu'il  conquerra  au 
prix  d'efforts  que  rien  ne  saurait  rebuter,  et  dans  lequel  il 
pénétrera  aujourd'hui,  demain,  ou  plus  tôt  ou  plus  tard, 
en  brisant  toutes  les  barrières  qui  s'opposeront  à  sa 
marche  triomphale. 

La  Beauté,  que  le  Grec  conçut  dans  ses  dieux  et  dans 
les  espaces  éthérés  de  l'Olympe  ;  la  Justice,  que  le  moyen 
âge  plaça  dans  une  autre  vie  avec  le  Jugement  der- 
nier rendu  par  le  Tout-Puissant  ;  le  Savoir,  que  les  néo- 
platoniciens et  les  chrétiens  considérèrent  comme  un  re- 
flet de  la  science  de  Dieu;  toutes  ces  idées,  l'homme  les 
réalise  aujourd'hui  graduellement  dans  sa  personne  ;  c'est 
pour  ces  fins  qu'il  travaille,  qu'il  lutte  et  qu'il  souffre,  pour 
qu'un  jour  nous  puissions  réunir  tous  en  nous  une  grande 
somme  de  Beauté,  de  Science  et  de  Justice  et  nous  écrier  : 
Eurêka  l  Les  portes  du  ciel  nous  sont  ouvertes  ! 


IV 
CONSÉQUENCES   PRATIQUES 


Nous  avons  essayé  de  définir  la  mort  ;  nous  avons  éga- 
lement essayé  de  définir  le  genre  d'immortalité  que 
l'Homme  peut  atteindre;  il  nous  reste  actuellement  à  dé- 
gager de  ces  investigations  la  partie  morale,  c'est-à-dire 
la  question  pratique.  Quelle  influence  exerceront  donc 
ces  conceptions  sur  les  mœurs  et  les  actes  de  l'Homme? 
Quelle  relation  s'établira  entre  elles  et  la  dignité  dans 
la  mort? 

Mourir,  nous  l'avons  déjà  dit,  ce  n'est  pas  seulement 
cesser  d'être  ou  de  vivre;  c'est  encore,  et  surtout,  avoir 
vécu  ;  ainsi,  la  mort  sera  d'autant  plus  heureuse  que 
l'existence  aura  été  active  et  désintéressée.  Celui  qui  aura 
vécu  asservissant  les  forces  de  la  nature  extérieure,  sans 
dualisme  en  son  être,  sans  remords,  sans  opposition  entre 
ses  actes  et  sa  conscience  ;  celui  dont  l'existence,  en  un 
mot,  se  sera  écoulée  conformément  aux  fins  altruistes,  en 
développant  en  même  temps  toutes  ses  facultés,  sans 
obstacles  subjectifs  d'aucune  sorte  ,  celui-là  obtiendra 
une  fin  qui  ne  pourra  être  que  digne  et  tranquille.  Plus 
l'homme  aura  pensé,  plus  il  aura  remué,  découvert,  établi, 
répandu  d'idées,  plus  il  se  sera  rapproché  de  la  réalisation 
pratique  de  l'idéal  de  science  et  de  justice,  et  plus  la  sé- 
rénité de  sa  mort  sera  complète.  Qui  aura  ainsi  vécu  sen- 
tira à  peine  la  mort;  sa  vie  aura  été  un  enthousiasme  per- 
pétuel, et  sa  mort  tiendra  encore  plus  de  l'extase. 

La  mort  est  le  point  culminant  de  la  vie;  aussi,  au 
moment  le  plus  brillant  de  l'existence,  à  l'heure  où  l'on 


CONSEQUENCES  PRATIQUES.  283 

s'enthousiasme  le  plus  vivement  pour  une  idée,  la  vie  se 
confond-elle  avec  la  mort.  Et  c'est  pourquoi,  dans  l'ex- 
tase de  l'amour,  on  s'écrie  que  l'on  meurt;  c'est  encore 
pourquoi  l'antiquité  déifiait  celui  qui  mourait  dans  toute 
sa  vigueur  en  combattant  avec  intrépidité  contre  l'ennemi 
de  la  patrie  ;  qui  mourait,  ainsi  que  disaient  les  anciens, 
dans  la  plénitude  de  ses  jours.  Ceux  qui  mouraient  au 
point  culminant  de  leur  entreprise,  les  héros,  étaient  dé- 
clarés demi-dieux,  pour  indiquer  qu'ils  participaient  du 
caractère  divin  par  leur  immortalité  et  du  caractère  hu- 
main par  leur  origine.  Et  comme  une  semblable  mort  est 
le  plus  haut  période  de  la  vie  plutôt  que  la  mort,  on  ne 
regrette  nullement,  lorsqu'on  est  grand  par  l'esprit  ou 
par  le  cœur,  de  mourir  après  la  victoire  dans  la  joie  d'une 
grande  invention  ou  dans  l'accomplissement  d'un  devoir. 
Nous  avons  déjà  dit  que  la  vie  ne  peut  être  mesurée 
par  la  durée.  Il  est  des  jours  qui  valent  une  éternité. 
Nimirum  hàc  unâ  die  plus  vixi,  mihi  quàm  vivendum  fuit. 
disait  Labérius  dans  une  de  ses  pasquinades.  Expression 
hautement  philosophique,  bien  que  sortie  de  la  bouche  d'un 
auteur  comique.  Dans  ces  moments,  la  mort  n'inspire  donc 
pas  de  crainte  ;  elle  se  présente  si  belle  et  si  calme,  que 
l'on  peut  presque  dire  qu'elle  se  fait  désirer,  parce  qu'on 
ne  voudrait  pas  que  le  temps  qui  reste  à  vivre  rabaissât 
celui  qu'on  a  vécu.  La  décadence  est  effrayante  pour 
celui  surtout  qui  ne  sait  pas  se  retirer  assez  à  temps  de  la 
scène  publique  ;  nous  pouvons,  pendant  cette  période, 
détruire  notre  œuvre  de  nos  propres  mains.  Mourir  n'est 
rien  lorsqu'on  a  vécu,  lorsqu'on  a  mené  une  grande 
entreprise  à  son  terme,  lorsqu'on  a  rempli  les  devoirs  de 
la  vie  ou  au  moins  lorsqu'on  a  aimé  et  qu'on  laisse  des 
successeurs  ;  quand  l'homme  a  atteint  la  plénitude  de 
l'être,  il  va  exister  dans  d'autres  individus  auxquels  par 
la  génération  organique  ou  parla  génération  intellectuelle, 
qui  est  infiniment  supérieure  à  l'autre,  il  a  communiqué 
la  vie.  La  mort  n'est  redoutable  que  lorsqu'on  n'a  pas 


284  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

donné  tout  co  que  Ton  pouvait  donner,  que  lorsqu'on  n'a 
pas  achevé  révolution  ou  que  l'on  meurt  sans  liens  avec 
ceux  qui  survivent.  Mourir  dans  la  famille,  mourir  dans 
la  patrie,  mourir  dans  l'humanité,  c'est  mourir  dans  la 
béatitude  !  Aussi  les  anciens,  qui  avaient  entrevu  ce  que  la 
philosophie  affirme  aujourd'hui,  savaient-ils  mourir  à 
temps  et  avec  dignité.  L'Euthanasie  appartient  à  l'âge  de 
leurs  républiques.  Diagoras  mourut  de  bonheur  dans  les 
bras  de  ses  enfants  le  jour  que,  dans  les  jeux  Olympiques, 
il  les  vit  couronnés  tous  trois  et  acclamés  par  le  peuple. 
Frappé  à  mort,  Epaminondas  arracha  le  dard  de  sa  bles- 
sure afin  de  mourir  plein  de  la  joie  d'avoir  gagné  la 
bataille  et  sauvé  la  liberté  de  sa  patrie.  L'antiquité  est 
pleine  de  ces  exemples  de  héros  terminant  dignement 
leur  vie.  Ils  ont  fièrement  terminé  leurs  jours,  tous  ceux 
qu'a  possédés  la  fièvre  sublime  de  la  pensée,  tous  ceux 
qui  ont  indiqué  une  réforme,  tous  ceux  dont  les  efforts 
ont  fait  triompher  une  révolution.  Jean  Huss,  Giordano 
Bruno,  Servet,  expirèrent  sur  le  bûcher  en  s'apitoyant  sur 
leurs  bourreaux.  Danton  meurt  avec  une  dignité  qu'au- 
raient enviée  les  héros  de  la  Grèce  et  les  républicains  de 
Rome  ;  il  avait  puissamment  contribué  à  la  fondation 
du  droit  moderne,  il  pouvait  donc  mourir  tranquille. 

L'amour,  cette  tendance  à  la  prorogation  de  la  vie,  qui 
porte  deux  êtres  à  se  synthétiser  en  un  troisième,  pousse 
les  hommes,  comme  toute  tendance  de  dévouement,  à 
ne  pas  craindre  la  mort.  Que  d'amants  n'ont  pas  bravé 
tous  les  dangers,  celui  de  la  mort  même,  pour  passer 
une  heure  aux  pieds  de  leur  maîtresse  (1)  !  Cette  non- 
crainte  de  la  mort  se  constate  aussi  bien  clans  l'amour  des 
sens  que  dans  l'amour  platonique,  que  l'objet  aimé  soit 
un  être  humain  ou  qu'il  soit  une  personnification  divine. 
Thérèse  de  Jésus,  cette  femme  sublime  qui,  parlant  du 


(1)  Voir  les  beaux  vers  de  Pétrone  : 
Qualis  jiox  fuit  illa. 


CONSÉQUENCES  PRATIQUES.  285 

démon,  disait:  «  Le  malheureux!  il  n'aime  pas!  »  se 
trouvait  en  ceci  d'accord  avec  Héloïse,  Lucrèce  et  Cléopàtre. 
Les  amours  de  ces  grandes  femmes,  de  nature  pourtant 
si  diverse,  se  confondent  sur  ce  point.  Toutes  quatre  ont 
considéré  comme  un  bonheur  de  pouvoir  mourir  pour 
l'objet  de  leur  affection,  la  maîtresse  de  Marc-Antoine 
emportée  par  la  violence  des  sens,  l'épouse  du  Christ 
enflammée  d'une  passion  divine,  la  savante  amie  d'Abé- 
lard  éprise  du  savoir  de  son  amant,  l'héroïne  romaine 
fière  de  l'honneur  de  son  mari  ;  que  leur  importait  donc 
la  mort,  puisqu'elles  l'affrontaient  pour  l'objet  de  leur 
amour?  C'est  sous  cette  influence  que  le  poëte  du  posi- 
tivisme, Mme  de  Ackermann,  s'écrie  : 

Durer  n'est  rien.  Nature,  ô  créatrice,  ô  mère! 
Quand  sous  ton  œil  divin  un  couple  s'est  uni, 
Qu'importe  à  leur  amour  qu'il  se  sache  éphémère,  • 
S'il  se  sent  infini? 

«  Aimer,  a  dit  une  femme  d'un  grand  talent,  c'est  s1  anéan- 
tir l'un  dans  r autre.  »  Mais  il  manque  quelque  chose  à  cette 
définition,  il  manque  le  pourquoi,  le  but  de  cet  anéantis- 
sement. —  Aimer,  c'est  s'anéantir  l'un  dans  l'autre;  sans 
doute,  mais  il  aurait  fallu  ajouter  :  pour  revivre  dans  une 
troisième  personne.  Si  l'amour,  en  effet,  nous  pousse  jus- 
qu'à l'anéantissement  de  notre  personne,  si  parfois  il  nous 
porte  au  sacrifice,  c'est  qu'inconsciemment  nous  sentons 
que  nous  mourons  pour  donner  la  vie  à  d'autres.  Donc, 
lorsqu'il  est  stérile,  l'amour,  qu'il  soit  platonique  ou  qu'il 
soit  sensuel,  est  la  plus  énorme  des  aberrations. 

Nous  devons  noter  ici  que  l'amour  tend  à  la  mort  plus 
encore  que  le  dévouement  pour  la  Justice,  pour  la  Patrie 
ou  pour  la  Science  (1).  Et  pourquoi?  Parce  que  l'amour 

(I)  Ainsi  que  nous  l'avons  vu  dans  la  partie  historique,  l'amour,  dans 
les  sociétés  en  décadence,  dans  les  époques  dominées  par  l'idée  de  la 
mort,  l'a  emporté  et  s'est  transformé  en  loi  divine.  Cette  réciprocité 
de  l'amour  qui  tend  à  la  mort  et  de  la  mort  qui  accroît  l'amour   peut 


286  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

est  urie  passion  dont  la  fin  est  purement  individuelle. 
Celui  qui  aime  ne  tend  qu'à  la  possession  de  l'objet  aimé; 
il  ne  se  sacrifie  que  pour  lui,  le  reste  du  monde  s'efface 
et  disparaît  devant  ses  yeux.  Gomme  son  objectif  est 
exclusif  et  par  cela  même  difficile  à  atteindre,  s'il  ni'  l'at- 
teint pas  ou  s'il  le  trouve  inférieur  à  l'idéal  qu'il  s'était 
créé,  toutes  choses  qui  se  produisent  le  plus  souvent,  alors 
il  veut  mourir,  car  l'objectif  de  la  vie,  ce  que  nous  consi- 
dérons comme  la  seule  félicité  possible,  s'est  évanoui.  Au 
contraire,  lorsque  nous  nous  intéressons  à  un  idéal  de 
justice  ou  de  science,  comme  l'objet  est  progressif,  comme 
nous  l'atteignons  toujours  sans  finir  de  l'atteindre  jamais, 
comme  le  désir  s'accroît  à  chaque  possession  parce  que 
cet  idéal  croit  à  mesure  que  nous  le  possédons  et  qu'à 
mesure  que  nous  l'atteignons  nous  voyons  au  delà,  il 
nous  pousse  constamment  vers  la  vie,  car  nous  désirons 
vivre  toujours  afin  d'en  pouvoir  réaliser  une  plus  grande 
somme.  C'est  pour  ce  motif  que  mourir  pour  la  Science, 
pour  la  Liberté,  pour  la  Justice  est  infiniment  plus  grand 
que  mourir  d'amour.  C'est  pourquoi  la  femme,  être  en 
général  plus  égoïste  que  l'homme,  auquel  elle  est  infé- 
rieure, préfère  le  premier  idéal,  celui  de  l'amour,  au 
second.  Bien  qu'il  soit  le  désir  de  vivre  dans  l'objet  aimé, 
bien  qu'il  soit  l'anéantissement  du  moi  propre  au  profit  du 
moi  d'un  autre  être,  l'amour  constitue  toujours  une  pas- 
sion égoïste  si  on  le  compare  au  dévouement  à  la  Justice 
et  à  la  Science.  Et.  pour  preuve,  que  l'on  examine  combien 
en  général  la  femme  —  à  moins  qu'elle  ne  soit  une 
femme  d'élite  —  empêche  l'homme  qu'elle  aime  de  se 
sacrifier  pour  le  triomphe  d'une  idée  généreuse,  ou  au 
moins  en  quelle  pitié  elle  tient  ce  sacrifice  (1).  Ainsi  donc, 

s'expliquer  ainsi  :  Si  l'amour  à  ces  époques  exerce  une  telle  prépondé- 
rance,   c'est   parce  qu'inconsciemment  l'on  tend  à  propager    l'espèce 
en  particulier  et  la  vie  en  général  d'autant  plus  qu'elles  sont  plus  me- 
nacées de  disparaître  de  la  surface  de  la  terre. 
(1)  Chez  les  femmes  de  génie,  l'amour  n'est  pas  simplement  la  pas- 


CONSÉQUENCES  PRATIQUES.  287 

il  y  a  une  différence  entre  celui  qui  s'anéantit  dans  un 
esprit  et  celui  qui  s'anéantit  dans  tous  ceux  qui  ont  été, 
qui  sont  et  qui  seront  sur  la  terre. 

Comme,  depuis  la  Révolution,  l'homme  a  conquis  une 
plus  grande  somme  de  vie  par  l'extension  des  conditions 
d'existence,  nous  pouvons  espérer  que,  l'évolution  conti- 
nuant, la  sphère  de  notre  action  s'agrandira,  et  que  mieux 
et  plus  longtemps  nous  vivrons,  moins  la  mort  nous  pa- 
raîtra redoutable. 

En  partant  de  l'idée  que  l'homme  est  simplement  de 
passage  ici-bas  sur  la  terre,  que  la  terre  n'est  qu'une 
vallée  de  larmes  et  que  notre  existence  ne  doit  servir  qu'à 
nous  préparer  à  jouir  là-haut  dans  le  ciel,  l'ascète,  qui  est 
le  type  le  plus  parfait  du  christianisme,  s'isolait  du  monde, 
se  nourrissait  mal,  s'infligeait  toutes  sortes  de  mortifica- 
tions et  de  supplices  lents,  de  façon  qu'il  finissait  par 
succomber  en  priant  Dieu  rien  que  pour  son  âme,  mais 
sans  accorder  le  moindre  souvenir  à  ceux  qui  restaient 
sur  la  terre.  Si,  par  hasard,  il  s'en  souvenait,  c'était  pour 
leur  demander  des  prières.  Gomment  s'en  serait-il  sou- 
venu du  reste,  puisqu'il  n'avait  jamais  eu  de  rapports 
avec  eux  ? 

Le  christianisme  a  dit  en  effet  à  l'homme  :  Puisqu'il  faut 
que  tu  meures,  puisque  ton  corps  est  périssable,  vis  pau- 
vrement,   ne    procure   aucune    satisfaction    à   ce   corps, 

sion  pour  un  homme  ;  il  est  l'adoration  inconsciente  et  confuse  de 
quelque  chose  de  collectif  et  de  supérieur  qu'elles  voient  ou  qu'elles  re- 
cherchent en  lui. 

Jamais  la  rencontre  d'un  homme  et  d'une  femme  vulgaires  n'a  en- 
gendré d'héroïques  amours  ni  de  grandes  passions.  Cléopàtre  s'éprit  de 
César  et  de  Marc-Antoine  qui  représentaient  la  république  romaine; 
die  ne  s'éprit  ni  d'un  licteur  ni  d'un  décurion.  Lucrèce  se  suicida  pour 
venger  le  droit  outragé.  Entre  mille  condisciples,  Héloïse  choisit  le 
maître;  elle  ne  l'eût  certainement  pas  aimé  s'il  eût  été  vulgaire  ou  mé- 
diocre. Ce  qui  dans  le  Christ  passionnait  Thérèse  de  Jésus,  c'était  sa 
divinité;  avec  le  feu  qui  enflammait  son  âme,  elle  se  serait  perdue  pour 
l'amour  de  n'importe  quel  homme  si  dans  son  époux  elle  n'eût  pas  re- 
cherché le  dieu. 


288  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

mortifie-le  par  l'austérité,   par  les  privations,  éteins  sa 
sensibilité,  que  tes  organes  ne  convoitent  rien,  subjugue- 
les  au  contraire  et  refoule  leurs  besoins  ;  c'est  ainsi  et 
seulement  ainsi  que  tu  parviendras  au  salut  éternel.  Tous 
les   écrits  des  Pères  de  l'Église  proclament  que  l'idéal 
c'est  la  pauvreté.  Tous  respirent  le  scepticisme  de  la  vie 
et  exhortent  à  ne  vivre   que  pour  la  fin  d'outre-tombe. 
L'anéantissement  de  l'individu,  la  mortification  (de  mors 
et  defacere),  telle  est  la  consigne  sacramentelle  du  moyen 
âge.  L'état  de  perfection,  c'est  la  stérilité  forcée,  c'est  le 
célibat  sanctifié  sous  le  nom  d'état  virginal,  comme  si  rien 
n'était  plus  en  dehors  de  la  raison  que  de  priver  un  or- 
gane de  fonctionner  selon  ses  fins  naturelles.  C'est  pour- 
quoi le   parfait  chrétien  vit    sans  réciprocité,  sans  mu- 
tualisme,  sans  expérimenter,  sans    analyser,  sans   faire 
d'investigations,  d'anatomie,  de  séries,  sans  remonter  à 
la  synthèse  pour  réunir  des  éléments  antithétiques  sous 
un  caractère  commun,  sans  inventions,  sans  méthodes, 
en  un  mot,  sans  dompter  la  Nature  pour  la  mettre  à  son 
service.  Son  idéal  a  été  Y  imitation  de  Jésus-Christ,  non  pour 
une  fin  de  ce  monde,  mais  pour  mériter  d'être  avec  lui 
dans  l'autre.  Pour  lui,  en  effet,  la  Nature  c'était  le  Diable, 
et  aucun  pacte  n'était  permis  avec  le  Diable.  Pour  comble, 
le  chrétien  concentré  en  lui-même  crut  que   son   isole- 
ment n'était  pas  un  obstacle  à  la  sublime  extase  de  l'amour 
ou  de  la  pensée,  et  que,  sans  relation  avec  les  êtres  hu- 
mains, divorcé   avec  la  Nature,  il  pouvait  cependant  la 
trouver   dans   l'effort    suprême   du    quiétisme.   De   là   le 
trouble  cérébral  de  tant  de  saints  tombés  dans  l'illumi- 
nisme,  la  dégénération  physique  du  type  humain  au  sein 
des  cloîtres,   le  dépeuplement  de  la  Thébaïde  et  de   la 
Mésopotamie  au  temps  des  ascètes,  celui  de  l'Allemagne 
et  de  la  France  après  l'an  1000,  celui  de  l'Espagne  sous 
le  dernier  Philippe  et  Charles  II.  De  Là  encore  que  l'ascète, 
n'ayant  pas  vécu  conformément  au  véritable  sens  du  mot 
et  n'ayant  pas  laissé  de  trace  de  lui-même,  envisageait  la 


CONSEQUENCES  PRATIQUES.  289 

mort  avec  terreur,  alors  même  qu'il  la  désirait  le  plus 
vivement. 

Mais,  dans  les  temps  modernes,  la  philosophie  a  appliqué 
la  méthode  inductive  ;  d'inspirée  qu'elle  était,  elle  s'est 
faite  investigatrice  ;  au  lieu  de  s'élever  sans  cesse  vers 
le  ciel,  elle  a  fouillé  les  profondeurs  de  la  terre.  Réconciliée 
avec  la  Nature,  elle  a  vu  que  les  hommes  ne  devaient  pas 
se  soumettre  à  sa  puissance  ainsi  que  l'avaient  fait  cer- 
taines sociétés  de  l'Orient,  qu'ils  ne  devaient  pas  la  fuir 
non  plus  comme  l'avaient  fait  les  chrétiens,  car  la  Nature 
n'est  pas  plus  dieu  que  diable,  mais  qu'ils  devaient  sim- 
plement vivre  avec  elle  en  la  domptant,  en  la  pliant  à  leur 
service.  La  conséquence  de  cette  manière  de  voir  a  été 
qu'intervertissant  les  termes  du  mysticisme,  la  philosophie 
évolutionniste  nous  dit  aujourd'hui:  «  Puisque  vous  vivez, 
développez  votre  individualité  et  contribuez  au  dévelop- 
pement de  celle  de  vos  semblables  ;  vivez  chaque  jour 
mieux  et  davantage,  en  adoucissant  votre  égoïsme  par  la 
pratique  du  mutuellisme,  laquelle,  en  accroissant  les  avan- 
tages de  l'espèce,  accroît  également  ceux  de  l'individu.  » 
Aujourd'hui,  la  philosophie  conseille  à  l'homme  d'éten- 
dre son  existence  autant  qu'il  est  en  son  pouvoir,  de 
répandre,  pour  ainsi  dire,  son  âme  par  l'émission  et  la 
propagation  des  idées,  par  la  multiplication  de  l'action, 
eh  pensant,  en  inventant,  en  instruisant  aussi  et  en  civi- 
lisant ceux  qui  sont  encore  plongés  dans  la  barbarie,  en 
reproduisant  l'œuvre  des  autres,  en  se  reproduisant  lui- 
même  ;  la  grandeur  de  l'âme,  en  effet,  ne  dépend  que  de  la 
quantité  et  de  la  qualité  des  impressions  reçues  ainsi  que 
du  nombre  et  de  la  complication  des  rapports  que  notre 
intelligence  forme  avec  elles  ;  la  vie,  de  la  quantité  et  de 
la  qualité  de  l'action  ;  la  moralité,  enfin,  de  la  direction 
purement  humanitaire  des  idées  et  de  la  conformité  des 
actes  aux  idées. 

C'est  dans  ce  but  que  l'Européen  et  l'Américain  fondent 
des  colonies  et  étendent  leur  domination  sur  les  con- 

19 


290  PARTIR   PHILOSOPHIQUE. 

tréea  non  civilisées;  c'est  dans  ce  but  que,  dans  les  États 
les  plus  avancés,  les  citoyens  s'assurent  le  droit  qu'ils 
possèdent  sur  toutes  les  manifestations  de  la  vie.  Pour 
s'être  opposés  à  l'évolution  des  peuples  et  des  individus 
sur  lesquels  ils  exerçaient  leur  empire,  l'Eglise  a  été 
déposée  et  les  césarismes  se  sont  écroulés  ;  chez  les  peu- 
ples en  progrès  constant,  nous  voyons  successivement 
disparaître  les  monarchies,  pendant  que  s'organisent  et 
prospèrent  les  républiques  édifiées  sur  leurs  ruines. 

Tel  est  le  motif  pour  lequel  l'Homme  de  notre  civilisa- 
tion est  parvenu,  après  la  Révolution  française,  à  être  si 
supérieur  à  celui  qui  vivait  courbé  sous  la  dépendance 
du  dogme  et  du  roi.  Telle  est  la  cause  de  la  richesse  des 
nations.  Lorsqu'il  ne  restera  plus  ombre  du  scepticisme 
de  la  vie,  que  la  tendance  vers  l'évolution  continue  se 
sera  emparée  des  peuples,  quand  les  coutumes  se  seront 
imprégnées  de  cette  idée,  lorsqu'elle  sera  parvenue  à  in- 
spirer les  hommes  qui  dirigent  les  sociétés,  lorsqu'elle 
sera  devenue  la  norme  de  tous  les  codes,  lorsque,  dans  la 
plénitude  de  tous  ses  droits,  l'Homme  aura  organisé  ses 
groupements  sur  les  bases  de  la  Justice,  c'est-à-dire  par 
la  réciprocité  et  le  mutuellisino,  alors,  comme  la  lutte  pour 
l'existence  se  présentera  dans  de  plus  favorables  condi- 
tions, et  comme  la  somme  de  vie  obtenue  au  prix  de  tant 
d'efforts  sera  plus  grande,  l'Homme,  se  rencontrant  dans 
la  lutte  face  à  face  avec  la  Nature  et  non  plus  avec  son 
semblable,  pourra  passer  sur  la  terre,  la  conscience  tran- 
quille, et  terminer  ses  jours  avec  dignité. 

Résumons-nous  : 

«  Puisqu'il  faut  mourir,  jouissons  de  la  vie  »,  disaient 
les  anciens;  et  l'idée  do  la  mort  les  poussait  vers  le  profit 
individuel,  tout  au  plus  vers  celui  de  la  patrie.  Ainsi, 
Anacréon  provoque  l'homme  aux  plaisirs  orgiaques  en 
lui  faisant  entrevoir  sa  tin  prochaine.  Le  squelette,  au 
banquet  de  Trimalcion,  invite  les  convives  à  la  débauche. 
Catulle  engage  Lesbie  à  jouir  avant  que  se   fanent  les 


CONSÉQUENCES  PRATIQUES.  291 

fleurs  de  sa  jeunesse,  car  la  mort,  dit-il,  met  un  terme  à 
tout.  Dans  un  commentaire  qu'il  fait  sur  ces  vers,  Antoine 
Muret  observe  que  tous  les  poètes  de  l'antiquité  ont  excité 
les  jeunes  gens  à  la  jouissance,  en  se  servant  de  l'argu- 
ment de  la  brièveté  de  la  vie.  —  Admonitu  mortis  puel- 
lam  ad  fruendas  secum  voluptates  cohnrtatur  ;  est  mitem 
hoc  argumentum  poëtis  per familiare . 

«  Nous  devons  mourir,  dirent  ensuite  les  chrétiens 
avides  d'éternité  ;  pourquoi  donc  tant  de  soucis  pour  un 
monde  où  nous  ne  sommes  que  de  passage  ?  La  vie  n'est 
qu'un  souffle,  vanité  des  vanités  ;  elle  ne  vaut  pas  la 
peine  que  Ton  s'occupe  d'elle  ;  autant  mourir  aujourd'hui 
que  demain  ;  la  vie  éternelle  qui  nous  attend,  la  gloire 
du  ciel,  voilà  ce  qui  est  impérissable.  » 

L'idée  de  la  mort,  telle  que  nous  la  formule  la  philoso- 
phie moderne,  nous  pousse  à  vivre,  comme  dans  l'anti- 
quité, mais  non  point  pour  un  avantage  exclusivement 
individuel.  Comme  nous  sommes  convaincus  que  tout 
dans  le  monde  est  relatif,  comme  nous  n'aspirons  pas 
plus  à  la  possession  de  l'Éternité  qu'à  celle  de  l'Absolu, 
l'idée  de  la  brièveté  de  la  vie  ne  peut  nous  faire  dédaigner 
de  vivre.  Notre  vie  est  éphémère  ;  c'est  bien  là  sa  condi- 
tion essentielle  ;  mais,  par  cela  même,  nous  devons  en 
profiter,  nous  devons  être  portés  à  lui  communiquer  plus 
d'extension  et  d'intensité  ;  nous  devons  être  égoïstes 
pour  nous  développer  et  nous  conserver  nous-mêmes,  et 
altruistes  afin  d'étendre  et  de  perpétuer  nos  actes  au 
bénéfice  de  nos  semblables.  L'idée  de  la  mort  aujourd'hui 
ne  peut  que  nous  encourager  au  travail,  à  la  pensée,  à 
l'étude  ;  elle  ne  peut  que  nous  inciter  à  produire,  à  voyager, 
à  établir  des  rapports,  afin  de  dérober  à  la  Fatalité  tout 
ce  que  nous  pourrons,  afin  de  soustraire  au  domaine  de 
l'inconscience  la  plus  grande  somme  de  Nature  possible, 
afin  que  la  Mort  nous  trouve  ayant  produit  une  quantité 
de  vie  telle  qu'elle  ne  puisse  rien  contre  nous,  comme 
elle  ne  peut  rien  contre  les  grandes  individualités  dont  la 


2:.2  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

manière  d'être  survit  à  la  destruction  de  leur  organisme. 

Mépriser  la  vie  aujourd'hui  comme  au  moyen  âge, 
parce  qu'elle  est  passagère,  c'est  là  un  argument  qui  man- 
que absolument  de  base.  Et  c'est  à  tort  que  l'on  conclut 
à  la  vanité  de  la  science,  de  l'industrie,  de  l'art,  de 
l'amour,  de  tout  ce  qui  est  grand,  de  tout  ce  qui  est  beau 
dans  l'homme.  Tout  dans  l'univers  est  transitoire.  L'uni- 
vers lui-même  n'est  qu'une  continuité  de  moments,  d'ac- 
tualités. Changer,  passer,  voilà  bien  la  loi  de  la  nature. 
Tout  ce  qui  est  n'a  pas  été  avant  le  moment  d'être,  et  dis- 
paraît ensuite,  c'est-à-dire  change  de  forme.  Aujour- 
d'hui n'existerait  pas  si  hier  n'eût  pas  été,  et  sans  lui 
on  n'atteindrait  pas  le  lendemain.  La  floraison  n'est  qu'un 
moment  du  végétal,  qui  a  été  semence  enfouie  dans  la 
terre,  qui  deviendra  bois  à  brûler,  qui  pourrira  peut-être 
sous  une  couche  de  terreau.  Tout  affreux  qu'il  soit,  le  ver 
à  soie  devient  éclatant  papillon;  après  sa  mort,  d'autres 
insectes  le  dévoieront.  Le  jeune  homme  qui  s'avance, 
d'un  pas  que  rien  n'arrête,  vers  la  vieillesse,  n'a-t-il  pas  été 
un  enfant?  Toute  chose  qui  existe  n'est  telle  que  pour  le 
moment  qu'elle  traverse.  Quelle  folie  si  les  êtres  allaient 
ne  pas  accomplir  les  rôles  auxquels  les  destine  leur  or- 
ganisation, sous  prétexte  que  leur  organisation  n'est  pas 
durable!  Il  n'existe  sur  la  vie  qu'une  théorie  véritablement 
philosophique,  c'est  celle  qui  à  notre  existence  éphémère 
donne  un  but  élevé;  c'est  celle  qui  nous  fait  vivre  afin  de 
créer  la  personnalité  morale,  qui  nous  fait  dédaigner  les 
épreuves  ,  qui  nous  pousse  enfin  à  la  lutte  incessante 
contre  l'ignorance  et  les  mauvaises  conditions  d'existence. 
Poursuivre  hardiment  l'idéal,  c'est  là  ce  qui  nous  fait  nous 
surpasser  nous-mêmes,  car  pour  vivre  il  faut  un  but, 
c'est-à-dire  une  idée  qui  vaille  qu'on  meure  pour  elle. 

On  comprendrait  le  mépris  pour  l'existence  si  elle 
n'était  pas  un  éternel  devenir.  Hartmann  lui-même,  après 
avoir,  grâce  à  son  pessimisme,  conclu  au  malheur  de 
l'existence,  revient  à  la  vérité,  même  en   manquant  à  la 


CONSEQUENCES  PRATIQUES.  293 

logique,  quand  il  dit  que  nous  devons  poursuivre,  de 
toutes  nos  forces,  l'œuvre  de  l'évolution,  ne  serait-ce 
que  pour  épuiser  plus  rapidement  le  malheur  ! 

L'Homme  se  trouve  entre  deux  termes  fatals,  la  nais- 
sance et  la  mort.  Il  naît  sans  le  vouloir,  et  d'ordinaire 
il  meurt  sans  que  sa  volonté  intervienne.  Tout  ce  qu'il 
doit  faire,  c'est  de  tâcher  d'obtenir  que  ces  deux  termes 
soient  aussi  éloignés  que  possible  l'un  de  l'autre,  et,  pen- 
dant le  temps  qui  les  sépare,  d'accumuler  sur  sa  personne 
la  plus  grande  somme  d'impressions,  de  faire  et  de  recti- 
fier le  plus  de  calculs  qu'il  pourra,  de  se  corriger  des  ten- 
dances erronées  ou  perverses  qu'il  aura  acquises,  de 
modifier  celles  qu'il  aura  reçues  par  héritage  afin  déléguer 
à  ses  descendants  (L)une  nature  meilleure,  et  de  multiplier 
son  action  au  profit  de  tous.  Celui  qui  aura  agi  ainsi  rela- 
tivement à  ses  facultés  et  à  ses  aptitudes,  celui  qui  aura 
harmonisé  son  avantage  particulier  avec  celui  d'autrui, 
celui  qui  se  sera  constamment  élevé  vers  un  idéal  toujours 
plus  élevé  d'art,  de  science  ou  de  justice,  celui-là  pourra 
mourir  tranquille,  car  il  aura  accompli  sa  mission  sur  la 
terre.  Au  contraire,  celui  qui  n'a  pas  aimé,  celui  qui  n'a 
connu  d'autre  mobile  que  l'intérêt  du  moment,  celui  qui 
ignore  le  plaisir  que  procure  l'accomplissement  d'une 
bonne  action,  celui  qui  a  vécu  engourdi  dans  un  égoïsme 
transcendental  ou  terrestre,  sans  mutuellisme  d'aucune 


(1)  Il  arrive  souvent  que  l'individu  ne  peut  dompter  les  aptitudes 
héréditaires;  il  est  fréquemment  besoin,  pour  les  vaincre,  de  l'effort  con- 
sécutif de  plusieurs  générations.  On  peut,  en  effet,  lutter  avec  vaillance 
contre  les  mauvaises  tendances  qui  constituent  dans  l'homme  une  se- 
conde nature  ;  mais,  souvent,  on  sort  vaincu  de  ce  combat,  et  alors  c'est 
aux  enfants  à  reprendre  le  duel  en  sous-œuvre;  ils  ne  seront  pas,  en 
effet,  aussi  impuissants  que  leurs  pères,  car,  à  leur  tour,  ils  auront  reçu 
en  héritage  le  résultat  des  efforts  de  ceux-ci  et  par  conséquent  une 
nature  déjà  plus  dominée.  Ainsi,  comme  les  maladies,  les  tendances 
perverses  peuvent  être  éliminées  de  l'organisme,  et  si,  par  hasard, 
elles  reparaissent  plus  tard,  ce  ne  sera  que  comme  un  cas  passager  d'a- 
tavisme. 


294  PARTI  K  PHILOSOPHIQUE. 

espèce,  sans  rayon  d'amour  dans  le  cœur,  sans  éclair 
de  justice  dans  Ja  conscience,  celui  qui  ne  laisse  après 
lui  ni -enfants  ni  œuvres,  celui  qui  n'a  pas  contri- 
bué par  un  seul  acte  au  progrès  universel,  celui-là  se 
prépare  une  triste  fin.  Quand  il  sera  couché  sur  son  lit 
de  douleur  et  qu'il  sentira  les  approches  de  sa  dernière 
heure,  qu'il  appelle  un  prêtre  —  comme  dit  Proudhon  — 
pour  voir  si  au  moyen  des  allégories  religieuses  il  peut 
comprendre  la  Justice  et  entrevoir  l'infini  afin  de  mourir 
tranquille  ensuite. 

Dans  le  chapitre  précédent,  nous  avons  répondu  à  l'ar- 
gument que  Ton  produit  en  faveur  de  la  vie  future,  et  qui 
consiste  à  dire  qu'elle  doit  exister,  pour  que  ceux  qui  n'ont 
pas  obtenu  de  récompense  en  ce  monde  en  obtiennent  du 
moins  une  dans  l'autre.  En  se  prévalant  de  cette  théorie  de 
la  récompense  et  du  châtiment,  on  objecte  que  sans  elle 
la  vertu  sur  la  terre  devient  impossible.  On  dit  que  si  la 
théorie  des  philosophes  modernes  venait  à  se  généraliser, 
elle  enfanterait  l'immoralité  ;  que,  sans  la  perspective  d'une 
récompense  en  faveur  de  la  vertu  et  d'une  peine  contre  le 
forfait,  le  inonde  entier  roulerait  dans  le  crime,  que  nul 
n'agirait  que  guidé  par  l'égoïsme,  que  la  terre  se  conver- 
tirait bientôt  en  enfer,  que,  du  reste,  en  supposant  même 
que  le  châtiment  et  la  récompense  n'existassent  pas  en 
réalité,  ils  sont  du  moins  à  la  fois  un  frein  et  un  aiguillon, 
c'est-à-dire  une  garantie  pour  la  moralité  des  peuples. 

Si  cette  assertion  était  fondée,  elle  ne  tendrait  à  rien 
moins  qu'à  détruire  ce  que  la  théorie  que  nous  avons  for- 
mulée a  de  pratique  ;  nous  nous  voyons  donc  obligé  de  la 
combattre  ici. 

La  science  démontre  catégoriquement  que,  en  tant  que 
moyen  de  réaliser  la  justice,  la  perpétuation  d'une  partie 
de  l'homme  appelée  âme,  ainsi  que  l'imagina  Platon,  ou 
de  son  entière  individualité  avec  son  propre  corps,  ainsi 


CONSÉQUENCES  PRATIQUES.  295 

que  l'avaient  pensé  les  Égyptiens  et  les  Juifs,  n'est  qu'une 
chimère;  la  sociologie  prouve  en  même  temps  que  cette 
conception  n'exerce  aucune  influence  favorable  sur  les 
coutumes  des  adeptes. 

A  une  époque  de  décadence  comme  celle  de  l'appa- 
rition du  christianisme,  alors  que  le  niveau  moral  avait 
tant  baissé,  on  comprend  cette  opinion  de  la  justice  chez 
les  propagateurs  de  la  théorie  d'une  vie  d'outre-tombe  ; 
ils  la  croyaient  salutaire,  car  tout  le  monde  vivait  dans  la 
même  atmosphère,  et  1b  niveau  moral  des  uns  ne  différait 
pas  sensiblement  de  celui  des  autres. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  Saint  Paul  ait  dit  «  que 
si  les  morts  ne  devaient  pas  ressusciter,  lui  et  les  >iens 
seraient  suffisamment  insensés  pour  ne  manger  ni  boire, 
bien  loin  de  s'exposer  aux  périls  par  la  fermeté  de  leurs 
convictions  ».  D'une  part,  en  effet,  l'état  de  la  plèbe  im- 
périale réclamait  des  mobiles  égoïstes,  et  d'un  autre  coté 
un  Juif  de  l'époque,  comme  Paul,  ne  pouvait  recourir  à 
d'autres  arguments.  Quand  il  alla  prêcher  à  Athènes,  au 
milieu  des  gens  les  plus  illustres,  sa  théorie  de  la  résur- 
rection, il  n'obtint  pour  résultat  qu'un  vague  sourire  de 
son  auditoire. 

Mais  cette  argumentation  ne  possède  aujourd'hui  au- 
cune valeur  et  ne  produit  plus  aucun  effet.  Le  sens  moral 
est  plus  élevé  et  personne  ne  considère  comme  moral  un 
homme  qui,  pour  sauvegarder  sa  vertu,  a  besoin  de  mo- 
biles égoïstes.  Un  homme  juste  doit  pratiquer  la  justice 
pour  elle-même  et  non  pas  pour  d'autres  motifs. 

Le  joui1  ou  il  faillira,  le  jour  où  il  doutera,  celui  qui  agit 
en  vue  de  la  récompense  ou  de  la  peine  deviendra  un 
criminel  effréné.  Celui  qui  s'habitue,  au  contraire,  aux 
arrêts  de  sa  propre  conscience  restera  toujours  juste, 
parce  qu'il  porte  en  lui  le  châtiment  ou  la  récompense  de 
ses  actes.  On  n'enchaîne  pas  les  maux  de  cette  vie  par  la 
croyance  à  un  .autre  avenir.  L'immortalité  catholique 
est  attachée  à  la  foi  dans  le  pardon;  le  coupable  sait  que 


20G  PARTIR  PHILOSOPHIQUE. 

Dieu  peut  lui  pardonner  le  mal  qu'il  a  fait  à  autrui.  De 
plus,  l'homme  n'est  coupable  que  devant  Dieu  ;  s'il  pèche, 
il  n'est  châtié  que  parce  qu'il  a  manqué  au  précepte  divin, 
bien  que  son  péché  soit  préjudiciable  à  l'humanité.  11  im- 
porte donc  très-peu  au  chrétien  de  faillir  envers  l'homme 
s'il  n'a  de  compte  à  rendre  qu'à  Dieu  ;  aussi  le  jour  où  le 
crime  lui  est  prêché  au  nom  de  son  Dieu  n'hésite-t-il  pas  à 
le  commettre. 

Nous  avons  déjà  vu  ce  que  renferme  d'antisocial  une 
théorie  qui  tend  à  la  mortification  de  l'homme  en  déclarant 
la  vie  méprisable  et  la  personne  humaine  criminelle  et 
indigne  par  le  fait  de  son  origine. 

L'homme  agit  mal  ou  il  envahit  le  droit  d'autrui  par 
nécessité,  par  instinct  ou  par  ignorance  de  ce  qu'il  fait. 
Quand  il  erre  par  défaut  de  jugement  —  et  c'est  le 
cas  le  plus  général  —  c'est  qu'il  croit  bien  faire;  puisque 
ces  fautes  ne  proviennent  que  de  l'ignorance,  leur  nom- 
bre en  sera  d'autant  plus  restreint  que  les  connais- 
sances scientifiques  seront  plus  répandues  :  si  la  faute 
est  une  conséquence  de  l'hérédité,  la  seule  répression 
possible  réside  dans  le  développement  de  la  raison  et 
de  la  conscience.  Au  bout  de  quelques  années  de  lutte 
avec  lui-même,  l'individu,  en  général  conscient  et  pen- 
sant, se  domine  et,  s'il  ne  parvient  pas  à  un  empire 
complet  sur  soi-même,  il  détruit  du  moins  quelque 
chose  de  l'hérédité  perverse ,  de  sorte  que  ses  succes- 
seurs auront  moins  de  peine  à  se  dominer.  Si  ce  sont 
des  besoins  pressants  qui  ont  poussé  l'homme  à  faillir,  il 
suffit  de  le  placer  dans  des  conditions  qui  lui  permettent 
d'y  satisfaire  sans  recourir  au  crime.  Dans  ce  cas,  le  mal 
réside  tout  entier  dans  un  défaut  d'organisation  sociale 
auquel  on  peut  remédier  par  l'étude.  Ni  le  surnaturel,  ni 
la  perspective  d'une  autre  vie  ne  produisent  d'effet  en  au- 
cun de  ces  cas.  Dans  un  état  social  où  le  produit  obtenu 
par  chacun  serait  proportionnel  à  la  qualité  et  à  la  quan- 
tité de  travail  exécuté  et  par  conséquent  aux  besoins,  où 


CONSEQUENCES  PRATIQUES.  297 

l'instruction  serait  générale,  où  tous  les  membres  auraient 
véritablement  conscience  de  leurs  actes,  les  crimes  dis- 
paraîtraient :  il  ne  se  commettrait  du  moins  que  des  fautes 
légères,  fdles  d'erreurs  spéculatives.  Plus  les  sociétés  se 
civilisent  et  plus  elles  s'humanisent ,  plus  s'accroît  la 
somme  de  bien-être  et  de  moralité.  Dans  les  périodes  pri- 
mitives, où  les  races  aujourd'hui  civilisées  croupissaient 
dans  un  état  de  sauvagerie  analogue  à  celui  des  Papous, 
l'anthropophagie,  la  promiscuité  et  la  bestialité  consti- 
tuaient la  règle.  Dans  les  civilisations  chaldéo-assyrienne 
et  syrio-phénicienne,  l'inceste  était  consacré  et  le  sacrifice 
humain  individuel  et  collectif.  Dans  le  polythéisme  de 
l'Asie  Mineure  et  de  la  Grèce,  la  sodomie  était  tolérée, 
l'inceste  enseigné  par  la  religion  et  l'esclavage  sanctionné 
par  la  loi.  Dans  le  monothéisme  judaïque  on  étendait  la 
mélédiction  jusqu'à  la  cinquième  génération,  il  était  dé- 
fendu de  porter  secours  aux  pestiférés,  le  vaincu  consi- 
déré comme  coupable  était  anathématisé,  des  individus 
enfin  et  des  collectivités  étaient  égorgés  au  nom  de  Dieu. 
L'échafaud  et  le  bûcher  caractérisèrent  le  christianisme  du 
moyen  âge  et  de  la  renaissance.  Mais  bientôt,  et  à  me- 
sure que  la  société  acccomplit  son  évolution  et  s'organise, 
nous  voyons  ces  crimes  disparaître.  Le  degré  de  religion 
est  la  résultante  de  l'état  social  dans  lequel  elle  se  pro- 
duit. Plus  l'organisation  sociale  est  imparfaite,  plus  il  y 
a  domination  du  surnaturel.  «  La  morale  commence  où 
finit  le  dogme,  »  a  dit  Kant.  Ces  crimes  ne  sont  pas  les 
fils  de  la  religion,  comme  on  l'a  prétendu;  mais  la  reli- 
gion ne  les  supprime  pas  non  plus.  L'étude  de  l'évolu- 
tion des  sociétés  humaines  démontre  que  le  crime  pro- 
vient des  mauvaises  conditions  d'existence  dans  lesquelles 
l'homme  se  trouve  physiquement  et  intellectuellement 
placé  et  que  la  théorie  surnaturelle  coïncide  et  dispa- 
raît avec  elles.  Ils  se  préoccupaient  trop  peu  de  la  vie 
future  les  citoyens  de  la  Grèce  et  de  Rome  pour  qu'elle 
influât  sur  leurs  actes,  et  nul  ne  niera  cependant  les  exem- 


298  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

pies  d'honneur  et  de  haute  moralité  qu'ils  ont  légués  au 
monde.  Cicéroti  lui-même,  qui  a  écrit  à  l'aurore  delà  pé- 
riode spiritual iste,  dit  que  ses  concitoyens  n'avaient  cure 
de  ce  qui  pouvait  leur  arriver  après  cette  vie.  Les  tenta- 
tives faites  par  quelques  philosophes  pour  répandre  les 
doctrines  de  la  vie  d'outre-tombe  n'altéraient  en  rien  les 
actes  de  la  vie  publique  ou  privée. 

L'accomplissement  du  devoir,  celui  du  bien  ou  du  mal 
dépendent  de  la  conscience.  Si  nous  savons  que  telle  ac- 
tion est  malhonnête,  nous  ne  la  commettrons  pas,  quelle 
que  soit  l'autorité  de  celui  qui  nous  la  prescrit,  et  si  nous 
savons  que  telle  autre  est  juste,  au  contraire,  et  que  nous 
ayons  le  droit  de  la  commettre,  nul  ne  nous  empêchera 
d'aller  à  elle;  si  parla  force  matérielle  on  nous  empê- 
che de  l'accomplir,  nous  protesterons  dans  notre  for  in- 
térieur et  nous  conspirerons  contre  la  force  qu'on  nous 
oppose.  C'est  là  l'œuvre  de  l'humanité  dans  tous  les 
temps. 

Se  livrer  à  un  dogme  qui  dit  à  l'homme  :  Ceci  est  bon, 
ceci  est  mauvais;  à  une  Église  qui  toujours  subordonne 
la  morale,  rapport  purement  humain,  à  l'ai  h  ira  lion  di- 
vine, l'acte  de  justice  à  l'acte  de  religion  et  même  à  la  con- 
venance du  rite  et  de  ses  fonctionnaires,  c'est  par  l'abdi- 
cation de  la  conscience  fausser  la  morale  dans  sa  base, 
c'est  se  déclarer  impuissant  à  connaître  la  justice,  c'est, 
dans  une  société  dont  les  membres  ne  sont  pas  aptes  au 
sentiment  de  la  justice,  rendre  à  coup  sur  la  pratique  de  la 
morale  impossible. 

D'autres  objectent  que  le  scepticisme  de  l'époque,  que 
les  hésitations  des  derniers  instants  de  la  vie  chez  certains 
philosophes  sont  les  indices  certains  de  l'immoralité  de 
la  théorie  positiviste.  «  Si  l'homme  aujourd'hui  n'est  pas 
heureux,  disent-ils,  s'il  hésite  et  s'il  doute,  c'est  parce 
qu'il  a  déserté  la  foi,  voilà  ce  que  reconnaissent  plusieurs 
à  leur  heure  dernière.  » 

Il   importe   de   considérer   (pie  nous  vivons  dans  une 


CONSEQUENCES  PRATIQUES.  299 

période  de  transition.  Beaucoup  d'esprits  adoptent  des 
théories  philosophiques  dont  ils  ne  pratiquent  pas  les  con- 
séquences sociologiques.  De  plus,  nous  supportons  l'héri- 
tage de  plusieurs  générations  surnaturalistes,  et  lorsque, 
par  faiblesse  cérébrale  ou  pour  toute  autre  cause,  la  rai- 
son s'affaiblit ,  l'hérédité  triomphe  et  le  fond  surnatu- 
raliste que  nous  portons  tous  en  nous  reparaît;  les 
connaissances  acquises  par  l'étude  s'étaient  superposées 
sur  ce  fond  et  l'avaient  effacé,  mais  la  science  acquise 
s'affaiblissant,  il  reprend  le  dessus.  Ce  phénomène  d'hé- 
sitation aux  derniers  moments  de  la  vie  s'est  également 
produit  clans  l'histoire,  lorsque  le  paganisme  agonisant 
cédait  devant  l'envahissement  des  idées  chrétiennes. 

Le  malaise,  l'hésitation  et  la  tristesse  qui  se  manifestent 
dans  les  esprits,  le  désespoir  de  certains  qui,  ne  croyant 
plus  au  passé,  voient  encore  l'avenir  trop  ténébreux  pour 
espérer  en  lui,  l'immoralité  des  autres,  qui  se  sont  affran- 
chis de  la  Religion  avant  d'être  assujettis  à  la  loi  du  devoir 
imposée  par  la  conscience,  sont  autant  de  phénomènes 
qui  s'évanouiront  le  jour  où  les  idées  nouvelles  auront 
définitivement  pris  possession  du  monde.  Un  éminent 
critique  spiritualiste  français,  M.  Caro,  l'affirme  en  ces 
termes  : 

«  Plus  tard,  si  ces  systèmes  devaient  triompher,  le  con- 
flit cesserait,  et  avec  lui  l'état  violent  et  pathétique  des  es- 
prits, favorable  aux  inspirations  du  poète.  Si  ces  doc- 
trines étaient  la  vérité,  toute  la  vérité,  il  n'y  aurait  pas 
plus  de  haine  et  de  colère  contre  Jéhovah  que  nous  n'en 
avons  aujourd'hui  contre  Jupiter.  Il  n'y  aurait  plus  qu'une 
philosophie,  la  physique  —  qu'une  religion,  la  physique 
—  qu'une  poésie,  encore  et  toujours  la  physique  !  La  tris- 
tesse même,  la  sombre  inspiration  de  ces  poèmes  ne  serait 
plus  possible.  Elle  ne  peut  être  que  le  résultat  d'une  com- 
paraison entre  les  dogmes  nouveaux  et  les  dogmes  an- 
ciens. On  sait  ce  qu'on  quitte,  on  s'effraye  de  ce  qu'on  va 
trouver  à  la  place.  Voilà  d'où  naît  ce  trouble  affreux  de 


300  PARTIE  PHILOSOPHIQUE. 

l'esprit.  L'apaisement  se  fera,  l'abaissement  plutôt,  irré- 
médiable, définitif,  si  les  nouveaux  dogmes  peuvent  ja- 
mais établir  leur  empire  (1).  » 

Ceux  qui  opposent  à  la  théorie  positiviste  l'argument 
de  la  tristesse  et  du  malaise  des  esprits,  peuvent  voir 
qu'on  ne  saurait  lui  imputer  ces  conséquences,  simples 
résultats  de  l'état  de  lutte  et  de  transition.  Nous  ne  pré- 
tendons pas  que  les  idées,  que  les  théories  que  nous 
avons  exposées  rendent  l'homme  absolument  heureux, 
car  nous  savons  que  l'absolu  n'est  pas  réalisable  ;  ce 
que  nous  affirmons,  c'est  qu'elles  sont  conformes  aux 
enseignements  de  la  science  et  que  non-seulement  elles 
n'empêchent  pas  la  justice  de  se  produire  sur  la  terre, 
mais  encore  que,  voyant  que  ce  n'est  qu'ici-bas  qu'il  doit 
réaliser  cet  idéal,  l'homme  y  tendra  de  toutes  ses  forces 
afin  de  pouvoir  en  obtenir  chaque  jour  une  quantité  plus 
grande. 

(I)  Revue  des  deux  inondes,  13  mai  1874  :  La  Poésie  philosophique 
dans  les  nouvelles  écoles.  Un  poète  positiviste. 


LIVRE  SECOND 


LE  DÉMON 

ÉVOLUTION  DE  L'IDÉE  DU  MAL  A  TRAVERS 
SES  PERSONNIFICATIONS 


LE  DÉMON 

ÉVOLUTION  DE  L'IDÉE  DU  MAL  A  TRAVERS 
SES  PERSONNIFICATIONS 


L'homme  des  civilisations  primitives  tend  à  expliquer 
les  phénomènes  naturels  au  moyen  de  l'anthropomor- 
phisme ou  du  zoomorphisme  ;  si  le  vent  siffle,  si  les 
rivières  coulent ,  si  des  rocs  se  détachent  des  monta- 
gnes et  roulent  jusqu'au  fond  de  la  vallée,  si  l'éclair  dé- 
chire la  nue,  si  le  ciel  s'empourpre  à  l'aurore,  il  attribue  ces 
phénomènes  à  l'influence  de  quelque  être  semblable  à  lui 
ou  semblable  aux  animaux  qui  l'entourent.  Derrière  cha- 
que action  naturelle,  il  entrevoit  une  volonté  personnelle 
comme  cause  immédiate  ;  derrière  chaque  objet  de  la  na- 
ture, il  croit  apercevoir  une  puissance  corporelle  occulte  ; 
mais  son  intelligence  ne  va  pas  au  delà  ;  elle  s'égare  au 
sein  de  cet  immense  chaos  d'entités  surnaturelles.  Ces 
entités  sont  les  doubles  moi  des  ancêtres,  les  ombres,  les 
images  vagues  dont  il  croit  que  l'existence  se  poursuit 
au  sein  de  la  nature.  Elles  ne  sont  pas  encore  des  per- 
sonnifications des  forces  naturelles,  caria  personnification 
exige  des  procédés  d'analyse  et  d'abstraction,  et  ce  tra- 
vail est  trop  complexe  pour  des  esprits  primitifs;  elles  ne 
sont  que  les  simples  auteurs  invisibles  des  phénomènes. 
Les  esprits  des  amis  sont  les  bons  génies,  ceux  des  en- 
nemis sont  les  mauvais.  C'est  là  le  fond  de  la  religion 
primitive. 

A  ces  époques  reculées,  le  Mal  est  donc  attribué  à  divers 


30  i  LE  DEMON. 

êtres  antithétiques  de  ceux  qui  produisent  le  Bien,  comme 
chez  les  Accadiens,  dont  la  théogonie,  avec  ses  Utuq  (1), 
Alal  (2),     Gigim,   Telal   (3),  Maskim  (4)   et  Innin   (5), 
semblait  être  plutôt  une   démonologie,  ou  comme  chez 
les  Teutons  avec  leurs  lutiv.s  et  leurs  fées.   Plus   tard, 
la  science  sacrée  subordonne  les  actions  naturelles  les 
unes  aux  autres  ;  avec  les  phénomènes  se  subordonnent 
également  leurs  causes  hypothétiques  efficientes,  c'est- 
à-dire  les  dieux  et  les  diables,  et,  en  généralisant,  on  ar- 
rive à  synthétiser  en  deux  êtres  suprêmes  ou  même  en  un 
seul  les  séries  ainsi  formées.  En  deux,  comme  chez  les  Ira- 
niens, avec  Ahouramazda  et  Agromanyous;  chezles  Egyp- 
tiens, avec  Osiris  etTyphon  ;  chezles  Slaves  primitifs,  avec 
le  Dieu  blanc  et  le  Dieu  noir.  En  un  seul,  comme  chez  les 
Chaldéo-Babyloniens  et  chez  les  Phéniciens  avec  Baal  ou 
Bel;   chez  les  Juifs,  avec  Iahweh.  Dans  ce  dernier  cas, 
Dieu  produit  le  mal  comme  le  bien  ;   il  le  produit  d'une 
manière  fatale  et  périodique,  au  moyen  de  son  hypostase 
fatidique,  lorsqu'il  est  Baal-Moloch  ;   il  le  produit  d'une 
manière   arbitraire    lorsqu'il    est  le   Iahweh    qui   tonne 
contre  son  peuple.  C'est  ici  que  nous  pourrions  marquer 
le  point  culminant  de  la  religion.   Dieu  est  tout.  Non- 
seulement  il  peut  tout,  mais  encore  il  fait  tout,  le  bien  et 
le  mal  ;  bientôt,  par  nécessité,  le  monothéisme  se  décom- 
pose encore.  On  ne  conçoit  pas  que  le  Dieu  unique  produise 
directement  cette  immensité  de  phénomènes  naturels  et 
sociaux,  dont  plusieurs  sont  contradictoires.  On  cherche 
alors  des  êtres  intermédiaires  entre  le  monde  et  lui.  Pour 
expliquer  le  mal,  on  dit  qu'un  être  qu'il  avait  créé  puis- 
sant et  bon  s'est  révolté  et  qu'il  bouleverse  la  création  et 
le  genre  humain;  pour  le  combattre,  il  faut  donc  que 

(1)  Ce  mot  signifie  Diable. 

(2)  Le  Destructeur. 

(3)  Le  Guerrier. 

(4)  Celui  qui  dresse  des  embuscades. 
(î>)  Espèce  de  vampire. 


L'IDÉE  DU  MAL.  305 

Dieu  envoie  au  monde  une  de  ses  émanations,  qui  est 
l'Homme-Dieu.  Deux  groupes  hiérarchiques  d'êtres,  ser- 
viteurs des  deux  puissants  adversaires,  pratiquent  le  bien 
ou  le  mal,  poussent  l'homme  vers  la  vertu  ou  vers  le 
crime,  comme  s'il  était  un  simple  automate  mû  par  deux 
forces  opposées.  Mais  peu  à  peu  l'observation  accumule 
les  données  de  l'expérience  ;  la  méthode  scientifique  fait 
alors  son  apparition;  les  rapports  naturels  entre  tous 
les  phénomènes  sont  plus  sûrement  appréciés,  et,  grâce 
à  la  formation  d'un  corps  de  doctrine  indépendant 
du  dogme,  les  êtres  chimériques,  produits  des  supersti- 
tions primitives  du  genre  humain,  s'évanouissent  lente- 
ment. Alors  le  Bien  et  le  Mal  sont  considérés  comme 
étant  de  purs  rapports.  L'absolu  est  rejeté  du  champ  de 
la  morale.  Aux  époques  théologiques,  certains  phéno- 
mènes entièrement  distincts  avaient  été  réputés  comme 
le  produit  du  mal,  tels  que  la  nuit,  le  froid,  la  paresse,  la 
misère,  les  maladies,  la  mort,  qui  est  le  dernier  des  maux, 
aussi  bien  que  la  beauté,  l'art,  les  passions,  la  nature, 
l'esprit  de  liberté  et  d'investigation,  et  jusqu'à  la  pensée 
elle-même.  Dans  la  période  positive,  on  distingue  le  mal 
inconscient,  résultat  de  la  nature,  du  mal  conscient,  c'est- 
à-dire  de  l'injustice  ;  l'homme,  en  toute  connaissance  de 
cause,  lutte  contre  la  nature  tout  en  la  mettant  à  contri- 
bution pour  se  procurer  le  bien-être,  et  il  lutte  également 
contre  ses  semblables  pour  atteindre  le  plus  haut  degré 
de  justice  possible. 

En  résumé,  nous  pouvons  dire  que,  jusqu'à  présent, 
chaque  époque  a  eu  son  démon,  c'est-à-dire  la  personni- 
fication de  ce  qu'elle  a  pris  pour  le  mal.  Tantôt,  cette 
personnification  a  été  multiple  ;  on  a  cru  en  plusieurs 
principes  méchants,  il  y  a  eu  plusieurs  démons.  Tantôt,  la 
personnification  du  mal  n'a  pas  été  distincte  ;  confondue 
avec  celle  du  bien,  elle  a  formé  partie  du  mythe  unique, 
elle  a  été  une  de  ses  hypostases  ou  une  de  ses  manières 
d'être.  Une  seule  personnalité  omnipotente  qui  a  été  tout 

20 


306  LE  DKMON. 

par  elle-même  fut  diable  et  dieu  à  la  fois.  Tantôt,  enfin, 
le  Mal  a  obtenu  une  personnification  particulière,  dis- 
tincte, antithétique  de  la  personnification  du  Bien,  et  vivant 
la  vie  des  hommes  ainsi  qu'une  personne  réelle.  Alors  le 
Démon  a  fait  la  guerre  à  Dieu,  son  adversaire  direct. 
L'époque  moderne  rejette  ces  personnifications,  parce 
qu'elle  croit  que  le  Bien  ou  le  Mal  sont  de  simples  rapports 
entre  les  êtres,  et  non  pas  le  produit  d'entités  surnatu- 
relles. 

Nous  allons  suivre  pas  à  pas  l'idée  du  Mal  à  travers  ses 
personnifications  diverses.  Nous  allons  assister  à  ses  évo- 
lutions, voir  les  formes  qu'elle  revêt,  essayer  d'expli- 
quer l'idée  que  chaque  forme  contient  en  soi,  c'est-à-dire 
la  conception  que  chaque  peuple  a  possédée  du  mal  et  le 
jugement  qu'il  en  a  porté.  Puis,  nous  pénétrerons  au 
sein  de  l'époque  moderne  où  la  philosophie  brise  enfin  les 
vieux  moules  dans  lesquels  la  pensée  humaine  prenait 
forme,  et  où  les  personnifications  horribles  s'évanouissent 
sous  l'observation  comme  de  vains  fantômes  de  la  nuit 
que  dissipe  l'aurore. 


TYPHON 


Après  l'expulsion  des  Hyksos,  le  Mal,  en  Egypte,  est  per- 
sonnifié par  Set  ou  Typhon,  être  pervers  par  excellence. 
Avant  cette  date,  le  Mal,  parait-il,  était  symbolisé  par  un 
dragon  ou  un  serpent,  mais  il  n'était  pas  uniquement 
représenté  dans  un  mythe  ;  il  fallut  le  grand  désastre 
national  de  l'invasion  des  pasteurs  nomades  pour  que  les 
Egyptiens  conçussent  un  Dieu  méchant  et  lui  attribuas- 
sent la  toute-puissance.  Quelques  auteurs  ont  voulu  assi- 
miler le  Set  égyptien  au  Satan  chrétien.  Rien  n'est 
moins  exact.  Bien  que  tous  les  deux  soient  en  effet  une 
personnification  du  mal,  ils  ne  peuvent  se  différencier 
davantage.  Satan,  dès  le  principe,  fut  un  serviteur  de 
Dieu,  chargé  par  lui  d'accuser  et  même  de  tenter  les 
hommes.  Set  au  contraire,  avant  de  personnifier  le  Mal, 
avait  été  un  Dieu  prévoyant,  symbole  de  valeur  et  de  force. 
Dans  le  cours  de  son  évolution,  Satan,  au  moyen  âge, 
personnifia  la  Nature  dans  ses  plus  splendides  manifesta- 
tions; il  fut  la  Raison  qui  éloigne  l'homme  de  l'aveugle 
croyance  ;  il  fut  l'esprit  tentateur  de  la  chair,  l'investiga- 
tion qui  engendre  le  savoir  humain,  lequel  prétend  riva- 
liser avec  l'omniscience  divine  ;  il  fut  enfin  la  liberté  sous 
tous  ses  aspects  en  lutte  avec  l'autorité  et  la  hiérarchie.  Le 
Set  égyptien,  après  sa  chute,  symbolisa  au  contraire  la 
partie  négative  de  la  Nature,  son  annulation,  et  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  sa  mort;  en  morale,  il  personnifie 
l'ignorance  et  la  barbarie  ;  en  politique,  les  invasions 
étrangères  des  peuples  dépourvus  de  civilisation. 


:m  LE  DEMON. 

Voici  comment  se   forma  le  mythe  et  comment  il  se 
transforma. 

Un  jour,  plusieurs  peuples  de  l'Asie  pénétrèrent  dans 
la  Basse  Egypte  pour  s'en  emparer.  Le  plus  terrible  des 
fléaux  s'abattit  sur  la  patrie  des  Pharaons.  La  Basse 
Egypte  se  vit  inondée  par  un  déluge  de  sauvages.  Des 
tribus  nomades,  habituées  à  vivre  du  produit  mesquin  de 
leurs  troupeaux  ou  de  rapines,  poussées  par  la  convoitise, 
se  précipitèrent  en  masse  sur  les  cités  des  bords  du  Nil, 
qu'elles  soumirent  par  la  force  brutale  du  nombre.  Chaque 
phalange  de  ces  hordes  barbares  composait  une  nation, 
chaque  chef  était  un  roi  qui,  pour  soldats,  comptait  tous 
ses  vassaux.  L'invasion  barbare  de  l'Asie  étouffa  la  civi- 
lisation de  l'Afrique  comme  une  avalanche  détruit  la 
végétation  d'une  prairie.  Son  impétuosité  fut  telle,  qu'au- 
cune barrière  ne  put  la  retenir.  Les  naturels  du  pays  qui 
refusèrent  de  prêter  obéissance  furent  plongés  dans  la 
servitude  ou  mis  à  mort.  Sous  le  poids  accablant  de  cette 
population  de  pasteurs,  la  vieille  Egypte  se  trouva  étouffée, 
attendant  l'heure  de  la  résurrection,  comme  les  morts  qui 
descendaient  à  l'Amenti,  emprisonnés  par  les  démons 
de  Typhon,  attendaient  aussi  la  résurrection. 

La  tradition  arabe  appelle  ces  peuples  des  Amalécites; 
sur  les  monuments  égyptiens,  ils  figurent  sous  le  nom  de 
Aamu  qu'on  donnait  aux  Sémites  en  général  ;  l'histoire 
hébraïque  les  considère  comme  les  ancêtres  des  Israélites, 
et  les  légendes  des  Berbères  comme  des  Philistins  ou  des 
Phéniciens;  mais  le  plus  probable  c'est  que  cette  invasion, 
connue  sous  le  nom  d'invasion  des  Hyksos,  renfermait  des 
peuples  de  toutes  ces  provenances. 

Le  dieu  de  ces  tribus  était  Sutech  (1).  Le  roi  Apophis 
(quatrième  roi-pasteur,  selon  Manéthon),  souverain  maître 
de  la  Basse  Egypte,  le  choisit  comme  dieu  suprême,  le 
plaça  au-dessus  de   toutes  les  divinités  de  l'Egypte  et 

(1)  Papyrus  Saliier,  I. 


TYPHON.  309 

éleva  en  son  honneur  à  Ha-uar  (1)  un  temple  colossal  et 
splendide  dont  les  restes  se  découvrent  encore  près  de  la 
ville  qui  s'appelle  aujourd'hui  Tanis  ou  San.  D'après 
Pleyte,  le  culte  de  Sutech  et  celui  de  l'un  des  antiques 
dieux  de  l'Egypte  appelé  Sot,  qui  se  pratiquait  à  Ombos,  se 
confondirent  et  par  la  suite  n'en  formèrent  plus  qu'un, 
comme  si  les  envahisseurs  eussent  reconnu  leur  dieu  dans 
celui-ci.  Bientôt  les  princes  s'honorèrent  en  s'appelant  les 
favoris  de  Set  ou  de  Sutech.  C'était  Set  qui  purifiait  les  rois 
et  leur  communiquait  la  force  et  la  vie  éternelle  (2).  C'é- 
tait lui  qui,  avec  Hor,  les  couronnait.  Set-Noubti  leur  don- 
nait la  couronne  de  la  Basse  Egypte,  pendant  que  Hor 
leur  remettait  celle  de  l'Egypte  Supérieure.  Les  rois  à  leur 
tour  se  prosternaient  devant  lui,  l'appelaient  «  dieu  bon», 
«astre  des  deux  mondes»  (3)  et  «fils  du  Soleil».  Ils  lui 
sacrifiaient  de  leurs  propres  mains  de  magnifiques  of- 
frandes, quelques-uns  môme  portaient  son  nom  (4); 
d'autres  lui  élevèrent  des  statues  ;  son  image  fut  gravée 
sur  l'épaule  et  sur  les  pieds  des  colossales  effigies  des 
rois  (5),  ainsi  que  sur  la  poitrine  des  sphinx.  De  toutes 
parts  on  pouvait  lire  des  inscriptions  en  son  honneur, 
dans  les  temples,  sur  les  pierres  funéraires,  sur  les  obé- 
lisques et  jusque  sur  les  scarabées.  On  poussa  ce  culte 
plus  loin,  on  considéra  ce  dieu  comme  la  providence  de 
l'Egypte,  comme  le  destructeur  des  armées  étrangères,  on 
l'appela  «  le  roi  céleste  » ,  «  le  grand  dieu  » ,  «  le  vigilant  » , 
«  le  souverain  maître  de  la  victoire»,  et  on  le  représenta 


(1)  Avaris. 

(2)  Papyrus  34o  du  musée  de  Leyde. 

(3)  Pour  les  Egyptiens,  les  deux  mondes  étaient  la  Haute  et  la  Basse 
Egypte. 

(4)  Sutechti  de  Sutech,  Seti-Menephtah,  etc.,  de  même  que  d'autres, 
faisaient  précéder  leur  nom  de  Ra,  habitude  analogue  à  celle  du  christia- 
nisme qui  fait  précéder  le  nom  patronymique  de  celui  d'un  saint. 

(5)  Voir  le  colosse  de  Seti  II,  au  Louvre,  dont  le  pendant  se  trouve 
au  musée  de  Turin. 


310  LE  DÉMON. 

comme  Ra,  dieu  suprême  tuant  le  dragon  monstrueux, 
symbole  du  mal  (1). 

Son  règne  fut  un  règne  de  bonheur  et  de  prospérité.  Les 
étrangers  eux-mêmes  qui  habitaient  l'Egypte  l'adoraient 
comme  leur  dieu.  Le  peuple  hébreu  le  vit  briller  comme 
un  soleil  de  bonne  fortune  ;  certains  auteurs  affirment 
même  que  c'est  sous  son  influence  que  Moïse  convertit 
les  Israélites  au  monothéisme  (2).  Mais  tout  déchoit  en  ce 
monde,  même  les  dieux!  Le  tour  de  la  déchéance  de  Set 
arriva  aussi.  La  vingtième  dynastie  occupait  le  trône,  lors- 
que l'Egypte,  ressuscitant  par  un  vigoureux  effort,  expulsa 
les  Hyksos.  Alors,  par  une  réaction  soudaine,  Set  passa 
pour  avoir  été  favorable  aux  dominateurs  ;  on  le  détrôna 
pour  avoir  protégé  les  ennemis  de  la  patrie.  Le  mépris 
qu'il  inspira  à  partir  de  ce  moment  surpassa  la  vénération 
dont  jusque-là  il  avait  été  l'objet.  L'invasion  asiatique  fut 
considérée  comme  la  plus  terrible  des  plaies  d'Egypte.  Et, 
comme  on  croyait  qu'il  l'avait  favorisée,  on  en  induisit 
qu'il  ne  pouvait  être  que  le  dieu  du  mal.  Toujours  les 
dieux  déchus  deviennent  des  diables  !  On  dit  aussi  qu'à 
la  suite  de  l'expulsion  des  envahisseurs,  Set  s'était  enfui 
monté  sur  un  àne ,  que,  dans  sa  hâte  d'abandonner 
l'Egypte,  il  avait  marché  pendant  sept  jours  sans  s'arrêter, 
et  qu'en  touchant  la  terre  d'Asie,  il  avait  eu  deux  fils 
appelés  Palestinus  et  Judœus,  dont  chacun  représentait 
un  peuple  (3). 

A  partir  de  ces  événements,  le  culte  du  dieu  fugitif  fut 
persécuté,  ses  statues  renversées  et  brisées;  son  nom,  ses 


(1)  Voir  Pleyte,  la  Religion  des  préisraéliles,  planche  II,  fig.  2,  3,  4,  S, 
et  note  29  de  la  seconde  partie,  p.  221. 

(2)  Le  dieu  des  Israélites  qui,  après  Moïse,  porte  le  nom  de  Ialuveh  était 
connu,  avant  lui,  parmi  les  préisraéliles,  sous  celui  de  Schaddai,  dieu 
des  pâturages,  et  plus  tard  sous  celui  de  El,  au  pluriel  Eloim.  L'ana- 
logie entre  Schaddai  et  Set  a  fait  croire  à  certains  auteurs  que  le  dieu 
des  Israélites  était  le  Set  égyptien  ou  qu'il  en  provenait. 

(3)  Plutarque,  De  Is.  et  Osir.,  xxxi. 


TYPHON.  311 

insignes,  son  image,  ses  inscriptions,  tout  ce  qui  le  rap- 
pelait enfin  fut  recherché  avec  fureur  et  proscrit,  effacé  ou 
mutilé,  tellement  qu'à  peine  en  resta-t-il  le  souvenir.  Sur 
les  cartouches  royaux  son  nom  fut  remplacé  par  celui 
d'un  autre  dieu.  Les  prêtres  égyptiens  dirigeaient  les 
recherches  et  ils  s'en  acquittaient  avec  zèle;  ainsi,  sur 
tous  les  monuments  qu'ils  ne  pouvaient  détruire  ou  muti- 
ler, ils  substituaient  aux  vieux  noms  et  aux  vieilles  images 
de  Set  le  nom  et  l'image  d'Osiris,  afin  que  les  généra- 
tions futures  ne  pussent  s'apercevoir  d'un  vide  ni  même 
soupçonner  son   existence. 

Lorsque  les  rois  de  la  vingt  et  unième  dynastie  mon- 
tèrent sur  le  trône,  il  ne  restait  plus  en  Egypte  la  moin- 
dre trace  du  dieu,  et.  à  partir  de  ce  moment,  on  n'en 
parla  plus  comme  d'une  divinité,  mais  bien  comme  d'un 
être  pervers  que  l'on  représenta  sous  la  forme  d'un 
reptile  combattu  par  Hor,  le  dieu  de  la  vie  sur  la  terre,  du 
lever  du  jour,  de  la  végétation  qui  s'épanouit,  du  soleil 
nouveau  qui  brille  dans  l'espace.  On  lui  donna  des  noms 
d'une  signification  sinistre,  Baba  (1),  Smu,  Apap  (2),  et  on 
l'appela  «le  dieu  malin  qui  se  repaît  de  cadavres,  qui 
dévore  les  cœurs,  qui  terrasse  les  faibles  »  (3).  Les  jours 
qui  lui  furent  consacrés  furent  des  jours  néfastes;  tous 
ceux  qui  voulaient  faire  un  maléfice  l'invoquaient  (4).  Sa 

(1)  Rituel  funcrevre,  chap.  xvir,  ligne  67,  vers.  128. 

(2)  Rituel  funéraire,  chap.  xv,  7. 

(3)  M.  deRougé,  Etude  sur  le  llilucl  funéraire,  Revue  archéologique, 
1860.  Introduction  et  traduction  des  titres  de  divers  chapitres  du  Rituel 
et  du  chapitre  xvn. 

(4)  Voici  la  formule  de  la  terrible  prière  qu'on  adressait  à  Seth  :  «  Je 
t'invoque,  terrible  invisible,  toi  qui  détruis  tout,  toi  qui  produis  le  dé- 
sert... Tu  as  été  appelé  celui  qui  renverse  tout  ce  qui  n'a  pas  été  vaincu  ; 
je  t'invoque  par  tes  propres  noms  en  vertu  desquels  tu  ne  peux  refuser 
ce  que  je  te  demande.  Jôerbeth,  Jopakerbeth,  Jobalchoreth,  viens  à  moi 
tout  entier,  marche  et  terrasse  celui  ci  ou  celui-là  par  la  gelée  ou  par 
la  chaleur,  car  il  m'a  injurié  et  il  a  répandu  le  sang  phyôn  dans  sa  mai- 
son. »  Reuvens,  I,  p.  39.  Chabas,  Papyrus  Harris,  p.  180. 


312  LE  DEMON. 

figure  était  celle  d'un  serpent  ou  d'un  aspic,  et  parfois 
celle  d'un  cerf  ou  d'un  due.  Dans  les  constellations  céles- 
tes, aux  quartiers  d'hiver,  on  le  représenta  sous  la  forme 
d'un  hippopotame.  On  crut  qu'il  était  le  père  du  féroce 
crocodile  Mako  (1).  On  lui  attribua  la  création  des  déesses 
mauvaises  de  la  Phénicie,  Anata  et  Astarté,  qui  conçoi- 
vent et  n'enfantent  pas  (2).  On  affirma  encore  que  c'était 
lui  qui  arrêtait  le  divin  Osiris  dans  sa  course,  qui  s'em- 
parait de  la  lumière  et  qui  répandait  les  ténèbres  ;  on  as- 
sura enfin  qu'il  régnait  non-seulement  sur  les  barbares 
pasteurs  de  l'Asie,  mais  encore  qu'il  était  le  dieu  des 
nègres. 

C'est  alors  qu'Osiris  vint  occuper  la  place  laissée  va- 
cante par  le  départ  de  Set  ;  il  régna  avec  Isis,  sa  femme, 
déesse  de  la  Nature,  et  avec  Hor,  son  fils,  emblème  de  la 
vie.  Osiris,  Isis  et  Hor  ont  tous  trois  le  même  âge  ;  ils 
sont  contemporains  ;  ils  composent  ensemble  la  sainte 
trinité  de  l'univers,  laquelle  n'est  pas  distincte  d'Osiris, 
mais  est  Osiris  lui-même,  qui  s'engendre  et  se  renouvelle 
en  sa  personne.  Mais  Typhon  voulut  se  venger,  et,  un 
jour,  aidé  de  soixante-douze  démons,  il  s'empare  d'Osiris, 
l'enferme  dans  une  caisse  en  bois  qu'il  fait  sceller  par  les 
siens  avec  du  plomb  fondu  (3)  et  le  jette  dans  le  Nil,  où  le 
dieu  périt  étouffé.  En  sentant  le  dieu  mort  dans  le  sein 
de  ses  flots,  le  Nil  se  gonfle,  mugit,  déborde  et  de  ses  eaux 
rougeâtres  inonde  les  campagnes.  Alors  Set  souffle  sur 
la  terre  sa  froide  haleine,  il  amortit  l'éclat  de  la  lumière 
et  dessèche  les  plaines. 

En  présence  de  cette  mort  du  dieu,  les  êtres  ré- 
pandent tous  des  larmes  ;  les  plantes  elles-mêmes  s'as- 
socient à  l'universelle  douleur,  elles  languissent  et  meu- 
rent. Le  scarabée  se  cache  sous  les  pierres,  l'ibis  prend 


(1)  Cbabas,  Papyrus  Harrif,  vi,  8. 

(2)  Chabas,  Papyrus  Barris,  m,  10. 
(3ï  Lefcbure,  le  Mythe  osirien,  p.  190. 


TYPHON.  313 

son  vol  vers  des  régions  nouvelles,  le  crocodile  s'enfouit 
dans  la  vase  du  fleuve  ,  et  l'Egyptien  désolé  erre  en 
s' écriant  :  «  Le  dieu  est  mort!  »  Pendant  ce  temps. 
Set,  le  malfaisant,  frappe  toute  la  nature  de  sécheresse. 
Mais,  clans  son  désespoir,  Isis  s'est  mise  à  parcourir  la 
terre,  appelant  à  grands  cris  son  divin  époux  ;  elle  le  ren- 
contre enfin  à  Byblos,  où  les  eaux  ont  porté  le  coffre  qui  le 
renfermait. 

En  arrivant  en  Phénicie,  la  caisse  s'était  arrêtée  sous 
un  pin  ;  immédiatement,  cet  arbre  s'était  développé  sous 
l'influence  de  la  force  du  dieu  qu'il  abritait,  et  il  s'é- 
tait transformé  en  un  cèdre  gigantesque  (1).  Puis,  on 
l'avait  coupé  et  transporté  au  palais  du  roi  de  Byblos 
pour  en  faire  une  colonne  qui  soutint  sa  toiture,  le  ciel, 
et  reposât  ses  bases  en  enfer.  Bientôt  Isis  apprend  tous 
ces  détails  d'Anubis  ;  alors,  elle  touche  la  colonne  de 
la  main  et  en  fait  sortir  le  coffre  et  le  cadavre  de  son 
époux  qu'elle  s'empresse  d'aller  cacher  dans  l'épaisseur  du 
bois  sacré. 

Mais  tous  ses  efforts  sont  vains;  Set  l'a  aperçue;  il 
reprend  le  cadavre  et  le  coupe  en  quatorze  morceaux 
qu'il  éparpille  avec  rage  autour  de  lui.  Isis  recherche  ces 
morceaux  et  les  trouve  tous,  moins  un  ;  celui  qui  man- 
que est  l'organe  qui  la  rend  féconde!  Alors,  reconstrui- 
sant le  corps,  elle  met  à  la  place  du  membre  absent  un 
spadice  de  sycomore,  et  Orisis  ressuscite  dans  toute  sa 
majesté;  immédiatement,  il  envoie  son  fils  Hor  à  la  re- 
cherche de  Set  avec  ordre  de  le  tuer  ;  et,  avec  l'aide  de 
Thot,  le  temps,  Hor  bat  son  ennemi,  mais  il  ne  peut  par- 
venir à  le  mettre  à  mort  ;  après  quoi,  il  règne  dans  le  ciel, 
brillant  dans  l'espace  azuré,  tandis  qu'Osiris  règne  dans 
les  régions  inférieures  (2). 

Telle  est  lalégen  de  mythologique.  Quel  en  est  le  sens? 


(1)  Deveria,  Catalogue,  p.  147. 

(2)  Plutarquc,  De  Is.  el  Osir. 


314  LE  DEMON. 

quelles  idées  renferme-t-elle ?  C'est  ce  que  nous  allons 
examiner. 

En  Egypte,  la  végétation  se  développe  pour  ainsi  dire 
toute  seule,  avec  peu  d'efforts  ;  il  suffit  que  l'homme  ou  les 
oiseaux  déposent  la  semence  dans  les  champs  sur  les- 
quels le  Nil  a  répandu  son  limon  pour  qu'à  la  saison  sui- 
vante les  plantes  poussent  drues  et  vigoureuses.  L'Egyp- 
tien voyait  ainsi  se  développer  le  végétal  sous  l'influence 
du  soleil  qui  féconde  les  graines  dans  le  sein  de  cette  terre 
simplement  préparée  par  la  nature;  il  voyait  les  animaux 
se  cacher  à  une  époque  et  reparaître  à  une  autre  ;  il  voyait 
les  inondations  périodiques  du  Nil  se  reproduire  chaque 
année  avec  une  exactitude  pour  ainsi  dire  mathématique. 
Les  eaux  descendaient  rougies  par  la  terre,  elles  se  répan- 
daient à  travers  les  campagnes,  puis  elles  se  retiraient,  et 
le  limon  déposé  par  elles  se  séchait.  L'inondation  durait 
ainsi  soixante-douze  jours,  pendant  lesquels  le  soleil  pa- 
lissait; jusqu'à  la  saison  suivante,  l'astre  bienfaisant  ne 
recouvrait  plus  ni  son  éclat  ni  sa  vigueur.  Alors,  l'Egyptien 
se  figura  que  le  soleil  ou  Osiris  était  un  dieu  intermittent 
et  que,  l'hiver,  il  était  tué  par  Set  avec  l'aide  des  soixante- 
douze  jours  d'inondation.  Les  végétaux  qui  croissaient 
après  l'inondation  contenaient  la  force  du  divin  Osiris  et 
étaient  symbolisés  par  le  conifère  de  Phénicie.  Isis,  la 
Nature  passive,  représentée  par  la  Lune,  évoquait  Osiris  ; 
alors  apparaissait  le  soleil  du  printemps,  qui  faisait  surgir 
la  végétation;  c'était  Hor,  qui,  triomphant  de  Set,  s'élan- 
çait radieux  dans  le  ciel  pour  y  établir  son  royaume.  Ce 
drame  se  renouvelait  tous  les  ans  en  Egypte,  et,  à  chaque 
saison,  sur  l'immense  théâtre  de  la  Nature.  La  lutte 
d'Osiris-Hor  contre  Set  se  reproduisait  non-seulement 
chaque  année,  mais  encore  chaque  jour.  La  nuit  et  le  jour, 
la  lumière  et  l'obscurité,  étaient  le  résultat  du  triomphe 
de  l'un  ou  de  l'autre  adversaire. 

Pour  les  Egyptiens,  le  ciel  était  une  nappe  d'eau  qui 
enveloppait  la  terre,  formant  ainsi  une  sorte  de  voûte.  La 


TYPHON.  31ci 

terre  était  plane.  Au-dessous  d'elle,  s'ouvraient  les  régions 
inférieures,  désignées  sous  le  nom  d'Amenti,  un  équiva- 
lent d'Enfer.  C'étaient  les  demeures  des  dieux  typho- 
niens.  Les  morts  y  passaient  pour  ressusciter  ensuite,  de 
même  que  le  soleil  disparaît  le  soir  pour  se  lever  le  len- 
demain ;  les  esprits  malfaisants  de  Set  leur  disputaient 
le  passage  de  môme  qu'à  Osiris.  Ceux  qui  subissaient 
bien  les  épreuves  ressuscitaient,  et  leur  intelligence  bril- 
lait à  côté  des  dieux  lumineux  qui  accompagnaient 
Osiris.  Ceux  qui  les  enduraient  mal,  ceux  qui  se  présen- 
taient en  état  d'impureté,  étaient  immolés  et  dévorés  en 
musse  par    «  le  bassin  du  feu  ». 

Ra,  c'est  le  soleil.  Pendant  le  jour,  il  parcourt  l'océan  cé- 
leste monté  sur  sa  barque  et  suivi  d'une  infinité  de  dieux 
et  d'esprits  lumineux  qui  sont  les  intelligences  des  purs 
qui  ont  bien  vécu  sur  la  terre  et  sont  sortis  triom- 
phants des  épreuves  de  l'enfer.  Lorsque  arrive  l'heure 
du  coucher,  le  soleil  entre  en  enfer  par  la  bouche  d'Occi- 
dent. Alors  Ra  devient  Osiris,  et  il  engage  un  combat 
avec  Set,  qui,  sous  la  forme  du  serpent  Apophi,  veut  le 
retenir  dans  sa  course.  Comme  ceux  qui  ont  succombé  sur 
la  terre,  il  subit  les  épreuves  d'outre-tombe  auxquelles  le 
soumettent  les  démons  de  Set  qui  habitent  les  replis  de 
l'enfer.  Mais  Osiris  triomphe,  de  même  que  les  morts  en 
état  de  pureté,  et  alors  il  s'élève  resplendissant  comme 
Dieu  le  Fils,  Dieu  le  ressuscité  ouHor.  Les  rayons  éclatants 
de  ses  yeux  pénètrent  les  âmes  et  fortifient  tous  les  êtres  ; 
il  remonte  par  l'issue  d'Orient  avec  sa  barque  qui  s'aban- 
donne au  courant  des  eaux  célestes. 

Pour  l'Egyptien,  le  dieu  qui  ordonna  le  monde  lança 
une  provocation  aux  forces  malfaisantes  de  la  Nature  en 
relevant  les  eaux  de  la  voûte  céleste,  en  faisant  flotter 
dans  leur  sein  les  dieux  resplendissants  des  astres,  en 
faisant  couler  les  rivières  et  surgir  les  végétaux;  aussi 
ces  forces  luttent-elles  sans  trêve  pour  détruire  l'œuvre 
divine. 


316  LE  DÉMON. 

Les  ennemis  de  la  lumière  et  de  la  vie,  présidés  par 
Apophi  ou  Set  sous  la  forme  d'un  serpent,  menacent 
continuellement  Tordre  de  la  nature  et  le  détruisent  cha- 
que jour.  Mais,  afin  de  résister  à  cette  action  destructrice, 
Dieu  crée  nouvellement  chaque  jour  et  chaque  prin- 
temps. 

Le  dogme  égyptien  a  transporté  cette  conception  philo- 
sophico-religieuse  du  terrain  des  abstractions  métaphy- 
siques sur  celui  de  la  Nature,  et  il  l'a  symbolisée  ainsi  que 
nous  l'avons  dit. 

Typhon  est,  en  définitive,  la  personnification  de  tout  ce 
qui  est  pervers  clans  le  monde  moral  et  de  tout  ce  qui 
est  nuisible  dans  la  nature.  Lorsque  les  rayons  du 
soleil,  tombant  perpendiculairement  sur  la  terre,  la  des- 
sèchent, la  stérilisent,  et  racornissent  les  végétaux,  c'est 
Set-Typhon  qui  manifeste  son  existence  en  retirant  l'eau 
pour  empêcher  la  fructification,  en  haine  du  divin  Osiris, 
qui,  en  dissipant  les  ténèbres  amoncelés  par  son  ennemi  et 
se  levant  glorieux  à  l'horizon,  rafraîchit  la  nature  et  la  fer- 
tilise. Typhon,  c'est  encore  la  mer  insatiable  qui  s'ef- 
force, sans  y  parvenir  jamais,  d'engloutir  leJNil.  Le  vent 
qui  brûle  les  plaines  échauffées  déjà  par  les  ardeurs 
solaires,  qui  soulève  des  tourbillons  étouffants  de  pous- 
sière mêlés  de  sable,  obscurcissant  le  soleil  et  troublant 
la  pureté  de  l'atmosphère,  c'est  encore  Typhon.  Le  froid 
hiver,  et  l'ombre  de  la  terre  qui  voile  la  lune  en  s'interpo- 
sant  entre  cet  astre  et  le  soleil,  ce  sont  ses  maléfices.  Typhon 
est  l'ennemi  d'Isis,  protectrice  de  l'agriculture,  des  sciences 
et  des  arts  ;  lui  qui  est  l'erreur  et  l'ignorance  s'attache  à 
détruire  les  effets  de  la  doctrine  sainte  offerte  par  la  déesse 
aux  mortels.  Il  est  l'ennemi  qui  vient  du  Nord  et  du  Midi, 
le  Sémite  et  l'Ethiopien.  C'est  lui  qui  à  l'esprit  ravit  la 
raison,  au  corps  la  santé,  à  l'Etat  la  paix  publique,  à  la 
patrie  son  indépendance,  qui  dépouille  l'atmosphère  de 
la  lumière,  la  terre  de  l'eau  et  des  fleurs  qui  la  parent. 
Habitant  du  vide,  puissamment  terrible,  il  est  l'invisible 


TYPHON.  317 

ravageur  qui  détruit  tout  et  qui,  bien  que  vaincu  chaque 
jour,  reproduit  chaque  jour  le  mal,  aussi  invincible  au 
fond  que  son  adversaire  Osiris-Hor,  le  navigateur  de 
l'océan  céleste. 

Telle  est  l'idée  que  l'Egypte  se  faisait  du  Mal  (1). 

(1)  L'idée  métaphysique  de  ce  mythe  nous  est  fournie  par  des  écri- 
vains grecs.  Malgré  l'interprétation  des  hiéroglyphes,  il  serait  aujour- 
d'hui bien  difficile  de  préciser,  d'après  les  textes  originaux,  si,  à  des 
époques  plus  anciennes,  on  ne  trouverait  pas  d'autres  interprétations 
du  dogme. 


Il 

AHRIMAN 


La  terre  ne  produit  qu'en  échange  du  travail  qu'on  lui 
consacre.  Abandonnée  à  elle-même,  elle  cause  plus  de  dom- 
mages qu'elle  ne  donne  de  profits.  L'air,  le  soleil  et  l'eau 
engendrent  des  ouragans,  des  tempêtes,  des  inondations 
ou  des  sécheresses.  Or,  l'homme  est  obligé  de  vivre  sur  la 
terre,  exposé  à  l'air,  aux  rayons  du  soleil  et  en  communica- 
tion avec  l'eau  sous  mille  formes  diverses,  rosée,  vapeurs, 
nuages,  pluie,  grêle,  neige,  fleuves,  rivières,  lacs,  marais 
ou  mers.  Il  faut  donc  que  l'homme  lutte  contre  la  terre, 
l'air  et  l'eau.  Mais  l'homme,  ce  pygmée,  comment  pourra- 
t-il  combattre  ces  Titans  de  la  nature  ?  C'est  ainsi  que 
l'Iranien,  au  temps  de  Zorùastre  (1),  se  posait  le  problème 
de  la  vie.  Quelle  solution  lui  donna-t-il? 

Par  nature  et  par  conviction,  le  Perse  aimait  le  travail. 
Le  climat  le  soutenait  beaucoup  dans  ces  dispositions, 
ainsi  que  la  cosmogonie  qu'il  s'était  formée  pour  expli- 
quer la  création  de  l'Univers.  L'atmosphère  qui  l'entourait 

(1)  On  croit  que  Zarathoustra  ou  Zoroastre  est  un  personnage  mythi- 
que et  que  sa  vie  est  une  légende  brodée  à  des  époques  postérieures  à 
celles  où  on  le  fait  vivre.  On  ne  sait  de  positif  sur  lui  que  son  nom, 
et  il  ne  reste  de  ses  œuvres  que  ce  que  l'on  dit  être  sa  doctrine.  On  peut 
consulter,  sur  ce  point,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences 
dis  f'ays-llas,  t.  XI,  année  1867,  ce  que  dit  Kern:  Ocer  het  woord 
Zaralhustra  en  den  mylhischen  persoon  van  deesen  naam.  Quant  aux 
trois  recueils  qui  composent  YAvesla,  ce  sont  des  morceaux  d'une  valeur 
très-distincte  et  qui  appartiennent  à  des  âges  divers.  Certains  d'entre 
eux  sont  suffisamment  anciens  pour  nous  donner  l'esprit  des  croyances 
iraniennes,  sinon  dans  leur  forme  précise,  du  moins  de  façon  à  ce  que 
nous  en  possédions  l'idée.  D'autres  fragments  plus  modernes  sont  mêlés 


AHRIMAN.  319 

était  tiède  en  été,  froide  en  hiver,  et,  dans  la  Bactriane, 
l'hiver  est  long.  Le  soleil  était  son  plus  puissant  auxi-  , 
liaire  dans  la  lutte  qu'il  soutenait  pour  dominer  les  élé- 
ments; il  était  le  premier  d'entre  eux  à  se  déclarer  en  sa 
faveur.  La  lumière  répand  la  vie  pendant  que  l'obscurité 
donne  la  mort.  Que  la  terre  est  froide  quand  le  soleil  se 
cache!  —  La  lumière,  dit-il,  est  le  principe  bon,  et  les 
ténèbres  le  principe  mauvais.  — *  Par  la  généralisation  de 
cette  pensée,  il  s'aperçut  que  lumière  était  synonyme  de 
chaleur,  de  force,  de  travail,  d'action,  de  vie,  de  prin- 
temps et  qu'obscurité  l'était  de  nuit,  de  sommeil,  d'oi- 
siveté, de  faim,  de  mort,  d'hiver,  en  un  mot  de  limite,  de 
négation.  Il  raisonna  davantage  et  il  vit  que  la  lumière 
dispersait  les  ténèbres,  que  le  travail  détruisait  la  paresse  ; 
que  le  jour  dissipait  la  nuit,  et  le  printemps  l'hiver;  que 
la  mort  enfin  reculait  devant  la  vie,  et  il  dit  :  L'Univers 
est  une  immense  antithèse  formée  d'un  principe  méchant 
et  d'un  principe  bon.  Celui-ci,  qui  était  impassible  à  l'appa- 
rition de  l'homme  sur  la  terre  (1),  lui  vient  toujours  en  aide, 

à  des  formules  étrangères  ;  c'est  à  la  sagacité,  à  l'esprit  critique  de  celui 

qui  les  étudie  de  faire  la  distinction.  Voici  le  tableau  synoptique  des 

morceaux  connus  de  YAvesta  ainsi  que  la  matière  dont  ils  traitent  : 

Avcsta,  auteur  hypothétique  :  Zoroastre.  Contient  : 

,    T.     ...    ,  „    , ,  {  Vedidad  ou  livre  contre  les  démons. 

LeVcndidad  bade,  \  ,r 

,    .x  .  s  Yaçna. 

écrit  en  zend.  I7.  , 

*  Vtspered. 

Le  YeHh-Sadé,  écrit  en  zend. 

Le  Boundéhesh,  écrit  en  pehlevi,  langue  vulgaire  persane,  de  l'époque 
des  Sassanides. 

(i)  Le  principe  bon  s'appelle  en  zend  Ahouramazda  ou  Ahoura;  le  grec 
disait  Orornazis,  le  persan  moderne  dit  Ormuzd;  quand  il  entre  en 
lutte  contre  Angromainyous,  il  se  nomme  Çpenta-Mainyous,  qui  veut  dire 
«l'Esprit  qui  accroît  ». — Voir  Spiegel,  Commentaires  sur  VAvcsta,  11,480. 

Ahoura  dérive,  selon  Darmesleter,  de  l'Asoura,  dieu  du  ciel,  qui  était  le 
principal  dieu  indo-iranien,  la  première  des  sept  divinités  célestes.  Dans 
l'Inde,  il  devint  Varouna  pendant  que  les  autres  devenaient  les  Aditas.  Et 
dans  l'Iran,  il  devint  Ahoura,  et  les  autres,  les  Amcshaçpentas.  Cet  Asoura 
est,  du  reste,  analogue  au  dieu  du  ciel  de  toutes  les  races  indo-germa- 


;{-20  LE  DÉMON. 

et,  sons  l'influence  de  leurs  efforts  communs,  l'antre,  le 
principe  méchant,  Angromainyous  (1),  qui  n'est  créateur 
que  par  antithèse,  par  opposition,  qui,  s'il  crée,  le  fait  pour 
détruire  ce  qui  est  créé  (2),  ce  principe  s'évanouit  gra- 
duellement, perd  à  tout  instant  de  sa  force,  recule  et  se 
convertit  enfin  en  principe  bon.  L'armée  à" Angromainyous 
déserte  ainsi  chaque  jour  et  va  grossir  les  rangs  de  l'armée 
d'Ahoura.  De  sorte  qu'Angromainyous  lui-même,  le  prin- 
cipe mauvais,  inactif,  paresseux,  froid,  obscur,  mortel,  se 
convertit  en  Ahoura,  c'est-à-dire  en  activité,  en  travail,  en 
chaleur,  en  lumière,  en  vie.  Ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  prin- 
cipes n'était  bien  personnel  et  encore  moins  anthropo- 
morphe (3). 

niques ,  au  Zeus  et  au  Jupiter  des  Grecs.  (  J.  Darmesteter,  Ormazd  el 
Ahriman.) 

(1)  Dans  le  mazdéisme,  Angromainyous,  le  principe  du  mal,  signifie 
«  l'Esprit  qui  étreint,  l'Esprit  d'angoisse  ».  11  ne  dérive  pas  d'un  être 
unique  et  concret  antérieur  au  mazdéisme  ;  il  se  constitua  d'un  élément 
indo-iranien,  c'est-à-dire  des  démons  de  l'orage  personnifiés  dans  le  ser- 
pent qui  lutte  contre  le  feu  au  sein  de  l'atmosphère,  et  d'une  influence 
iranienne.  Le  serpent,  se  trouvant  l'adversaire  d'Ahoura,  se  modela  à 
l'envers  de  lui  et  devint  un  Ormuzd  retourné.  Les  historiens  grecs  l'ap- 
pelèrent Âhrimanéos. 

(2)  Spiegel,  Eranische  Aller  Ihumskunde,  t.  III,  p.  121-126. 

?    (3)  Bien  plus  tard,  le  Boundchesh  formula  de  cette  manière  la  lutte  du 
principe  bon  et  du  principe  méchant: 

Ormuzd  connaissait  l'existence  d' Ahriman,  il  savait  qu' Ahriman  pro- 
duirait le  mal  au  sein  de  la  création  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  11  créa 
donc  les  êtres  nécessaires;  pendant  trois  mille  ans,  ils  furent  dans  les 
régions  spirituelles,  incorruptibles,  immobiles,  sans  atteinte.  Ahriman, 
qui,  dans  son  ignorance,  n'était  pas  instruit  de  l'existence  d'Ormuzd, 
bondit  des  abîmes  et  vint  dans  la  lumière.  Quand  il  vit  la  lumière 
d'Ormuzd,  il  s'élança  avec  rage  pour  la  détruire.  Mais,  lorsqu'il  s'a- 
perçut de  la  force  de  son  adversaire,  il  s'enfuit  dans  l'obscurité  des  ténè- 
bres, et  là  il  créa  les  démons,  créatures  de  meurtre,  et  s'élança  à  leur 
tète  vers  la  lutte.  Ormuzd  descendit  et  lui  offrit  la  paix.  Ahriman  le  crut 
impuissant  et  refusa.  Alors  Ormuzd  récita  les  vingt  et  une  paroles  de 
rAhouna-Vairya.Au  premier  tiers  du  récit,  Ahriman  se  tordit  dans  un  accès 
de  terreur;  au  second  tiers,  il  tomba  à  genoux;  au  troisième,  il  s'en- 
gloutit dans  les  ténèbres  et  resta  dans  ie  trouble  pendant  trois  mille  ans. 


AHRIMAN.  321 

Telle  était  la  croyance  des  populations  iraniennes  après 
Zoroastre  et  avant  l'institution  de  la  monarchie  absolue, 
de  l'esprit  de  conquête  et  du  magisme  à  l'aide  duquel  les 
corrompirent  les  Mèdes.  Le  soleil  était  toujours  favorable 
au  Perse.  Ce  n'était  pas  ce  soleil  de  Babylone  et  de  l'Asie 
méridionale  qui  produisait  la  santé  aussi  bien  que  la  peste, 
et  la  vie  autant  que  la  mort.  Loin  de  brûler  le  Perse,  il  le 
réchauffait  doucement  et  l' aidait  à  mettre  la  terre  en  valeur. 
Il  était  son  coopérateur  fidèle,  non  pas  son  ennemi.  Aussi, 
la  division  du  soleil  en  Baal  et  en  Moloch,  en  Soleil  bien- 
faisant et  en  Soleil  funeste,  que  pratiquaient  les  Syriens 
et  les  Chaldéens,  n'avait  aucune  raison  d'être  parmi  les 
fils  de  l'Iran. 

Fortifié  par  de  pareilles  croyances,  le  Perse  se  livrait 
aux  travaux  de  la  terre  avec  foi,  avec  amour,  et,  à  la  fin 
de  l'année,  il  rentrait  la  récolte,  «  la  fille  de  la  lumière  et  de 

Pendant  son  trouble,  Ormuzd  forma  le  monde.  Les  démons  vinrent 
dire  à  Ahriman  :  «  Lève-toi,  père,  car  nous  allons  combattre  Ormuzd 
et  le  monde.  »  Après  plusieurs  sollicitations  de  leur  part,  Ahriman  se 
leva,  se  mit  à  la  tète  des  démons,  marcha  contre  la  lumière  et  regarda 
le  ciel;  les  démons  y  répandirent  l'angoisse.  Il  prit  un  tiers  du  céleste 
espace,  et,  comme  un  serpent,  il  sauta  sur  la  terre,  la  perça  et  y 
pénétra.  Puis  il  créa  les  plantes  vénéneuses,  les  animaux  nuisibles, 
l'obscurité,  le  besoin,  la  douleur,  la  faim  et  la  maladie.  11  mêla  la  fumée 
au  feu  afin  de  l'obscurcir.  Ses  démons  poussèrent  les  planètes  obscures 
pour  frapper  les  brillantes  étoiles  fixes  afin  de  perforer  le  ciel  et  d'y  pé- 
nétrer. Et  la  création  entière  s'assombrit.  Pendant  quatre-vingt-dix  jours 
et  quatre-vingt-dix  nuits,  les  célestes  Izeds  luttèrent  dans  le  mondecontre 
Ahriman  et  ses  démons.  Enfin  la  victoire  se  décida  en  faveur  d'Ormuzd, 
et  les  lzeds  jetèrent  les  démons  en  enfer,  au  centre  de  la  terre,  là  où 
Ahriman  la  perça.  Le  ciel  fut  entouré  d'une  muraille  pour  le  préserver 
des  attaques  d'Ahriman  Depuis  lors,  Arhiman  fait  la  guerre  à  toute 
la  création  bonne  au  moyen  de  la  création  méchante.  Boundéhesh, 
2,  10  sq.,  3, 10  sq.,  9,  13  sq.  1 1,  9  sq.)  On  rencontre  dans  toute  cette 
légende  des  traces  manifestes  d'anthropomorphisme,  mais  il  convient  de 
remarquer  qu'elle  est  tirée  du  Boundéhesh,  \i\re  moderne  écrit  en  pehlevi, 
à  l'époque  des  Sassanides,  et  par  conséquent  bien  différent  des  livres 
zendes.  C'est  à  cette  légende  qu'on  se  réfère  quand  on  assimile,  à  tort,  le 
Satan  chrétien,  d'origine  tout  hébraïque,  à  l' Ahriman  iranien. 

21 


322  LK  DÉMON. 

l'action  »,  juste  récompense  de  ses  labeurs.  Comme,  après 
la  lumière,  c'était  à  lui  seul  qu'il  en  était  redevable,  il  se 
sentait  orgueilleux  de  la  terre  qu'il  avait  cultivée  et  des 
plantes  qu'il  avait  fait  croître  en  les  arrosant.  Son  travail 
avait  transformé  l'Iran  on  un  véritable  paradis,  au  sein  du- 
quel il  proclamait  la  Justice  non-seulement  en  faveur  de 
lui-même,  mais  encore  en  faveur  des  êtres  inférieurs  et 
même  des  corps  inanimés.  Ici,  c'est  le  désœuvré  qui  est 
l'injuste,  parce  que  c'est  lui  qui,  par  son  oisiveté,  refuse  à 
chaque  chose  ce  qui  lui  esl  dû.  C'est  sur  lui  que  retombe 
la  malédiction  des  enfants  pauvres,  des  animaux  domes- 
tiques qui  ont  faim,  des  végétaux  qui  ont  soif,  des  terres 
desséchées  et  même  de  l'eau  qui  coule  et  se  perd  inuti- 
lement. Ecoutez  leurs  plaintes.  L'eau  lui  dit  :  «  Guide- 
moi,  je  vais  visiter  la  plante  ;  si  tu  m'abandonnes,  je 
m'égarerai  en  route,  je  déborderai,  j'envahirai  les  champs 
et  les  couvrirai  de  sables  et  de  pierres  ;  et  si  je  ne  puis 
rompre  mes  digues,  je  deviendrai  croupissante  et  t'en- 
verrai la  peste  funeste.  »  Et  des  crevasses  de  la  terre  aride 
s'élèvent  ces  gémissements  :  «  Donne-moi  de  l'eau,  car  la 
soif  me  dessèche  !  »  A  son  tour,  la  plante,  qui  se  fane  et  dont 
le  feuillage  jaunit,  se  plaint  do  l'oubli  auquel  on  la  con- 
damne ;  elle  se  penche  remplie  de  tristesse  vers  l'arbre  son 
voisin,  dont  les  rameaux  défeuillôs  se  lèvent  au  ciel 
comme  des  bras  décharnés  qui  implorent  justice.  Mais 
quand  l'homme  a  distribué  de  l'eau  aux  végétaux,  c'est  un 
concert  de  bénédictions  qui  lui  parviennent.  Les  plantes 
se  redressent  fraîches ,  vertes  et  vigoureuses ,  leurs 
boutons  s'entr'ouvrent,  une  floraison  splendide  étale  de 
toutes  parts  ses  couleurs  tantôt  délicates  et  douces,  tantôt 
vives  et  brillantes,  et  dégage  une  atmosphère  de  parfums, 
chœur  odorant  qui  réjouit  l'homme  de  sa  pénétrante  sen- 
teur, en  récompense  du  travail  dont  il  s'est  montré  prodi- 
gue. Les  arbres  se  couvrent  de  feuillage  et  forment  un 
dôme  verdoyant  sous  lequel  il  vient  se  reposer  aux  heures 
de  loisir  ;  ils  produisent  des  fruits  savoureux  qui  rafraîchis- 


AHRIMAN.  323 

sent  ses  lèvres  et  réparent  ses  forces.  Chaque  jour  la 
terre  lui  offre  une  production  nouvelle,  et,  en  coulant  à 
ses  pieds,  l'eau  laisse  échapper  un  murmure  de  recon- 
naissance et  réfléchit  sa  noble  image  au  fond  de  son 
miroir  tremblant. 

Tout  encourage  l'Iranien  au  travail.  Le  cuir  lui  dit: 
«  Fais  de  moi  un  fouet,  image  de  l'éclair  qui  frappe  le 
serpent  du  nuage,  et  je  frapperai  de  mort  les  serpents  qui 
t'attaquent.  »  Le  fer  lui  dit  :  «Fais  de  moi  un  poignard 
et  je  te  délivrerai  des  bêtes  féroces,  de  cette  armée 
d'Ahriman  qui  est  ton  ennemi;  fais  de  moi  une  pioche  etje 
t'ouvrirai  le  sillon  où  tu  déposeras  la  semence  qui  se  trans- 
formera demain  en  plante.  »  Le  bois  lui  dit  :  «Fais  de  moi 
une  massue  et  j'écraserai  la  tète  du  dragon,  du  chacal,  du 
serpent,  ou  convertis-moi  en  porte  et  je  te  garantirai  la 
nuit  contre  le  démon  siffleur  du  vent  furieux.  »  La  pierre  lui 
dit  :  «  Utilise-moi  pour  construire  une  muraille,  je  te  ser- 
virai de  rempart  contre  celui  dont  tu  crains  l'agression, 
ou  pour  édifier  une  maison,  et  je  t'abriterai  dans  mon 
sein.  »  Et,  dans  la  maison,  le  feu  (1)  lui  dit,  dans  son  bril- 
lant langage  :  «  Sois  heureux  et  content  à  jamais  !  Que  tes 
bœufs  se  multiplient  !  Que  les  jeunes  s'accouplent  !  Qu'il 
te  soit  donné  d'obtenir  ce  que  tu  désires  !  Ce  sont  là  mes 
souhaits  en  reconnaissance  des  branches  sèches  avec  les- 
quelles tu  m'alimentes  si  pieusement  (2).  »  Et  ainsi  de 
suite,  la  Nature  se  met  tout  entière  à  son  service;  elle 
lui  demande  de  la  faire  passer  dans  les  rangs  de  l'armée 
du  Bien,  afin  de  combattre  l'armée  du  Mal,  pour  servir 
Ahoura  contre  Angromainyous.  L'Iranien  qui  n'est  pas 
sourd  à  ces  prières  travaille,  et  Ahouramazda  grandit  de 
toute  la  puissance  que  perd  son  adversaire. 

(1)  Le  culte  du  feu  fut  aboli  par  Z  >roastre  ou  à  son  époque;  mais, 
lorsque  les  Iraniens  se  dépravèrent  au  contact  des  Mèdes,  ce  culte  reparut 
en  Perse.  Dans  le  mazdéisme,  le  feu  est  un  être  semblable  aux  autres, 
aidant  l'Iranien,  et  non  pas  un  dieu  auquel  on  rend  un  culte. 

(2)  ZendrAvesta,  t.  1,  p.  212. 


3-2  i  LE  DÉMON. 

Dans  l'Iran,  celui  qui  refuse  an  honneur  h  qui  y  a 
droit,  ou  celui  qui  repousse  une  demande  juste  esl  consi- 
déré comme  voleur  (1).  Celui  qui  manque  à  sa  promesse 
reçoit  un  dur  châtiment  (2). L'ivresse,  l'avortement  volon- 
taire sont  également  punis.  Qui  nie  l'aumône  est  frappé 
d'anathème  ;  qui  manque  de  générosité  est  montré  avec 
horreur  (3).  Les  enfants  nés  en  dehors  du  mariage  sont 
très-largement  protégés  par  la  loi  (4). 
.  Quand  un  étranger  touche  le  sol  de  la  Bactriane,  il  est 
parfaitement  reçu.  Nul  ne  lui  demande  :  D'où  viens-tu? 
On  exige  simplement  de  lui  qu'il  contribue  au  travail 
commun.  Il  est  juste  d'ajouter  qu'on  le  fait  participer 
aux  bénéfices.  Si  c'est  une  femme  ou  un  enfant,  la  com- 
munauté les  entretient.  Comment  manquerait-on  à  ce 
devoir,  lorsqu'on  recueille  pieusement  l'animal  pacifique 
qui  s'est  éloigné  de  son  troupeau  ou  de  son  étable?  La 
munificence  du  Pers'e  s'élève  plus  haut  encore.  Quand 
l'eau  a  arrosé  les  plateaux  élevés,  il  lui  dit  :  «  Va  produire 
la  vie,  va  rafraîchir  les  pays  chauds  que  tu  rencontreras 
plus  bas.  Transforme  en  jardins  les  terres  que  tu  tra- 
verseras ;  car,  si  tu  t'en  vas  ,  les  nuages  ,  en  crevant 
au-dessus  de  nous,  sauront  bien  te  remplacer.  » 

Cette  manière  d'être  du  Perse  étant  donnée,  quel  de- 
vait être  son  ennemi?  L'ennemi  de  l'agriculteur  labo- 
rieux, c'est  le  pasteur  nomade  et  vagabond,  cet  enfant  du 
désert,  sans  patrie,  sans  propriété,  fainéant,  contem- 
platif, et  voleur  par  instinct,  qui,  avec  ses  bêtes,  ravage  le 
champ  du  laboureur  et  détruit  le  double  de  ce  qu'il  utilise. 
Le  pasteur  tartare  conduisant  un  troupeau  de  petits  che- 
vaux à  demi  sauvages  qui  galopent  à  travers  ses  terres 
ensemencées,  piétinent  ses  moissons  et  écrasent  ses  épis, 
voilà  donc  son  ennemi  déclaré.   C'est  contre  lui,  contre 

(1)  Fargard  IV,  1-3. 

(2)  Fargard  III,  118;  IV,  129. 

(3)  Fargard  XV,  36-48;  XVI,  30-35. 

(4)  Fargard  XV. 


AHRIMAN.  32o 

ce  centaure  moitié  homme,  moitié  cheval,  fils  maudit  du 
Touran,  qu'il  lui  faut  aiguiser  ses  flèches  (1).  C'est  là  le 
soldat  d'Ahriman.  Toute  une  armée  d'animaux  impurs  et 
de  végétaux  malfaisants  et  vénéneux  lui  viennent  en  aide  : 
l'ivraie,  le  champignon,  le  chardon,  le  loup,  le  chacal,  la 
taupe,  le  serpent,  le  scorpion,  la  sauterelle,  la  grenouille 
et  mille  autres  insectes  ou  reptiles  (2)  ;  ce  sont  surtout 
les  hideux  reptiles  qui  sont  les  amis  du  fils  du  Touran. 
Avec  quel  sentiment  d'horreur  le  Perse  ne  regarde-t-il 
pas  ces  dieux  diaboliques,  jaspés  de  vert,  de  jaune  et  de 
noir,  couverts  d'écaillés,  dans  les  veines  desquels  circule 
un  sang  froid,  dont  la  bouche  distille  un  venin  mortel, 
qui  se  cachent  et  rampent  dans  la  vase  épaisse  des  marais, 
compagnons  inséparables  de  la  peste  et  de  la  lèpre,  fils 
des  pays  arides  et  malsains  de  l'Asie  inférieure  et  de 
l'Afrique,  de  cette  terre  habitée  par  des  hommes  qui  re- 
vêtent la  couleur  des  ténèbres  !  C'est  là  qu'on  les  adore,  là 
qu'on  pratique  leur  culte,  au  fond  des  souterrains  creusés 
dans  l'intérieur  des  temples.  C'est  là  qu'on  leur  rend  les 
hommages  dus  aux  dieux.  Là  s'élèvent  en  leur  honneur 
des  autels  d'or  aux  pieds  desquels  brûlent  perpétuelle- 
ment l'encens  et  la  myrrhe. 

Mais  ce  n'est  pas  seul  que  l'Iranien  combat  contre 
l'armée  d'Angromainyous.  Ahoura  lui  prête  l'appui  de 
toute  une  cohorte  d'amis  fidèles  qui  partagent  avec  lui 
les  fatigues  de  la  lutte. 

Si,  pour  détruire  l'harmonie  de  la  création,  le  malin 
possède  à  son  service  Ako-Manô,  l'esprit  malfaisant,  Andra 
qui  est  chargé  de  répandre  le  chagrin  et  le  péché,  Çaourva 
qui  inspire  la  tyrannie  aux  rois,  et  le  vol  et  l'assassinat 
aux  hommes,  Nàonhaithya,  Tauru  et  Zaïrica,  le  Perse, 
à  son  tour,  pour  combattre  ces  sept  génies  du  Mal,  dis- 

(1)  Le  Shah-Namch  donne  tous  ces  curieux  détails. 

(2)  Tous  ces  animaux  d'Angromainyous  sont  désignés  sous   le  nom 
générique  de  Krafstra. 


326  LE  DÉMON. 

pose  des  sept  Ameshaçpentas  (1)  ou  génies  supérieurs  du 
Bien,  vertus  protectrices  du  travail,  qui  sont:  la  Science, 
la  Bonté,  la  Pureté,  la  Valeur,  Y  Affabilité  libérale,  et  les 
génies  de  la  Vie,  le  Producteur  et  le  Yivificateur.  La  pre- 
mière de  ces  vertus,  celle  qui  les  résume  toutes  en  soi, 
c'est  Ahouramazda  lui-même.  Pour  combattre  les  daêvas 
d'Angromainyous,  démons  qui  ne  cessent  de  bouleverser 
la  Nature  et  de  s'opposer  à  la  régularité  de  ses  mou- 
vements, l'homme  s'appuie  sur  les  Yazatas  ou  génies 
subordonnés  aux  sept  Ameshaçpentas  qui,  disséminés  à 
travers  l'univers  entier,  veillent  à  la  conservation  et  au 
fonctionnement  régulier  de  tous  ses  organes,  et  réparent 
les  désastres  produits  par  les  démons.  Après  les  Yazatas, 
viennent  les  Fravarshis  on  Ames  ailées,  esprits  humains 
■qui  sont  les  séries  de  nos  actes,  qui  pèsent  sur  nous,  nous 
soutiennent  dans  le  travail  et  relèventnos  forces  et  notre 
courage  (2).  Puis,  viennent  encore  les  animaux  purs  qui 
jamais  n'abandonnent  l'homme,  tels  que  le  cheval  blanc 
qui  foule  aux  pieds  le  reptile  ei  l'écrase  (3);  l'aigle  qui 
fond  sur  le  serpent,  le  saisit  entre  ses  serres  puissantes, 
l'enlève  dans  les  airs,  le  déchire  à  coups  de  bec  et  le  laisse 


(1)  Les  sept  Ameshaçpentas  ou  puissances  du  monde  constituent  une 
antique  croyance  commune  aux  peuples  aryas  et  protosémites.  Chez 
les  protosémites,  la  huitième  puissance  est  Bel,  qui  résume  et  synthé- 
tise toutes  les  autres.  Los  Ameshaçpentas,  du  reste,  ne  sont  que  des  dé- 
doublements d'Ahouramazda  ;  ils  coexistaient  en  lui  et  formaient  une 
classe  antérieure  aux  membres  à  nom  propre.  Les  noms  vinrent  ensuite 
remplir  les  cadres.  Ils  sont  quelque  chose  d'analogue  aux  Beni-Eloim  des 
Israélites,  qui  étaient  contenus  dans  Eloim.  Ils  s'en  écartent  et  pren- 
nent nom  plus  tard  en  coexistant  avec  Iahweh,  comme  les  Ameshaç- 
pentas coexistent,  après  s'être  individualisés  avec  Ahoura. 

(2)  Dans  le  mazdéisme,  les  Féroucrs  ou  Fravarshis  sont  la  forme  spi- 
rituelle de  l'être,  indépendante  de  sa  vie  matérielle,  et  antérieure  à  son 
moment  actuel.  Son  culte  est  analogue,  en  quelque  sorte,  au  culte  indien 
des  ancêtres,  ou  des  Pitris.  (J.  Dabmesteter,  Ormazd  et  Ahn'man, 
p.  130  et  131.) 

(3)  Zend-Avesla,  t.  II,  p.  288. 


AHKIMAN.  327 

enfin  retomber  au  fond  de  la  mer;  le  chien,  qui  veille  la 
nuit  sur  la  maison  et  sur  le  troupeau,  attaque  le  chacal  et 
le  loup,  et,  de  ses  hurlements,  avertit  l'homme  du  danger 
qui  le  menace,  lui  et  ses  bêtes;  le  grand  musc  fait  pour 
combattre  le  ver  intestinal  ;  le  hérisson  qui  détruit  les 
fourmis  traîneuses  de  blé;  et  le  coq  qui  le  réveille  au 
matin  en  saluant  la  lumière  (1). 

Le  Perse  sait  que,  dans  ce1  éternel  combat,  il  n'a  rien 
à  espérer  d'un  être  supérieur,  qu'à  lui  seul  incombe  toute 
la  peine,  qu'Ahoura  ne  fait  qu'avancer  ce  qu'il  avance 
lui-même,  qu'il  est  suffisamment  secouru  en  recevant  de 
lui  la  lumière  et  la  vie.  Le  héros  perse  ne  succombe  pas 
sous  le  poids  de  la  Fatalité  ;  c'est  la  Fatalité,  au  contraire, 
qui  est  détruite  par  les  effets  de  son  incessant  labeur. 
Aussi,  la  tragédie  est-elle  absente  de  la  littérature  persane. 
Dans  la  Bactriane,  ce  n'est  pas  la  Fatalité  qui  domine 
l'homme  ;  l'homme  ne  l'honore  pas;  elle  est  vaincue  par 
le  travail  et  par  la  justice  en  combattant  Angromainyous 
qui  la  synthétise.  C'est  pourquoi  la  littérature  persane  ne 
se  compose  que  de  poëmes  et  d'hymnes,  sortes  de  chants 
qui  fortifient  l'esprit  et  versent  l'espérance  clans  le  cœur. 

On  n'extermine  Angromainyous  qu'en  le  convertissant 
en  principe  contraire;  travailler,  créer,  se  mouvoir,  c'est 
le  combattre,  car  la  fainéantise  et  la  misère  fuient  celui 
qui  se  meut,  qui  travaille  et  qui  crée.  Au  commencement 
du  monde,  Angromainyous  était  presque  tout,  et  Ahoura- 
mazda  presque  rien.  Lorsque  Ahoura,  c'est-à-dire  la  lu- 
mière, créa  le  monde  (2),  Angromainyous,  qui  n'était  que  la 
simple  antithèse  de  la  création,  se  trouva  d'abord  très- 
puissant,  puisque  la  création  était  peu  avancée  et  que  les 
forces  tendaient  vers  la  destruction  de  ce  qui  était.  Mais, 
avec  les  progrès  delà  création,  les  principes  destructeurs  se 
convertirent  graduellement  en  principes   organisateurs. 

(1)  Boundéhesh,  48-1S;  Vendidâd,  13  ;  ibid.,  18-34  sq. 

(2)  Au  commencement  étaient  la  lumière  seulement  et  la  parole  in- 
créée, dit  au  prophète  la  voix  n'en  haut. 


328  LE  DEMON. 

Alors,  par  suite  des  efforts  de  l'homme,  Ahouramazda  acquit 
un  développement  graduel,  de  sorte  qu'un  jour  viendra 
où,  l'univers  étant  parvenu  au  plus  haut  degré  d'organi- 
sation, Ahouramazda  sera  tout.  A  ce  moment,  son  adver- 
saire aura  complètement  cessé  d'être,  car  le  mal  n'est 
pas  éternel  (1). 

Quelle  différence,  quel  abîme  entre  cette  conception  et 
celle  du  Satan  du  moyen  âge  !  Aux  yeux  de  l'Eglise, 
Satan,  personnification  du  mal,  c'était  la  Nature,  inculte 
ou  cultivée,  le  mouvement,  l'action,  le  travail,  l'idée  en 
même  temps  que  la  femme,  la  chair,  les  passions.  Au 
point  de  vue  du  mysticisme,  le  monde  était  irrémédiable- 
ment méchant  ;  nul  n'y  pouvait  être  bon  qu'en  renonçant 
à  vivre  dans  son  sein.  C'est  pourquoi  Satan  prit  un  si 
grand  développement.  L'ascète  lui  abandonnait  tout 
le  champ  et  se  contentait  de  s'enfuir  devant  lui,  en  se 
repliant  sur  lui-même,  en  immobilisant  même  son  esprit, 
de  peur  de  lui  en  offrir  l'accès.  Il  voyait  partout  son 
image!  Si  Satan  commence  à  disparaître  aujourd'hui, 
c'est  que  la  personnification  contraire  commence  égale- 
ment à  s'évanouir. 

Ahouramazda,  gagnant  chaque  jour  du  terrain  dans  la 
Bactriane  par  l'effort  organisateur  de  la  Nature  et  de 
l'Homme,  convertissait  enfin  Angromainyous,  et  les  morts 
ressuscitaient  et  prenaient  place  parmi  les  vivants,  et  la 
Terre,  baignée  de  lumière,  se  transformait  en  paradis.  Le 
noble  Iranien  saluait  déjà,  bien  qu'à  travers  les  obscurités 
du  mythe,  l'aurore  de  la  philosophie  de  l'évolution.  Il  voyait 
l'âge  d'or  se  déroulant  devant  lui  et  non  clans  le  passé.  Il 
apercevait  le  ciel  ici  sur  la  terre,  et  non  pas  au-dessus  de 
lui  ni  dans  une  autre  vie.  Il  pouvait  se  tromper  en  croyant 
à  la  possiblité  de  la  réalisation  du  bien  absolu,  mais  il 

(1)  Ainsi  qu'on  peut  le  remarquer,  le  dieu  des  Iraniens  était  un  dieu 
in  ficri  comme  celui  de  certains  panthéistes  modernes,  de  Renan,  par 
exemple. 


AHRIMAN.  .129 

marchait  certes  dans  la  bonne  voie.  L'Iranien  combattait 
donc  avec  espoir,  parce  qu'il  puisait  des  forces  dans  la  sé- 
curité que  lui  procurait  sa  croyance  dans  le  triomphe  final. 
Si  Zoroastre  a  existé,  il  a  été  le  plus  grand  prophète 
qu'il  ait  été  donné  aux  siècles  de  contempler.  Chaque  jour, 
à  chaque  pas  qu'il  fait,  nous  voyons  l'homme  métamor- 
phoser le  mal  en  bien.  Tout  ce  qui  nous  entoure,  toutes 
ces  inventions,  honneur  du  genre  humain,  qu'enregis- 
trent à  l'envi  la  science  et  l'industrie,  ne  sont  en  somme 
que  «  diables  convertis  en  anges  »,  comme  aurait  dit  un 
Perse.  Oui,  diables  convertis  en  anges,  par  exemple, 
l'air  qui,  à  l'aide  de  la  voile,  transporte  le  navire  à  travers 
l'immensité  des  eaux;  qui,  à  l'aide  des  ailes  du  moulin, 
transforme  le  froment  en  farine;  qui,  h  l'aide  de  la  co- 
lonne barométrique,  nous  indique  à  l'avance  les  varia- 
tions de  l'atmosphère;  la  vapeur  qui  met  en  mouvement 
les  pistons  de  la  locomotive,  de  mille  machines  di- 
verses servant  à  une  infinité  d'industries,  et  l'hélice  du 
vaisseau  qui  vogue  vers  les  plages  lointaines  ;  l'électricité 
qui,  en  un  instant,  transporte  les  idées  et  les  nouvelles 
d'un  pôle  à  l'autre  ;  le  plomb  qui  forme  les  caractères 
d'imprimerie,  lesquels  renferment  en  eux-mêmes  tous  les 
mots  et  toutes  les  idées,  grâce  à  Une  division  élémentaire 
qui  leur  permet  de  se  combiner  à  l'infini;  le  métal  qui 
coule  du  creuset  et  prend  une  forme  utile  selon  les  des- 
seins de  celui  qui  le  fond  ;  la  nitro-glycérine,  nouvelle 
mixture  de  la  foudre,  que  l'homme  lance  à  son  gré  pour 
faire  sauter  tout  ce  qui  s'oppose  à  son  passage.  Et  diables 
convertis  en  anges  également,  tous  ces  poisons  de  jadis, 
devenus  aujourd'hui  médicaments  actifs  entre  les  mains 
des  médecins,  grâce  à  la  chimie  qui  a  enseigné  que  leur 
puissance  est  bonne  ou  mauvaise  en  raison  des  quantités 
administrées;  et  enfin  tout  ce  que  l'homme  a  transformé, 
assemblé,  combiné,  séparé  ou  modifié  pour  s'asservir  les 
éléments,  les  soumettre  à  l'action  de  son  calcul  et  les  uti- 
liser. 


33  LE  D      ON. 

Si,  avec  son  ignorance  sacrée,  l'Eglise  n'eût  pas  établi 
que  tout  ce  qui  appartient  au  monde  est  diabolique;  si, 
conséquemment,  elle  eût  dit  qu'au  diable  et  à  renier 
revient  ce  qui  est  inculte,  sauvage  ou  indomptable,  et 
par  suite  que  l'oisiveté  accroît  les  forces  du  diable,  que 
celui-ci  disparait  sous  les  eiforts  continus  de  la  science 
et  du  travail,  si  elle  se  fût  exercée  à  remuer  des  idées  et  à 
faire  des  expériences  au  lieu  de  prononcer  des  exorcismes 
en  latin,  si  elle  eût  brûlé  du  charbon  et  non  pas  de  l'en- 
cens, la  société  aurait  à  coup  sûr  atteint  des  hauteurs  qui 
lui  sont  encore  inconnues.  Mais  le  dieu  de  l'Église  n'est 
pas  la  lumière,  il  n'est  pas  en  communication  constante 
avec  la  création  ;  la  parole  de  l'homme  l'importune  ;  on 
ne  peut  l'entendre  que  lorsque  l'homme  se  tait.  Ainsi 
le  saint  silence  fut  imposé  au  croyant.  Et,  malgré  ce  si- 
lence, le  dieu  ne  parla  pas,  il  avait  envoyé  sa  parole  une 
seule  fois,  et  c'était  assez.  Le  Verbe  divin  ne  pouvait  avoir 
qu'une  émission  unique.  Le  Verbe  en  permanence,  leVerbe 
continuel,  c'était  le  Diable,  qui  faisait  concurrence  à  Dieu. 

Tant  qu'il  ne  fut  pas  dominé  par  le  principe  d'une  di- 
vinité suprême  et  absorbante,  l'Iranien  ne  s'appliqua  qu'à 
combattre  le  mal  dans  la*  nature,  pour  étendre  le  bien  sur 
la  terre.  Il  ne  s'armait  que  pour  se  défendre  en  cas  d'at- 
taque. C'était  non  pas  un  soldat  insatiable  de  conquête, 
mais  un  vaillant  travailleur. 

Mais  le  mazdéisme  s'avance  vers  un  ordre  hiérar- 
chique régulier.  Les  dieux  coexistants  avec  Ahoura  per- 
dent leur  autonomie;  leurs  actions  se  subordonnent  à  la 
sienne.  Les  anciennes  indépendances  divines  abdiquent 
leurs  pouvoirs  entre  les  mains  du  premier  Amcshaçpenta. 
L'idée  contenue  dans  le  nom  de  Datai'  (créateur)  évolue 
lentement  et  tend  à  conférer  à  Ahouramazda  l'autorité 
unique.  Les  grandes  existences  autochthones  et  distinctes, 
les  dieux  qui  naissaient  en  vertu  de  leur  propre  nature, 
dérivent  alors  d'une  seule  origine,  de  la  sienne,  et  jusqu'à 


AHLUMAN.  331 

Mithra,  tous  ses  frères  de  jadis  deviennent  actuellement 
ses  enfants  (1). 

Après  les  dieux,  c'est  au  tour  de  l'homme.  «  C'est 
lui,  dit  Darius  en  parlant  d'Ahouramazda,  qui  créa  le 
mortel  (2).  »  L'homme,  qui  n'avait  pas  été  créé  par  Ahoura, 
devient  donc  son  fils.  Puisque  Ahoura  était  considéré 
comme  le  créateur  de  l'univers  entier,  puisqu'il  avait  créé 
Mithra  et  les  Ameshaçpentas,  il  devait  avoir  aussi  créé 
l'homme  (3). 

Cependant,  une  partie  des  puissances  de  l'univers  ne 
se  soumettent  pas.  Les  dieux  peuvent  bien  se  subordonner 
à  Ahoura,  mais  les  démons  demeurent  ses  adversaires, 
et,  conduits  par  Angromainyous,  ils  combattent  en  tous 
lieux. 

Devenu  créateur  et  par  suite  souverain  de  la  créature  (4), 
Ahouramazda  domine  l'homme  en  même  temps  que  les 
dieux.  Bientôt  la  monarchie  céleste  tend  à  se  repro- 
duire sur  la  terre.  Celui  qui  jadis  était  chef  d'une  tribu 
aspire  à  devenir  le  roi,  non  pas  de  quelques  peuples,  mais 
de  toutes  les  nations,  de  toutes  celles  du  moins  qu'il  croit 
pouvoir  asservir.  Il  se  sent  animé  de  la  même  passion  ab- 
sorbante que  la  Divinité.  Le  dieu  arrache  la  pioche  de  la 
main  du  Perse  et  l'arme  d'une  épée.  Pour  s'opposer  aux 
irruptions  et  aux  envahissements  des  Sémites,  celui-ci  cn- 

(1)  J.  Daumesteter,  Ormazd  cl  Ahriman,  p.  84,  85.  Cette  tendance  ne 
produisit  pas  tous  ses  résultats  logiques.  Dans  cette  phase  de  l'évolution 
du  Mazdéisme,  on  trouve  encore  des  croyances  antérieures  :  Mithra  et 
Ahoura  sont  parfois  encore  frères,  Ahoura  est  père  des  Ameshaçpentas, 
et  en  même  temps  le  premier  d'entre  eux. 

(2)  Ces  paroles  se  lisent  sur  une  inscription  gravée  par  Darius  sur  le 
granit  de  l'Elvend,  à  Ecbatane.  On  peut  la  voir  encore.  Consulter 
Spiegel,  Die  altz  persischen  Keilinschriften,  p.  44. 

(3)  D'après  le  Mazdéisme,  Ahoura,  comme  les  dieux  aryens,  crée  le 
monde  en  l'organisant,  en  lui  donnant  une  forme.  Personne  ne  demande 
qui  a  créé  la  suhstance  primitive,  ni  même  si  elle  a  été  créée. 

(4)  Les  Gàthàs  proclament  en  lui  le  souverain  de  l'univers  (Anhéus 
ahurem).  Yaçna,  31,  8. 


3^2  J.E  DEMON. 

vahit  à  son  tour  ses  voisins.  Là  lutte  qu'il  aimait,  la  lutte 
du  travail,  est  abandonnée  pour  celle  des  armes;  il  part 
pour  la  guerre,  il  déploie  l'étendard  de  la  lumière,  et  des 
armées  de  chérubins,  de  Yazatas,  de  BYavarshis  et  de 
Ameshaçpentas  le  suivent  planant  dans  les  airs,  les  ailes 
resplendissantes,  environnés  de  flammes  et  brandissant 
leurs  glaives  de  feu  (1).  Rien  ne  l'arrête  dans  sa  marche 
triomphale  ;  la  valeur  qu'il  manifestait  au  travail,  il  la  mon- 
tre également  au  milieu  des  combats.  A  son  approche, 
les  soldats  de  l'Assyrie  et  de  la  Ghaldée,  lâches  comme  des 
femmes,  tremblent  éperdus  derrière  leurs  murailles  (2). 
0  Sémites,  ouvrez-lui  le  passage  jusqu'à  Babylone,  car  il 
est  invincible  ! 

Le  Perse  ne  marcha  cependant  pas  seul  à  la  conquête.  Il 
s'était  adjoint,  dans  ses  entreprises  guerrières,  les  Mèdes, 
déjà  corrompus  par  leur  commerce  avec  les  fils  du  Touran. 
Les  Touraniens  de  la  Médie  croyaient  que,  comme  il  est 
clément  par  essence,  le  principe  bon  n'a  pas  besoin  d'être 
adoré  ;  que  c'est  au  principe  méchant  qu'il  importe  de 
rendre  hommage,  afin  qu'il  ne  s'acharne  pas  contre  l'hom- 
me ;  et  ils  adressaient  des  prières  et  offraient  des  sacri- 
fices aux  puissances  infernales  et  ténébreuses.  Ils  assimi- 
lèrent donc  Ahouramazda  et  ses  anges  lumineux  à  leurs 
génies  bienfaisants,  et  Angromainyous  et  ses  démons  à 
leurs  génies  malfaisants.  Imbus  de  ces  idées,  ils  finirent 
par  croire  qu' Angromainyous  était  aussi  puissant  qu'Ahou- 
ramazda;  que  tous  deux,  contemporains  d'origine,  procé- 
daient d'un  vague  principe  antérieur  appelé  Zervan  Akè- 
raiie  (3)  et  qu'An gromainyous  disparaîtrait  en  retournant 
avec  Ormuzd  vers  celui  dont  ils  étaient  sortis  tous  deux 
avec  toute  la  création  (4).  Les  Iraniens,  qui  déjà  avaient  foi 
en  Ahouramazda  comme  pouvoir  suprême  et  qui  croyaient 

(1)  Ezéchicl,  I,  6-13. 

(2)  Jérémie,  Ll,  30. 

(3)  Spiegel,  Eranische  Aller ihumskunde,  t.  II,  p.  33o-33S. 

(4)  Lenormant,    Essai  de  commentaire  sur  Bérose,  p.  156. 


AHRIMAN.  333 

que  son  contraire  n'avait  pas  voulu  se  subordonner  à 
lui,  eurent  peu  de  peine  à  admettre  qu'Angromainyous 
était  un  principe  moins  auguste  qu'Ahouramazda,  mais 
aussi  puissant  pour  le  mal  que  celui-ci  l'était  pour  le  bien. 
11  leur  en  coûta  donc  peu  d'adopter  le  magïsme,  et  bien- 
tôt les  mages  devinrent  les  intermédiaires  entre  eux  et  les 
puissances  divines. 

Le  Perse,  déjà  vicié  à  la  prise  de  Babylone,  se  corrompit 
complètement  en  étendant  sa  conquête.  Le  chef  de  tribu, 
devenu  monarque  absolu,  imite   servilement  ses  prédé- 
seurschaldéens,  comme  plus  tard  Théodoric,  qui  s'empara 
de  Rome,  chercha  à  copier  l'organisation  impériale  des 
Césars.  De  même  aussi,  ses  soldats  adoptent  les  mœurs 
babyloniennes,  comme  les  Barbares  adoptèrent  celles  de 
l'Empire  tombé  sous  ses  coups.   Le  Perse  qui  domine  la 
civilisation  de  l'Euphrate  ne  ressemble  plus  en  rien  à  l'Ira- 
nien de  la  Bactriane  ;  le  soleil  de  l'Asie  Mineure  l'a  énervé. 
Si,  là,  il  vainquit  Ahriman,  il  est  ici  vaincu  par  lui  et  il  lui 
sacrifie.  Le  génie  du  mal  dispose  du  puissant  concours  de 
la  femme,  et  la  femme  est  conseillée  par   Belzébuth,  le 
serpent  protecteur    de  la    luxure.    Il  marche  à   la  con- 
quête associé  à  la  race  impure  des  Mèdes  et  ce  contact 
le  dispose  à  la  corruption  des  Chaldéens.  Il  n'est  plus  ni  le 
forgeron  robuste,  ni  le  cultivateur  laborieux,  ni  le  brave 
chasseur  du  temps  jadis.  C'est  un  autre  homme.  Il  se  cou- 
ronne de  la  tiare  ;  il  peint  en  bleu  ses  cheveux  et  sa  barbe  ; 
il  dore  ses  ongles  et  ses  dents  ;  il  se  parfume  le  corps  avec 
le  baume  de  Génézareth  ;  il  brûle  l'encens  de  Gerdefan  ; 
il  hume  le  cinnamome  et  la  myrrhe  ;  des  franges  d'Assur 
retombent  sur  sa  poitrine;  la  pourpre  de  Tyr  couvre  ses 
épaules  ;  il  s'habille  avec  des  vêtements  aux  couleurs  d'Iris  ; 
il  sépare  de  plumes  de  paon,  de  blanches  peaux  d'Isedo- 
nie,  de  pendants  d'Ecbatane,  de  colliers  d'escarboucles  et 
de  saphirs,  de  bracelets  d'or  et  d'ébène;  lorsqu'il  monte  à 
cheval,  ses  serviteurs  le  couvrent  du  parasol  de  l'Inde  et 
étendent  sur  son  passage  des  tapis  de  l'Egypte  et  des  étoffes 


334  LE  DÉMON. 

de  Babylone.  Il  ne  boit  plus  l'Haoma  (1)  ;  il  l'a  remplacé  par 
le  vin  de  Ghalyban,  et  il  possède  cent  femmes.  Il  a  échangé 
la  torche  contre  l'éventail  de  plumes.  11  n'est  plus  FAsha- 
van,  le  fils  pur  de  la  lumière.  Il  n'est  plus  invincible. 
0  Grecs,  vous  pouvez  l'attendre  maintenant  à  Marathon 
et  à  Salamine;  pour  peu  nombreux  que  vous  soyez,  la 
victoire  est  à  vous  ! 

(1)  L'Haoma  était  extrait  d'une  sorte  d'Asclcpias,    ou  Sarcostème 
vimnalis. 


III 


BABYLONE 


Il  arrive  dans  la  naturt  que,  lorsque  les  causes  qui  ont 
produit  une  variété  au  sein  d'une  espèce,  ou  rendu  un  or- 
gane inutile  au  corps  d'un  être  quelconque,  ont  cessé 
d'agir,  bien  que  l'espèce  se  transforme  ou  que  ledit  organe 
ne  serve  plus  à  l'être,  il  subsiste  néanmoins  des  vestiges 
de  la  variété  ou  de  l'organe  inutile.  Quelque  chose  d'a- 
nalogue se  produit  dans  les  sociétés  humaines.  Lors- 
qu'une religion  succède  à  un 3  autre,  des  restes  de  la 
religion  disparue  subsistent  conformément  à  la  loi  de 
l'inertie  et  viennent  se  mêler  à  celle  qui  a  triomphé,  ou 
coexister  avec  elle. 

Il  convient  en  second  lieu  de  considérer  que  les  mono- 
théismes  ou  les  polythéismes  hiérarchiques  chez  lesquels 
prédomine  un  dieu,  succédant  aux  fétichismes  ou  aux 
polythéismes  non  hiérarchiques,  sont  des  religions  trop 
savantes  et  trop  abstraites  pour  le  peuple.  Celui-ci  conserve 
les  dieux  antérieurs  transformés,  pour  vivre  lus  intime- 
ment avec  la  divinité.  Ces  dieux  absorbants  e'  jmnipotents 
sont  trop  grands  pour  que  le  peuple  puisse  croire  qu'il  les 
possède  chez  lui,  avec  lui,  pour  lui. 

C'est  ainsi  que  nous  trouvons  en  Babylonie,  à  l'époque 
de  sa  splendeur,  une  religion  officielle  savamment  ordon- 
née, et,  en  même  temps  qu'elle,  confondue  avec  elle,  la 
magie  populaire,  qui  a  ses  racines  au  fond  des  croyances 
de  la  population  touranienne  primitive. 

En  Egypte,  la  magie  était  née  de  la  dégénérescence 
d'un  culte  converti  par  les  masses  en  un  polythéisme  qui 


336  •-!•-  DÉMON. 

touchait  au  fétichisme.  En  Ghaldéé,  au  contraire,  en  uni- 
liitnl  lesdivers  fétichismes  dont  se  composait  la  religion  pri- 
mitive, la  religion  officielle  organisa  et  réglementa  même 
la  magie  qui  devint  un  culte.  C'est  pourquoi,  à  l'époque  où 
Babylone  présente  une  religion  savamment  organisée, 
nous  rencontrons  deux  espèces  de  magie,  Tune,  supérieure 
ou  théurgique,  par  laquelle  le  magicien  tend,  à  l'aide  de  la 
connaissance  de  Dieu,  à  s'identifier  et  à  s'unir  à  la  Divinité 
même,  et  l'autre,  populaire,  bienfaisante  ou  malfaisante, 
selon  qu'elle  sert  à  délivrer  des  maléfices  des  démons  ou 
à  déchaîner  ceux-ci. 

Avant  de  nous  occuper  de  la  religion  définitive  des  Chal- 
déens,  nous  remonterons  un  peu  à  la  religion  primitive 
des  peuples  accadiens,  afin  d'y  découvrir  les  origines  de 
l'idée  du  mal  et  le  mode  de  personnification  de  cette  idée, 
avec  les  pratiques  qu'elle  détermina  et  qui  constituèrent 
plus  tard  la  magie  populaire  en  Babylonie. 

Les  Accadiens  croyaient  que  la  terre  ressemble  à  une  de 
ces  petites  embarcations  sphéroïdales,  la  coquille  renver- 
sée, qui  flottaient  sur  les  eaux  de  l'Euphrate.  Au-dessus, 
s'étendait  l'immensité  du  ciel,  plaine  d'azur  qui  roulait 
appuyée  sur  le  sommet  de  la  montagne  de  l'Orient.  Entre 
les  deux,  se  tenait  suspendue  l'atmosphère,  c'est-à-dire 
la  région  des  nuages ,  que  fend  la  foudre  lancée  de 
la  voûte  azurée  par  les  planètes  afin  de  déchirer  le 
voile  de  ténèbres  qui  parfois  s'interpose  et  leur  cache  la 
terre.  Les  bords  de  cette  section  de  sphère  qui  formait  la 
terre  sont  baignés  par  l'eau  qui  l'environne;  l'eau  en 
jaillit  et  y  retourne  avec  les  fleuves  en  mouvement  con- 
tinu. Les  trois  régions,  région  céleste,  région  terrestre  et 
région  souterraine,  sont  gouvernées  par  trois  esprits  su- 
périeurs ou  dieux.  Le  ciel  a  pour  seigneur  Anna,  qui  n'est 
pas  un  être  distinct  du  ciel  même,  mais  qui  repré- 
sente son  animation,  son  mouvement,  son  état  dyna- 
mique, ainsi  qu'on  dirait  aujourd'hui.  Encore  que  cet  es- 
prit ne  soit  pas  supérieur  en  catégorie  à  ceux  des  autres 


BABYLONE.  337 

régions,  il  semble  qu'à  l'origine  il  ait  été  considéré  comme 
dieu  suprême,  selon  quelques  orientalistes  dont  l'opinion 
se  base  sur  l'interprétation  des  livres  magiques  (1). 

Ea  est  le  dieu  de  la  terre;  son  nom  signifie  demeure, 
c'est-à-dire  la  terre  même.  A  l'origine,  Ea  ne  se  différen- 
ciait pas  non  plus  de  la  terre,  mais  bientôt  on  l'en  sépara 
par  abstraction,  et  on  en  fit  un  être  entièrement  distinct 
de  la  région  terrestre,  le  maître  des  continents,  de  l'atmos- 
phère et  des  eaux,  l'Esprit  qui  pénétrait  et  animait  toutes 
choses.  Puis,  sur  l'observation  que  tout  ce  qui  pénètre  clans 
la  terre,  qui  circule  à  travers  sa  masse,  qui  tombe  de  l'at- 
mosphère et  fait  croître  la  végétation,  c'est  l'eau,  on  crut 
que  l'eau  était  la  demeure  du  dieu,  le  véhicule  de  son  es- 
prit ;  on  la  consacra  et  l'on  dit  que  le  dieu  s'engendrait 
perpétuellement  dans  son  sein.  L'onde  Rio,  était  sa  mère, 
qui  s'agitait  pour  l'enfanter  continuellement.  Il  n'avait  pas 
de  père,  il  était  son  propre  père.  Sa  forme  était  celle  d'un 
énorme  poisson  à  face  humaine  (2).  Plus  tard  on  lui  donna 
une  épouse,  la  féconde  Davkina,  la  croûte  terrestre  qu'il 
fertilise  sans  cesse.  Alors  le  dieu-poisson  fait  le  tour  delà 
terre  monté  sur  un  navire  mystérieux  pour  lui  envoyer  de 
tous  côtés  les  eaux  fécondantes  (3). 

Moul-ge  et  Nin-ge  représentent  le  dieu  et  la  déesse  de  la 
région  souterraine.  Quand  on  disait  Nin-ki-gal,  c'était  la 
déesse  de  toute  la  terre  qu'il  fallait  entendre,  de  la  région 
supérieure  à  la  fois  et  de  la  région  souterraine;  les  limites 
de  l'empire  des  dieux  de  la  superficie  étaient  peu  distinctes 
de  celles  de  l'empire  des  dieux  de  l'intérieur  (4). 

(1)  Ils  s'appuient  sur  ceci,  que  son  signe  est  le  même  que  celui  du  dieu 
suprême  dans  la  religion  définitive  de  Babylone. 

(2)  C'est  l'Anou  de  la  mythologie  chaldéo-babylonienne;  les  Grecs  le 
nommèrent  Garnies. 

(3)  On  prétend  que  c'est  le  Noé  des  Juifs.  Les  Chaldéens  l'appelèrent 
aussi  Nouah. 

(4)  Il  nous  est  très-difficile  de  comprendre  ces  mythologies  de  l'Orient, 
à  nous  hommes  occidentaux  de  ce  siècle.  Nous  apercevons,  nous,  des  li- 

22 


358  LE  DÉMON. 

Le  soleil  diurne  esl  désigné  sous  le  nom  dé  (ktd,  el  con- 
sidéré comme  le  Ris  d'/ltftta.  Dès  qu'il  descend  aux  enfers 
par  la  porte  d'Occident,  On  l'appelle  Nin-dar  el  il  dervienl 
le  fils  de  Mo>t/->/<\  seigneur  des  régions  profondes.  Cha- 
que jour,  en  l'absorbant,  l'enfer  le  rend  soleil  nocturne, 
et  le  ciel  le  reconstitue  diurne  t\r<  qu'il  s'élance  des  ténè- 
bres pour  regagner  les  espaces  supérieurs.  Le  soleil  est 
l'ennemi  juré  des  ténèbres.  Il  pénètre  en  enfer  par  la  bou- 
che de  Moul-gc,  la  montagne  d'Occident,  pour  rejeter  les 
ombres  qui  retiennent  prisonniers  les  trésors  dn  centre 
de  la  terre.  À  son  aspect,  les  ténèbres  s'enfuient  épouvan- 
tées par  la  porte  Opposée  et  viennent  nous  envahir.  Alors 
le  soleil  laisse  dans  la  profondeur  de  ses  espaces  ses 
rayons,  autres  dieux  qui  sont  l'éclat  des  pierres  précieuses, 
des  émeraudes.  des  grenats,  des  diamants  et  des  rubis,  et 
les  reflets  des  métaux.  L'or  est  son  fds  aîné,  il  est  son 
image,  il  possède  sa  couleur  et  son  éclat,  et,  comme  lui,  il 
est  inaltérable  (1).  Une  fois  son  OMvre libératrice  accom- 
plie, il  sort  de  renier  par  la  porte  d'Orient,  s'élance  à  la 
poursuite  des  ténèbres  pour  les  rejeter  également  de  la 
superficie  terrestre,  et  de  nouveau  les  ténèbres  s'enseve- 

mites  partout;  nous  trouvons  tout  défini,  tout  tranché,  tout  individua- 
lisé, et  nous  portons  dans  notre  manière  de  penser  l'hérédité  de  dix-neuf 
sièclesde  divorce  avec  la  nature.  Mais,  à  ces  époques  reculées,  l'homme 
vivait  plongé  dans  la  nature,  il  la  sentait  avec  une  intensité  qui  nous 
est  inconnue,  à  nous  qui  sommes  plus  concentrés  dans  l'observation  sub- 
jective. Rien  alors  n'était  encore  clairement  delini,  rien  n'avait  de  limites 
étroitement  fixées.  L'esprit  n'était  pas  bien  distinct  de  la  matière,  ni 
l'àme  du  corps,  ni  le  dieu  de  la  nature,  ni  le  conscient  de  l'inconscient, 
ni  même  la  substance  organique  vivante  de  la  substance  inanimée  ;  on 
distinguait  peu  le  nom  de  la  chose  ;  tout  était  confondu  et  tout  chan- 
geait selon  le  lieu  et  selon  le  temps;  rien  n'avait  une  individualité  dis- 
tincte et  nette.  Aussi  nous  faut-il  faire  de  très-grands  efforts  pour  saisir 
ces  théogonies,  et  mouler  en  quelque  sorte  leur  conception  dans  notre 
langage;  après  de  pareilles  synthèses,  on  se  sent  souvent  pris  de  ver- 
tige. 

(I)  De  là  vient  que  les  métaux  et  les  pierres  précieuses  ont  été  conver- 
tis en  talismans  contre  les  démons. 


BABYL0NE.  339 

lissent  dans  les  profondeurs  par  la  porte  d'Occident  afin 
<lc  s'emparer  encore  des  trésors  déposés  par  le  soleil.  Cette 
scène  se  renouvelle  tous  les  jours.  Le  soleil  poursuit  éteiv 
nellement  les  ténèbres,  et  les  ténèbres  fuient  éternelle- 
ment devant  lui. 

Les  livres  magiques  décrivent  l'enfer  en  disant  que  c'est 
Y  endroit  où  ri  existe  plus  le  sentiment  ;  le  fond  de  l 'intérieur  ; 
le  lieu  où  ne  réside  pas  la  bénédiction  ;  la  tombe  ;  le  temple 
redouté  (I).  Tous  les  morts  descendent  dans  cet  enfer;  il 
n'y  a  ni  châtiments  ni  récompenses  ;  les  tristesses  du  pays 
immuable  sont  égales  pour  tous.  C'est  sur  la  terre  que  les 
hommes  reçoivent  les  récompenses.  Avec  les  ténèbres  qui, 
de  l'enfer,  viennent  envahir  la  terre  quand  le  soleil  des- 
cend dans  les  antres  profonds,  sortent  les  démons  qui  y 
demeurent,  les  fan  tûmes  et  les  vampires,  qui  sont  les 
ombres  des  morts,  et  qui  errent  toute  la  nuit  pour  tour- 
menter les  mortels.  Les  esprits  bons  qui  résident  dans 
les  enfers  n'en  sortent  jamais. 

Mais  les  démons  n'existent  pas  qu'en  enfer.  Ils  errent 
dans  le  monde  entier.  On  compte  les  démons  du  vent, 
ceux  du  désert,  des  abîmes,  des  forêts,  de  la  montagne, 
des  maladies  et  ceux  qui  habitent  notre  corps  et  l'agitent. 
Nous  parlons  ici,  bien  entendu,  des  démons  malfaisants. 
En  opposition  avec  ceux-ci,  il  y  a  les  démons  bienfai- 
sants, bien  que  moins  nombreux,  ce  sont  les  mas  (génies) 
et  les  lammas  colosses  qui  peuvent  être  bons  en  même 
temps  que  mauvais.  Les  divers  genres  de  démons  mal- 
faisants sont  :lcs  utouq(2),  démons  inférieurs,  qui  traver- 
sent le  désert  et  vont  se  placer  sur  la  cime  des  montagnes  ; 

(1)  W.  A.  I.  ZV.  24,  2.  Nous  empruntons  les  textes  qui  correspondent 
à  ces  lettres  des  Cuneiform  Inscriptions  of  Western  Asia,  de  Rawlinson, 
aux  traductions  que  V.  Lenormant  donne  dans  ses  ouvrages  :  la  Magie 
chez  les  Chai  liens,  la  Divination  et  la  Science  des  présages,  Letti  es 
assyiiologiques  et  les  Premières  Civilisations,  t.  II.  De  même  pour  ceux 
que  nous  citons  dans  la  suite  de  ce  chapitre. 

(2)  Ce  mot  signifie  aussi  un  démon  en  général. 


.V,0  'l-E  DÉMON. 

Ya/ol,  démon  destructeur  ;  les  yigim(l),  qui  errent  à  travers 
le  désert  et  pénètrent  avec  le  vent  dans  les  villes;  le  telal, 
démon  guerrier;  lemaskin,  qui  dresse  des  embûches.  11 
v  a  encore  les  sept  démons  des  régions  sidérales  ,  les 
sept  fantômes  de  flamme,  les  sept  génies  des  sphères  de  feu 
comme  on  les  appelait,  qui  sont  en  perpétuelle  opposition 
avec  les  sept  esprits  des  espaces  planétaires  gouvernant 
l'univers.  Ce  sont  eux  qui  font  les  éclipses,  qui  incendient 
la  queue  des  comètes,  qui  précipitent  les  étoiles  et  produi- 
sent le  malheur.  Il  y  a  les  sept  démons  de  l'abîme  (2),  qui 
habitent  les  régions  souterraines  et  sont  les  plus  terribles. 
Ils  sortent  des  antres  profonds  de  la  montagne  d'Occident 
et  pénètrent  par  l'Orient,  marchant  ainsi  au  rebours  des 
astres  et  portant  le  trouble  partout  avec  eux.  Ce  sont  eux 
qui  produisent  les  tremblements  de  terre,  qui  renversent 
les  maisons  et  donnent  le  sort  mortel  aux  hommes.  Ils 
n'ont  ni  femmes  ni  enfants  ;  ils  ne  sont  ni  masculins  ni 
féminins  ;  ils  n'aiment  pas,  et  par  conséquent  sèment  l'i- 
nimitié sur  leur  passage.  Le  jour,  ils  se  cachent  dans  les 
profondeurs  de  la  terre,  et,  par  lui  seul,  le  dieu  Feu  lui- 
même  est  impuissant  contre  eux.  Du  centre  de*  la  terre 
s'échappent  aussi  les  fantômes  (3),  les  spectres  (4)  et  les 
vampires  (5).  Ceux-ci  visitent  l'homme  pendant  la  nuit; 
ils  revêtent  des  formes  épouvantables.  Mais  les  pires  dé- 
mons qui  poursuivent  les  mortels  de  leurs  attaques  sont 
les  démons  des  maladies,  et  parmi  eux,  celui  de  la  fièvre, 
celui  de  la  céphalalgie,  celui  des  congestions,  celui  de  la 
peste,  qui  est  fils  de  la  superficie  terrestre  et  de  l'abîme,  etc. 
On  peut  encore  citer  les  incubes  et  les  succubes,  démons 
des  pollutions  nocturnes,  qui  abusent  du  sommeil  pour 

(i)  On  ne  connaît  pas  encore  la  signification  exacte  de  ce  nom  dans 
nos  langues  indo-européennes. 

(2)  On  croit  que  ceux-ci  sont  les  maskins. 

(3)  Hapaganme. 

(4)  Rapaganmea. 

(d)  Rapaganmekhab.  Ceux-ci  sont  les  ombres  des  morts. 


BABYLONL".  341 

soumettre  les  femmes  et  les  hommes  à  leurs  embrasse- 
ments  et  à  leurs  caresses  (1). 

L'imagination  des  Accadiens  peupla  la  création  de  ces 
êtres  malfaisants,  et,  par  contre,  elle  se  mit  à  multiplier 
les  êtres  bienfaisants,  leur  assigna  des  rangs,  un  sexe  et 
les  crut  capables  de  se  reproduire.  Ils  se  croyaient  tour- 
mentés, en  certains  cas,  et  protégés,  en  d'autres,  par  ces 
êtres  enfantés  par  leur  propre  imagination.  Tout  ce  qui 
leur  arrivait  de  bon  ou  de  mauvais,  ils  leur  en  attribuaient 
le  mérite,  et  se  procuraient  ainsi  une  explication  des  évé- 
nements, se  croyant  le  jouet  des  êtres  invisibles  qui  peu- 
plaient la  création.  Semblablement  à  l'Arya,  les  heures 
qu'ils  redoutaient  le  plus,  c'étaient  celles  de  la  nuit  où 
sortaient  les  ténèbres  ;  comme  l'Hindou,  ils  adorèrent  le  feu, 
qu'ils  tenaient  pour  un  principe  élémentaire  et  pour  la 
cause  suprême  du  mouvement  cosmique.  «  C'est  lui,  di- 
saient-ils, qui  pousse  le  sang  dans  nos  veines,  c'est  le  feu 
qui  nous  donne  la  vie,  puisque,  aussitôt  que  nous  mourons, 
notre  corps  se  glace.  La  chaleur  et  la  flamme  (2)  sont  ses 
deux  manifestations  ;a.vecl'une,  tout  s'anime  ;  avec  l'autre, 
la  lumière  se  répand  au  sein  même  des  ténèbres.  »  Et  ils 
adressaient  (3)  au  feu  ces  paroles  :  «  0  Feu  viril,  héros 
masculin,  qui  parcours  la  voûte  céleste,  toi  qui  remplis 
l'immensité  de  tes  émanations,  toi  qui  fonds  et  qui  mêles 
le  cuivre  et  l'étain,  toi  qui  purifies  l'argent  et  l'or,  toi  qui 
la  nuit  fais  trembler  les  méchants  (4),  toi  qui  vivifies,  toi 
qui  chasses  la  peste,  ô  fécond,  ô  brillant  pontife  suprême 


(1)  On  les  appelait  Gelai  et  en  assyrien  LU  ou  Lilith.  La  Lililh 
joua  plus  tard  un  grand  rôle  dans  le  Talmud.  Elle  figure  aussi  dans 
les  livres  des  prophètes  qui  l'avaient  admise  déjà  au  nombre  des 
démons. 

(2)  Bil-gi  et  Iz-bar. 

(3)  Les  Accadiens  procédant  de  terres  plus  au  nord  que  la  Babylonie, 
on  comprend  qu'ils  adorassent  le  feu  que  les  Chaldéens  ne  considéraient 
pas  comme  propice. 

(4)  A.  Z.  V.  14,  2. 


342  LE  DEMON. 

de  la  surface  de  la  terre  (1),  anéantis  la  méchanceté  !  »  Et 
le  dieu  Feu  répond  au  milieu  des  rayonnements  du  foyer  : 
«  Je  suis  la  flamme  d'or,  la  grande  flamme  qui  s'élève  des 
roseaux...  Je  suis  la  flamme  de  cuivre,  la  flamme  qui 
élève  ses  langues  ardentes;  je  suis  le  messager  de  Silik- 
Moulouhki;  que  le  dieu,  que  les  génies  favorables  entrent 
dans  votre  maison  (2)  !  » 

L'Accadien  considère  le  feu  comme  supérieur  au  soleil, 
parce  que  le  feu  lui  prête  son  concours  aussitôt  qu'il 
l'implore.  Il  l'appelle  à  volonté,  et  le  feu  paraît  à  l'in- 
stant même,  tandis  que  le  soleil  ne  le  visite  que  périodi- 
quement et  que  jamais  il  ne  l'assiste  la  nuit.  Bien  qu'à 
un  degré  moindre,  l'Accadien  pratique  cependant  le  culte 
du  soleil,  attendu  qu'il  en  reçoit  des  bienfaits.  De  ses 
rayons  le  soleil  ressuscité  disperse  chaque  jour  les  êtres 
noirs  sortis  de  l'enfer.  Et  l'Accadien,  élevant  son  regard 
vers  lui,  lui  adresse  cette  invocation  :  «  0  soleil,  ô  toi  qui 
brilles  dans  les  cieux,  toi  qui  toujours  maintiens  ta  face 
du  côté  de  la  terre  sans  jamais  la  détourner,  sans  jamais 
nous  montrer  le  dos  (3),  toi  qui  répands  la  lumière  sur 
nous  comme  un  manteau  éblouissant,  toi  qui  nous  envoies 
la  rosée,  qui  dissipes  la  tristesse,  toi,  vaillant  guerrier,  qui 
combats  les  fantômes,  juge  régulateur  des  heures,  prends 
soin  de  nous,  protége-nous  !  » 

Puis,  il  s'adresse  à  l'eau  qui  vivifie,  qui  rafraîchit,  à 
cette  eau  qui  environne  la  terre,  qui  est  la  demeure  du 
dieu-poisson,  et  il  lui  dit  :  «  Eau  sublime,  toi  qui  coules 
dans  le  lit  du  Tigre  et  entre  les  rives  de  l'Euphrate,  et  vous 
qui  allez  vous  jeter  et  vous  confondre  clans  l'Océan,  eaux 
bénies,  eaux  fécondes,  eaux  éUncelantcs,  miroirs  du  so- 
leil, pendants  du  ciel,  dites  à  votre  père  Ea,  ainsi  qu'à 
votre  mère  Davkina,  réponse  du  grand  poisson,  qu'ils  bril- 

(1)  W.  A.  T.  IV.  col.  2,  1,4-2. 

(2)  Un  des  moyens  d'interdire  aux  démons  rentrée  d'un  lieu,  était  de 
le  faire  occuper  par  des  êtres  favorables. 

(3)  W.  A.  I.'IV.  20,  2. 


BABVLONE.  343 

lent  et  qu'Us  fructifient  afin  que  la  bouche  criminelle,  que 
la  bouche  nuisible  ne  puissent  produire  aucun  effet  <  ï)  !  » 
Mais  Eu  ne  répond  rien.  Alors  l'Aceadien  a  recours  à  Anna, 
l'esprit  du  ciel,  et  Anna  ne  lui  répond  pas  mieux.  Ea  et 
Anna  sont  trop  haut  placés  pour  pouvoir  communiquer  di- 
rectement avec  lui.  Un  intermédiaire, SilihfMouloukhi^  dieu 
qui  n'est  la  représentation  d'aucun  élément,  vient  alors  à 
son  secours;  il  prie  le  divin  Ea  de  prêter  l'oreille  aux 
prières  de  l'homme,  et  l'h-jinme  reçoit  le  bienfait  qu'il  sol- 
licite. Puis.  l'Accadien  s'adresse  à  l'esprit  du  ciel  et  à  l'es- 
prit de  la  terre  pour  qu'ils  le  protègent,  certain  qu'il  est 
que  l'intercesseur  obtiendra  d'eux  ce  qu'il  demande,  et  il 
les  supplie  de  se  souvenir  de  ceux  qui  «  mettent  obstacle 
à  sa  prospérité;  du  sorcier  qui  fait  des  images  ;  de  la  figure 
malfaisante  ;  du  mauvais  œil;  de  la  langue  criminelle  ;  de 
la  nourrice  dont  le  lait  devient  aigre,  dont  les  seins  se 
flétrissent  et  s'ulcèrent,  et  qui  périt  de  ces  ulcères  ;  de  la 
femme  enceinte  qui  avorte,  dont  le  fœtus  se  gâte  ou  ne 
prospère  pas  ;  de  celle  que  le  mari  n'approche  jamais  ;  de 
l'esclave  dont  le  maître  dédaigne  les  charmes  ;  de  celui  qui 
meurt  de  faim  ou  de  suif;  de  celui  qui.  ayant  faim  dans 
une  fosse,  est  condamne  à  manger  do  la  terre;  de  celui 
qui  laisse  après  lui  une  mémoire  infâme;  de  celui  qui  ne 
peut  se  lever  pour  avoir  trop  mangé  ;  de  celui  qui  se  noie 
dans  la  rivière  ;  de  celui  qui  tombe  malade  au  commence- 
ment d'un  mois  incomplet  (2);  de  l'aliment  qui  réduit  le 
corps  à  l'état  de  squelette,  ou  de  celui  qui  est  restitué  après 
avoir  été-  mangé'  ;  du  liquide  qui  gonfle  le  buveur;  du  vent 
pestilentiel  qui  souffle  dans  le  désert  :  de  l'abattement  pro- 

(li  La  bouche  criminelle,  la  tangue  ma1  faisante,  la  lèvre  méchante, 
IV  I  mauvais,  dans  les  formules  accadiennes,  indiquaient  des  mots  ou 
des  regards  qui,  lances  involontairement  ou  même  à  de-sein,  possédaient 
la  vertu  de  déchaîner  les  démons.  11  existait  des  formules,  qui  semblent 
des  litanies  de  malédictions,  au  moyen  desquelles  on  pouvait  à  volonté 
porter  préjudice  à  n'importe  qui. 

(2)  C'était  là  une  époque  néfaste. 


341  LE  DEMON. 

duit  par  l'absorption  du  poison  ;  de  la  stupeur  qui  enchaîne 
méchammenl  ;  de  la  chute  des  ongles  ;  de  l'éruption  pustu- 
leuse ;  de  la  Lèpre  qui  envahit  la  peau  ;  de  la  fièvre  chaude  ; 
des  ulcères  qui  répugnent  et  qui  rongent  ;  de  l'inflamma- 
tion des  entrailles;  de  la  peste  violente;  de  la  tristesse 
qui  assombrit;  de  la  maladie  du  cœur;  de  la  dyssenterie 
maligne  ;  du  cauchemar  nocturne  ;  de  la  chaleur  suffocante  ; 
de  la  soif  qui  favorise  l'esprit  de  la  peste  ;  des  douleurs  cé- 
rébrales qui  perforent  la  tète  comme  ferait  la  corne  d'un 
taureau,  qui  la  rongent  comme  ferait  une  fourmilière,  qui 
la  gonflent  comme  une  tiare,  qui  font  éclater  les  parois  du 
crâne  comme  si  c'étaient  les  ais  d'un  navire  pourri  ;  en  un 
mot,  de  tous  les  désordres  du  ciel,  et  de  la  terre.  »  Et  il  ter- 
mine ainsi  :  «  Esprit  du  ciel,  souviens-toi  de  tout  ceci  !  Sou- 
viens-toi de  tout  cela,  esprit  de  la  terre  !  »  Silik-Mouloitkhi 
accueille  les  prières  de  l'homme  et  il  les  transmet  à  Ea  en 
le  priant  de  fournir  à  l'homme  le  remède  inconnu  de  lui. 
Pour  chaque  maladie,  la  formule  de  la  demande  est  dis- 
tincte, aussi  bien  que  le  remède.  Ainsi,  pour  les  maux  do 
tête,  Silik-Mouloiikhi  dit  :  «  Mon  père,  le  mal  de  tête  est 
sorti  des  enfers  ;  donne  le  remède  à  cet  homme  qui  l'i- 
gnore !  »  Et  Ea  répond  :  «  Mon  fils,  tu  ne  connais  pas  le  re- 
mède; je  vais  te  l'apprendre,  parce  que  ce  que  je  sais  tu 
peux  le  savoir  aussi.  Approche  ta  lèvre  sublime  de  ces 
eaux;  de  ton  souffle,  fais  les  briller  dans  toute  leur  pureté. 
Secours  l'homme,  fils  de  son  dieu,  et  que  la  maladie  se 
dissipe,  comme  se  dissipe  la  rosée  de  la  nuit  sous  les  bai- 
sers du  soleil.  »  Et  Silik-Mouloiikhi  suit  la  prescription, 
trace  l'image  de  l'homme,  et  la  maladie  disparaît. 

Parfois  l'homme  s'adress.e  au  feu  pour  qu'il  le  délivre  des 
esprits  de  l'abîme;  mais  le  feu  est  impuissant  contre  eux  ; 
alors  il  s'adresse  à  Silik-Mouloukhi,  qui  va  à  Ea  pour  en 
obtenir  la  formule  suprême  capable  d'enchaîner  les  esprits. 
Cette  formule  est  un  nombre  mystique;  par  sa  vertu  les 
esprits  restent  enchaînés.  Le  nombre  possède  une  grande 
influence  sur  les  esprits  ;  bons  ou  mauvais,  tous  ces  êtres 


BABYLONE.  34o 

ont  le  leur;  aux  génies  bienfaisants  correspondent  les 
nombres  entiers,  aux  malfaisants  les  fractions.  Les  es- 
prits bons  aident  toujours  l'esprit  du  ciel  et  celui  de  la 
terre,  le  soleil  et  le  feu  ;  ils  occupent  le  foyer  abandonné 
par  les  démons,  font  sentinelle  à  la  porte  des  palais,  sur  le 
seuil  des  maisons,  à  l'entrée  des  rues  ou  en  haut  des  mu- 
railles. Ils  ont  parfois  à  lutter  avec  les  démons,  qui  ne 
veulent  pas  abandonner  les  corps  humains  ou  leurs  de- 
meures, mais  ils  triomphent  toujours.  Et  lorsque  l'homme 
les  implore  à  l'aide  de  la  parole  magique  ou  du  nombre 
qui  leur  est  consacré,  ils  accourent  à  lui.  ou  ils  s'éloignent 
tristement  s'il  prononce  quelque  formule  qui  les  rende 
impuissants  contre  les  esprits  méchants  déchaînés. 

On  les  évoque  aussi  ou  on  les  conjure  au  moyen  de  di- 
vers talismans,  tels  que  des  bandes  ou  des  pierres  gravées 
avec  des  chiffres,  des  lettres  ou  des  images.  Là  où  l'homme 
trace  leurs  images,  le  génie  et  le  colosse  sont  toujours 
présents  ;  partout  où  veille  le  bon  colosse,  le  démon  mal- 
faisant s'enfuit.  Un  moven  encore  de  mettre  le  malin  en 
fuite,  c'est  de  peindre  ou  de  graver  son  horrible  image. 
En  se  voyant  sur  la  muraille,  le  malin  se  retire  précipi- 
tamment, car  son  hideux  portrait  l'épouvante. 

Lorsque  les  dieux  veulent  châtier  les  hommes,  ils  ne 
leur  envoient  pas  des  maux,  ils  donnent  simplement  la 
liberté  aux  démons.  C'est  alors  que  l'homme  souffre  ;  mais, 
s'il  se  met  en  prières,  il  ne  manque  jamais  d'interces- 
seur; le  dieu  donne  la  formule,  et  au  même  instant 
l'homme  se  trouve  délivré. 

Ainsi  qu'on  peut  le  remarquer,  ce  système  parait  res- 
sembler à  celui  des  Iraniens,  mais  seulement  quant  à  la 
forme,  dans  le  dualisme  qu'il  affecte.  Dans  le  mazdéisme. 
la  nature  tout  entière  combat  dans  un  sens  ou  dans  un 
autre;  ici  ceux  qui  combattent,  ce  sont  les  esprits;  la  nature 
est  passive  ;  ce  sont  eux  qui  déterminent  toutes  les  actions 
naturelles  et  humaines.  Là,  l'homme  triomphe  à  force  de 
luttes  et  de  travaux;  ici,  à  elles  seules,  les  prières  produi- 


316  LE  DEMON. 

sent  tout  le  bien,  et  les  malédictions  tout  le  mal  ;  la  parole, 
le  nombre,  les  image?  ont  le  pouvoir  que  l'action  a  chez 
les  Perses.  Là,  le  mal,  c'est  la  paresse,  c'est  l'inaction, 
c'est  l'injustice;  le  bien,  au  contraire,  c'est  le  travail, 
c'est  l'industrie,  c'est  le  droit.  Ici,  chez  les  Accadiens, 
il  n'existe  pas  de  bien  en  dehors  de  la  santé,  du  bien-être 
et  delà  piété,  et  pas  de  mal  en  dehors  de  la  maladie  et  de 
l'impiété.  Ainsi,  bien  que  dualistes  en  la  forme,  bien  que 
fondées  sur  la  lutte  de  la  lumière  et  de  l'ombre,  ces  deux 
religions  sont  au  fond  complètement  distinctes. 


La  race  sémitique  qui  émigra  en  Ghaldée  fit  évolution- 
nerles  dieux.  Sa  religion  était  analogue  à  la  religion  sy- 
rio-phénicienne  ;  pendant  quelques  siècles,  elle  se  dressa 
en  face  de  celle  des  Accadiens,  mais  elles  en  vinrent  toutes 
deux  à  se  confondre  graduellement,  et,  à  l'époque  de 
Sargon  Ier  (2000  ans  avant  J.-G.)  (1),  la  religion  sémite 
avait  complètement  absorbé  sa  rivale  et  l'avait  asservie 
en  moulant  quelques-uns  des  dieux  accadiens  sur  ceux 
qu'elle  avait  conçus  dans  les  astres  (2),  La  religion  ac- 
cadienne,  telle  que  nous  l'avons  décrite,  ne  fut  plus  alors 
qu'une  religion  inférieure  et  devint  la  magie  babylo- 
nienne (3).  L'unification  des  deux  cultes  fut  une  véritable 
œuvre  de  systématisation. 

Tous  les  dieux  furent  subordonnes  1rs  un>  aux  autres 

(1)  Lknop.mant,  la  Magie  chez  Ici  Chaldéens,  chap.  iv,  p.  132. 

(2)  Muut-qe  s'identifie  à  Bel;  Nin-gelal.  à  Bf.lit  ;  ffln-dar,  à  âdar, 
dieu  de  la  planète  Saturne  ;  Pakou,  à  Nebo,  dieu  de  Mercure;  En-Zouna, 

à  Sin,  dieu  de  la  lune  ;  Tjskhou,  à  Istaii,  déesse  de  Venus;  Im,  ù  Bim,  dieu 
de  l'atmosphère;  Qud,  à  Samas,  dieu  du  soleil;  Anounnu-ijo .  aux  Anoin- 
naki,  les  esprits  de  la  terre  ;  Davkina  conserve  son  nom  ;  lui  devient 
Nouah;  sa  mission  reste  la  même. 

v3)  Les  prêtres  magiciens  se  divisaient  en  trois  ordres  :  Kharloumim, 
Hakamtm  et  Asapfrim,  c'est-à-dire  les  eonjuratuurs,  les  médecins  et  les 
theosuphes. 


BABYLONE.  347 

et  formèrent  de  véritables  hiérarchies.  Une  fois  organisée, 
la  religion  de  la  Babylonie  fut  un  culte  positif  rendu  à 
la  lumière,  mais  en  sens  contraire  du  culte  des  Perses. 
A  Babylone,  en  effet,  l'objet  lumineux  fut  plus  adoré  que 
la  lumière  elle-même.  Les  Babyloniens  pratiquaient  le 
culte  du  soleil,  de  la  lune  et  des  astres  parce  que  ces  corps 
célestes  leur  envoyaient  la  lumière.  L'idée  de  la  lumière 
seule,  isolée,  indépendante,  abstraite  de  l'objet  lumineux, 
n'était  pas  accessible  à  leur  esprit.  «  La  lumière  nous 
donne  la  vie,  disaient-ils  ;  elle  émane  des  astres  ;  donc,  les 
astres  déterminent  nos  actes.  »  Et  ils  établirent  que 
l'homme  dépendait  directement  des  corps  célestes  et 
que  dans  chacun  d'eux  résidait  une  divinité  lumineuse 
en  relation  avec  l'humanité.  Le  culte  des  Perses  n'était 
pas  une  adoration  ;  celui-ci  l'était  au  contraire  entière- 
ment. 

Le  soleil,  sur  les  bords  de  l'Euphrate,  répand  une 
étouffante  chaleur;  c'est  Moloch,  le  dieu  du  feu,  qui  se 
révèle  par  sa  puissance,  calorifique  plutôt  qu'éclairante. 
La  nuit,  on  peut  enfin  respirer  ;  il  s'élève  en  effet  une 
brise  tiède  ;  le  Ghaldéen  croit  que  les  étoiles  lui  envoient 
la  nuit  afin  de  lui  permettre  de  respirer  l'air  frais  et  pour 
qu'elles  puissent  à  leur  tour  resplendir  librement  sur  le 
fond  sombre  de  la  voûte  céleste  ;  il  veille  donc  la  nuit 
sur  les  bords  de  l'Euphrate  pour  contempler  les  dieux 
lumineux  qui  le  protègent. 

L'Accadien  rendait  plutôt  un  culte  au  feu.  A  lui,  fils  de 
terres  plus  septentrionales,  le  feu  était  utile  en  hiver.  Son 
action,  qui  était  terrible  en  Chaldée,  devenait  bienfaisante 
au  pays  du  Touran.  Mais  l'Accadien  était  moins  intelli- 
gent que  le  Sémite  et  moins  savant  que  lui  ;  il  ne  cultiva 
que  la  terre  et  créa  une  religion  primitive  et  un  culte  naïf. 
tandis  que.  plus  observateur  par  nature,  le  Ghaldéen  se 
livra  à  l'étude  du  ciel,  séria  ses  observations,  créa  l'as- 
tronomie et  les  mathématiques,  et,  à  l'aide  de  ces  con- 
naissances, il    organisa  un   culte    hiérarchique    qui,   de 


348  LE  DEMON. 

la  dernière  des  manifestations  divines  dans  la  nature, 
s'élevait,  en  les  subordonnant  les  unes  aux  autres,  jusqu'à 
un  Dieu  suprême.  Puis  il  subordonna  jusqu'à  l'humanité 
et  jusqu'aux  phénomènes  sociaux  ù  la  Divinité  dans  ses 
manifestations  diverses.  Par  l'observation  des  mouve- 
ments des  corps  célestes,  il  aperçut  certains  rapports 
qu'il  crut  liés  à  d'autres  phénomènes  naturels,  et  comme, 
en  vertu  de  la  corrélation  qu'il  avait  établie  entre  le  ciel 
et  la  terre,  tous  ces  phénomènes  devaient  produire  des 
événements  humains,  il  se  mit  avec  ardeur  à  en  péné- 
trer le  sens.  C'est  sous  cette  influence  qu'il  construisit  la 
cité  selon  le  plan  qu'il  avait  tracé  de  la  sphère  céleste  (1). 
Aux  portes  de  ses  palais  il  plaça  l'image  des  colosses  de  sa 
mythologie  cosmique,  afin  que  ces  génies  descendissent 
garder  ses  demeures.  Le  lien  qui  unissait  l'homme  aux 
dieux  attachait  aussi  les  dieux  à  l'homme,  et  une  des 
manières  de  faire  apparaître  ceux-ci  quelque  part,  était  d'y 
placer  leur  image.  Il  donna  à  ses  maisons  la  forme  de  tours 
superposées  dont  la  dernière  se  terminait  en  terrasse. 
Il  plaça  son  lit  sur  cette  terrasse,  afin  que,  durant  son  som- 
meil, ses  divinités  lumineuses  le  transportassent  en  songe 
au  sein  des  régions  sidérales  (2).  Après  avoir  étudié  la 
voûte  céleste  et  en  avoir  indiqué  la  carte,  il  donna  un 
nom  aux  douze  constellations  du  Zodiaque  et  leur  attribua 
la  forme  de  douze  êtres  que  leur  disposition  rappelait  plus 
ou  moins  fidèlement  à  l'esprit  ;  c'étaient  pour  la  plupart 
des  animaux  célestes  qui  allaient  s'abreuver  aux  flots  de 
la  Voie  lactée,  grand  fleuve  de  liquide  cosmique  dont  les 
systèmes  solaires  sont  les  molécules. 

Il  croyait  que  les  astres  correspondaient  aux  êtres  de 
la  terre  ;  et,  comme  ceux-ci  étaient  socialement  organisés 
par  hiérarchies,  il  établit  ces  mêmes  hiérarchies  au  ciel 
parmi  les  esprits  planétaires  ;  ainsi  les  espaces  ne  tardè- 


(1)  Diodore  de  Sicile,  t.  II,  p.  96. 

(2)  Philon  le  Juif,  De  somnis. 


BABYL0NE.  ■  3i9 

rent  pas  à  avoir  leurs  animaux,  leurs  esclaves,  leurs 
citoyens,  leurs  grands,  leurs  guerriers  et  jusqu'à  un  sei- 
gneur, le  soleil,  qui  les  gouvernait  en  souverain.  Ces  caté- 
gories ont  leurs  fonctions  propres  comme  celles  de  la  terre. 
Ainsi,  il  est  des  étoiles  conseillères,  servantes,  satrapes, 
courriers,  etc.  Elles  ont  aussi  un  sexe  ;  elles  s'approchent 
ou  s'éloignent  les  unes  des  autres  ;  elles  s'aiment  ou  se 
détestent.  Elles  entretiennent  des  relations  sociales  comme 
les  hommes,  elles  se  font  la  guerre  comme  eux,  elles 
se  poursuivent,  elles  s'enfuient,  elles  se  dérobent,  elles 
émigrent,  ou  aussi  elles  se  réunissent,  s'associent,  for- 
ment des  états,  font  des  révolutions,  célèbrent  des  fêtes, 
etc.  Enfin,  chacune,  selon  la  couleur  et  l'intensité  de  salu- 
mière,  possède  sa  volonté  propre,  sa  manière  d'agir  parti- 
culière, son  génie,  en  un  mot  son  idiosyncrasie.  Ce  que 
font  Bel  et  Bétit,  le  couple  suprême,  les  autres  divinités 
masculines  et  féminines  des  planètes  le  répètent  ;  elles 
s'aiment  comme  eux  :  si  le  dieu  meurt,  la  déesse,  abîmée 
de  tristesse,  se  désole  et  pleure  sa  mort  jusqu'à  la  résur- 
rection de  son  amant  céleste. 

En  raison  d'idées  mystiques  relatives  à  la  valeur  des 
nombres  et  analogues  à  celles  que  devaient  adopter  plus 
tard  les  pythagoriciens,  les  prêtres  de  Babylone,  comme 
les  Accadiens,  firent  correspondre  chaque  nom  de  dieu  à 
un  chiffre  déterminé  (1).  Pour  deviner  les  événements,  ils 
se  livraient  à  l'étude  attentive  du  cours  des  astres,  ils  ad- 
ditionnaient ou  ils  retranchaient  les  nombres  produits  par 
leur  groupement,  et,  à  l'aide  de  ces  calculs,  ils  construi- 
saient leurs  figures  géométriques  ou  prononçaient  leurs 
exorcismes,  croyant  qu'ils  arrêtaient  les  esprits  des  astres 
dans  leurs  mouvements  ou  qu'ils  les  contraignaient  à 
exécuter  leurs  desseins.  Tout  ceci  était  logique  :  le  Chal- 
déen,  en  effet,  croyait,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  que  le 
lien  qui  unissait  l'homme  au  dieu  attachait  également  le 

(1)  Lenormant,  le  Déluge  et  r Epopée  babylonienne,  p.  30. 


350  •  LE  DÉMON. 

dieu  à  l'hnmmo,  et  il  pensait  ffiio  ce  lien  était  un  chiffre, 
un  mol  nu  une  image,  Gomme  ions  les  Sémites,  il  se  figu- 
rait que  le  sujet  rie  pouvait  être  séparé  de  sa  représenta- 
tion plastique  sans  qu'il  en  souffrît  quelque  chose,  comme 
si  cette  représentation  en  formait  partie  intégrante  ;  il 
croyait  que  le  nom  déterminait  la  chose,  et  que  la  rela- 
tion n'avait  de  valeur  qu'en  vertu  de  son  signe  concret,  le 
nombre.  Quoi  d'étrange,  par  conséquent,  avec  un  tel  point 
de  départ,  qu'il  se  figurât  pouvoir  conjurer  ou  détermi- 
ner les  événements  a  sa  convenance  et  produire  le  mal  ou 
le  bien  dès  qu'il  avait  trouvé  la  figure,  le  mot  ou  le  chiffre 
qui  était  le  lien  mystérieux  entre  la  terre  et  le  ciel  ? 

La  corrélation  entre  la  sphère  céleste  et  l'humanité  pro- 
duisit lin  résultat  politique.  Le  soleil,  roi  des  cieux,  puis- 
qu'il était  le  premier  astre  du  firmament,  correspondait 
au  monarque.  De  même  qu'il  n'y  a  dans  le  ciel  qu'un  seul 
astre  qui  régit  tous  les  autres,  de  même  un  seul  roi  doit 
être  au-dessus  de  tous  les  autres.  Les  rois  de  Babylone  se 
croient  les  élus  du  soleil,  comme  ceux  de  Perse  se  crurent 
les  élus  d'Ormuzd.  Bientôt  leurs  actes  sont  considérés 
comme  des  émanations  de  la  divinité  sidérale,  et  eux- 
mêmes  s'adjugent  le  nom  de  vicaires  des  dieux.  Le  droit 
divin  établi  sous  cette  forme  primitive  comporte  pour  con- 
séquence immédiate  la  justification  de  la  conquête.  Les 
monarques  de  Babylone  prétendent  donc  conquérir  le 
monde  pour  soumettre  les  peuples  et  leurs  rois  au  joug  de 
leurs  divinités,  dont  ils  s'attribuent  le  pouvoir  exécutif  sur 
la  terre.  Tous  ceux  qui  résistent  à  leurs  Volontés  sont 
conséquemment  tenus  pour  ennemis  de  Bel  et  traités 
comme  tels  ;  on  les  écorche  vifs  ou  on  les  empale  après 
avoir  «  violé  leurs  fils  et  leurs  filles  » .  A  l'origine,  l'autorité 
n'a  été  que  l'hommage  rendu  par  l'homme  à  la  supériorité 
brutale  de  la  nature;  c'est  la  fatalité  faisant  sa  dernière 
manifestation  dans  les  sociétés  humaines. 

Comme  les.  actes  qui  s'accomplissaient  au  ciel  se  réflé- 
chissaient sur  la  terre,  et  que  les  dieux  cosmiques  étaient 


BABYLONE.  351 

ardemment  amoureux,  il  arriva  que  l'Amour  ne  farda  pas 
à  descendre  sur  le  monde.  L'objet  des  amours  du  soleil. 
Bel  ou  Tammuz,  était  Mylitta,  la  dresse  tellurique  ;  la 
végétation,  ainsi  que  les  êtres  animés,  furent  considérés 
comme  le  produit  de  ce  couple  suprême  (1).  L'amour  des- 
cendit des  hauteurs  célestes  en  s'imposant  comme  une  loi 
divine.  La  jouissance  terrestre  ne  fut  qu'un  reflet  de  la 
concupiscence  supra-sensible  de  l'univers. 

Il  convient  d'observer  que  tous  ces  dieux  des  mytholo-- 
gies  sémitiques  ne  potsèd  'ut  pas  de  personnalité  bien 
tranchée;  ils  ne  sont  pas  encore  complètement  anthropo- 
morphes; ils  ont  quelque  chose  de  vague  qui  ne  peut  être 
réduit  à  une  formule  concrète:  leurs  contours  flottent 
aussi  bien  que  la  matière  dans  laquelle  ils  sont  plongés; 
ce  n'est  qu'avec  elle  qu'ils  prennent  forme,  et  ils  affectent 
les  formes  par  elle  affectées.  L'individualité  des  dieux 
grecs  leur  fait  défaut  ;  ils  se  confondent  les  uns  dans  les 
autres  ;  il  est  assez  difficile  parfois  de  distinguer  s'il  s'a- 
git de  deux  dieux,  ou  simplement  d'un  dieu  ;i  deux  faces. 
Les  uns  sont  voluptueux  par  intermittence  ou  sinistres, 
les  autres  masculins  ou  féminins;  d'autres  fois  les  sexes 
se  confondent  en  leur  personne,  et  ils  deviennent  her- 
maphrodites. Il  en  est  qui,  de  divinités  telluriques.  devien- 
nent sidérales  ;  certains  se  décomposent  en  triades  ;  enfin 
quelques-uns  n'ont  ni  formes  ni  fonctions  bien  connues. 
La  confusion  métaphorique  du  langage  des  théogonies  sé- 
mitiques est  un  indice  certain  de  l'indétermination  des 
idées  qu'elles  renferment.  En  effet,  une  conception  claire 
et  définitive  entraîne  toujours  une  expression  exacte. 

Myr-Mylitta,  la  déesse  de  Babylone,  représente  la  na- 
ture avide  de  reproduction  et  amoureuse  du  soleil  qui  la  fé- 
conde. Elle  prend  le  nom  de  Taa1mth1  lorsqu'elle  pleure, 
dans  les  longues  pluies  d'automne,  et  lorsqu'on  hiver  elle 
se  recouvre  d'un  lourd  manteau  de  neige,  Elle  se  révèle 

(I)  Gesenius,  p.  62,  et  Diortore  de  Sicile,  liv.  I,  p.  1 1 . 


332  LE  DEMON. 

aux  mortels  par  la  face  livide  de  la  lune,  quand  elle  poind 
entre  les  déchirures  du  voile  épaisde  nuages  qui  la  dérobe 
à  la  vue.  Elle  devient  Zirbanit,  lorsqu'en  avril  elle  se 
réveille  de  son  long  sommeil  d'hiver  sous  les  baisers  ar- 
dents de  son  amant  cosmique.  Alors,  elle  sent  tressaillir 
les  semences  de  tous  les  êtres  qu'elle  porte  dans  ses  flancs. 
Elle  se  pare  de  toutes  les  splendeurs  d'une  végétation  su- 
perbe, et,  folle  d'amour,  elle  éclate  en  une  immensité  de 
fleurs  brillantes,  dont  les  parfums  embaument  l'air  tiède 
et  lumineux  qui  l'entoure.  Les  poissons  fourmillent  dans 
le  sein  de  ses  eaux  verdoyantes  ;  l'ardeur  s'accroît  chez  les 
voluptueux  ramiers  qui  nichent  dans  les  sombres  cyprès  ; 
au  milieu  de  cette  fête  universelle,  elle  reçoit  son  amant 
couronné  de  rayons  d'or  qui  la  féconde,  et  elle  devient 
la  mère  et  la  nourricière  de  toutes  les  créatures.  Telle  est  la 
grande  déesse  de  Babylone,  la  bonne  déesse  médiatrice, 
analogue  à  l'Istar  assyrienne,  à  l'Isis  d'Egypte,  à  l'Aschéra 
chananéenne,  à  la  Cybèle  de  Phrygie,  à  la  Baalath  de  By- 
blos,  à  la  Tanit  de  Garthage  et  à  la  Diane  d'Ephèse. 

L'unité  de  régime  dans  le  ciel  et  la  monarchie  à,  ten- 
dances conquérantes  sur  la  terre  appelaient  l'unification 
des  races.  Pour  constituer  cette  unité,  Babylone,  incon- 
sciemment, recourut  à  ses  préceptes  du  culte  de  l'amour 
émané  des  dieux  cosmiques.  Pour  mêler  les  peuples,  pour 
s'assimiler  les  races,  elle  leur  donna  la  chair  de  sa  chair: 
cité  commerçante  par  excellence,  elle  les  convia  à  une 
monstrueuse  foire  d'amour  où  s'accomplit  la  promiscuité 
du  sang.  Elle  fit  irradier  dans  ce  but  des  routes  conduisant 
dans  tous  les  pays,  elle  ouvrit  ses  portes  à  tous  les  peu- 
ples et  elle  leur  offrit  ses  femmes  dans  les  temples,  comme 
elle  offrait  au  marchand  de  la  caravane  ses  marchandises 
dans  ses  riches  comptoirs. 

Toutes  les  femmes  de  Babylone,  la  tète  ceinte  de  la 
cordelette  symbolique ,  venaient  donc  s'asseoir  dans 
l'enceinte  sacrée  du  sanctuaire  et  attendre  les  pèlerins 
de  l'amour  attirés  de  tous  les  pays  de  la  terre  par  le 


BABYLONE.  333 

renom  de  leur  beauté.  De  l'esclave  la  plus  misérable  jus- 
qu'à la  plus  grande  dame,  aucune  ne  laissait  d'accomplir 
ce  devoir  considéré  comme  sacré.  Celles  qui,  orgueilleuses 
de  leurs  richesses,  dédaignaient  de  se  mêler  au  vulgaire 
troupeau,  vêtues  de  luxueuses  tuniques,  parées  de  somp- 
tueux bijoux,  se  faisaient  traîner  dans  des  chars  couverts, 
suivies  de  nombreuses  servantes,  au  temple  de  la  bonne 
déesse.  Là,  à  l'ombre  des  myrtes  sacrés,  elles  se  rangeaient 
par  files,  laissant  entre  elles  comme  des  rues  au  milieu 
desquelles  les  dévots  pouvaient  circuler  à  leur  aise  pour 
bien  voir  et  choisir.  L'étranger  passait,  il  laissait  tomber 
une  pièce  de  monnaie  sur  les  genoux  de  celle  qu'il  préfé- 
rait, en  lui  disant  :  «  J'invoque  pour  toi  la  déesse  Mylitta,  » 
et  la  femme  se  levait  à  l'instant  et  suivait.  Nulle  ne  pou- 
vait retourner  chez  elle  sans  avoir  été  l'objet  d'un  choix  • 
nulle  ne  pouvait  repousser  celui  qui  l'avait  choisie.  Que 
le  présent  qui  lui  était  fait  fût  splendide  ou  qu'il  fût  infime, 
elle  était  tenue  de  l'accepter.  Que  celui  qui  l'avait  préférée 
fût  un  esclave  ou  un  satrape,  un  Egyptien,  un  Perse,  un 
Hellène,  un  Phénicien,  un  Assyrien,  un  Juif  ou  un  Ethio- 
pien, elle  lui  appartenait.  Prêtresse  de  Myr-Mylitta,  elle 
livrait  son  corps  dans  cette  pàques  d'orgie  pour  accom- 
plir un  sacrement,  le  sacrement  impur  de  la  communion 
de  la  chair  (1)  :  Babylone  était  la  coupe  où  venaient  boire 
et  s'enivrer  les  nations  (2). 

Or,  cette  orgie  n'était  pas  seulement  annuelle  ;  elle  se 
reproduisait  souvent  dans  les  temples  de  Zirbanit  ;  là,  le  vin 
coulait  à  flots,  les  parfums  brûlaient  sur  les  autels  (3), 
les  hiérodules,  le  corps  nu  jusqu'à  la  ceinture  (4)  et  ivres 
des  fumées  de  l'encens  et  de  la  boisson,  se  livraient  à  tous 
les  transports  de  l'érotisme.  La  table  du  festin  et  celle  du 

(1)  Hérodote,  liv.  I,  §  199,  et  Strabon,  Géographie,  lib.  XVI,  cap.  i, 
§20. 

(2)  Jérémie,  u,  7. 

(3)  Rawlinson,  the  Five  Greal  Monarchies,  chap.  ni,  p.  29  et  30. 

(4)  Rawlinson,  thc  Five  Greal  Monarchies,  chap.  m,  p.  22. 

23 


354.  LE  DÉMON. 

sacrifice  se  confondent  dans  l'histoire,  la  cassolette  aux 
parfums  fut  le  premier  encensoir,  l'ivresse  préluda  à  la 
foi,  la  chasteté  fut  précédée  par  l'omnigamie. 

La  raison  inconsciente  et  collective  de  ces  pratiques, 
c'était  l'unification  des  races;  la  raison  consciente  et  in- 
dividuelle était  tout  autre.  La  femme  de  Babylone  se 
livrait  à  tout  venant  dans  la  cité  sacrée  parce  qu'elle  se 
considérait  comme  l'épouse  de  Bel;  en  se  donnant  à  qui 
adorait  le  dieu,  à  qui  était  identifié  avec  lui,  c'était  à  Bel 
lui-même  qu'elle  se  donnait.  Aussi  le  grand  prêtre  en 
choisissait-il  une  entre  toutes,  la  plus  belle,  et  la  trans- 
portait-il en  haut  de  la  dernière  plate-forme  du  temple  de 
Bel,  où  sous  le  tabernacle  sacré  se  trouvaient  un  lit  et  une 
table  d'or.  La  femme  élue  passait  la  nuit  dans  cet  endroit, 
et  le  dieu  descendait  pour  la  posséder  lui-même  (1).  Au 
jour  suivant,  déclarée  prophétesse,  elle  demeurait  dans  le 
temple  et  fournissait  à  ceux  qui  l'interrogaient  les  réponses 
que  le  dieu  lui  avait  communiquées  durant  son  sommeil. 
A  l'avenir  elle  ne  pouvait  plus  appartenir  à  aucun  homme, 
car  elle  était  sacrée  (2). 

De  tels  cultes  devaient  procurer  une  grande  prépondé- 
rance à  la  femme.  De  Mylitta,  la  grande  déesse,  qui, 
comme  nous  l'avons  dit,  est  la  nature  passive  ou  la  terre 
humide,  et  qui  originairement  était  la  matière  chaotique, 
procédaient  le  soleil  et  toute  sa  cohorte  céleste.  Le  soleil, 
étant  né  plus  tard  n'était  qu'ordonnateur  ou  Demiourgos. 
Chaque  jour  le  Chaldéen  le  voyait  remontant  de  la  monta- 
gne d'Orient,  et  il  lui  semblait  que  la  terre  l'enfantait.  La 
terre  étaitdonc pour luila mère  du  soleil.  Puis,  en  s'élevant, 
cet  astre  la  baignait  de  sa  lumière  et  la  fécondait  ;  de  là  la 
sanctification  de  l'inceste.  Le  divin  Bel  était  l'amant  de  sa 
mère,  et  tous  les  êtres  devenaient  les  enfants  de  cet  amour 
incestueux.  11  ne  faut  pas  chercher  d'autre  signification  aux 


(1)  Cullimore,  Orientais  Cylindcrs,  n09  71,  7G  el  109. 

(2)  Hérodote,  liv.  I,  §  181  et  482. 


BABYL0NE.  355 

amours  de  Sémiramis  et  de  Ninyas,  de  Sémélé  et  de  son 
fils  Bacchus,  d'OEdipe  et  de  Jocaste  sa  mère.  Par  consé- 
quent, la  nature  mère  du  dieu  solaire  lui  était  antérieure 
et,  en  une  certaine  façon,  supérieure.  Lui  attribuer  le  sexe 
féminin  et  l'entourer  d'un  culte  aussi  pompeux,  c'était 
forcément  procurera  la  femme  une  grande  considération. 
On  représentait  la  grande  déesse  sous  la  forme  d'une 
femme  nue  debout  sur  un  lion  ;  le  lion  était  le  symbole  du 
soleil  ;  elle  l'avait  sous  ses  pieds  en  signe  de  puissance. 
D'autres  fois  elle  se  tenait  debout  sur  un  char  traîné  par 
deux  lions.  On  l'a  fréquemment  rencontrée  sous  cette 
forme  dans  l'Asie  Mineure. 

Les  légendes  et  les  monuments  témoignent  de  la  liberté, 
de  la  considération  et  de  l'influence  dont  jouissaient  les 
femmes  babyloniennes,  et  qui  étaient  inconnues  de  l'an- 
tiquité en  général  et  principalement  des  peuples  asiati- 
ques. Les  récits  sur  Sémiramis  et  sur  Nitocris,  bien  que 
purement  fabuleux,  et  les  figures  d'Istar  qu'on  rencontre 
sur  les  cylindres  démontrent  manifestement  l'importance 
publique  de  la  femme  chaldéenne.  M.  Rawlinson  dit 
très-justement  à  ce  propos  que,  s'il  n'en  avait  pas  été 
ainsi,  les  femmes  n'auraient  certainement  pas  obtenu  tant 
d'importance  dans  les  représentations  plastiques,  non 
plus  que  tant  de  place  dans  les  histoires  mythiques  (1),  at- 
tendu que  ces  deux  formes  sont  en  somme  les  deux 
seules  par  où  s'est  traduit  le  caractère  de  ces  époques. 

Les  représentations  artistiques  ont  toujours  été  les 
images  fidèles  de  l'époque  qu'elles  ont  reproduite  ;  tou- 
jours leurs  types  ont  nettement  défini  la  société  qui  les  a 
vu  surgir.  Les  dieux  éygptiens  ont  le  sourire  mélancoli- 
que, la  tranquillité  résignée  de  l'habitant  de  ces  pays 
chauds  ;  plusieurs  s'offrent  sous  la  forme  d'un  ani- 
mal, parce  que,  sur  les  bords  du  Nil,  l'amour  de  la  nature 
était  si  large,  que  jusqu'à  l'animal  tout  était  sacré.  Les 

(I)  Rawlinson,  the  Fivc  Gteat  Monarchies,  1. 111,  p.  21  et  22, 


536  LE  DÉMON. 

déesses  grecques,  d'une  beauté  admirablement  propor- 
tionnée, représentaient  bien  cette  société  clans  laquelle 
tout  jusqu'au  divin,  prenait  forme  humaine.  Au  moyen 
âge,  époque  d'expiation  et  de  pénitence,  époque  où  la 
matière  est  vouée  au  mépris,  les  christs  sont  émaciés  et 
livides,  leur  charpente  osseuse  se  distingue  sous  la  peau 
qui  la  recouvre  ;  les  vierges  sont  pâles  et  pleureuses,  et  les 
saints,  mortifiés  par  les  tourments,  lèvent  les  yeux  au  ciel 
où  ils  ont  leur  demeure.  Pendant  la  renaissance,  au  con- 
traire, les  saints  prennent  de  belles  formes,  on  les  revêt 
de  soie  et  de  brocart;  les  christs  acquièrent  une  muscula- 
ture herculéenne;  les  vierges  deviennent  gracieuses  et 
souriantes;  celles  de  Raphaël  sont  de  sensibles  Italiennes, 
celles  de  Murillo  des  Andalouses  célestes  ;  et,  pour  célé- 
brer le  retour  vers  la  Nature  ,  les  peintres  aiment  à 
représenter,  dans  sa  toute-puissance,  le  Père  éternel  qui 
l'a  créée. 

On  peut  appliquer  cette  loi  aux  divinités  assyriennes 
et  chaldéennes.  Les  représentations  de  la  grande  déesse 
couronnée  de  la  mitre,  aux  cheveux  flottant  sur  les  épaules 
et  tombant  jusqu'à  la  ceinture,  au  visage  hautain,  aux 
seins  orgueilleusement  dressés,  aux  larges  yeux,  aux  sour- 
cils finement  arqués,  à  la  lèvre  inférieure  charnue,  à  la 
bouche  gracieusement  entrouverte,  ici  nue  et  vêtue  ail- 
leurs, tantôt  les  pieds  posés  sur  un  lion,  et  tantôt  traînée 
dans  un  char  attelé  de  deux  de  ces  animaux,  une  fleur  et 
parfois  des  oiseaux  à  la  main,  souvent  armée  de  la  lance 
et  du  bouclier,  —  ces  représentations  ne  sont  que  des 
anthropomorphismes,  c'est-à-dire  des  divinisations  des 
altières  femmes  de  l'Asie  Mineure  et  de  la  civilisation 
de  l'Euphrate  ,  qui  démontrent  manifestement  la  pré- 
pondérance obtenue  par  la  femme  en  Chaldée.  Telles 
devaient  être,  en  effet,  les  femmes  sémites,  images 
vivantes  de  Vénus  Mylitta,  au  tempérament  de  feu,  tou- 
jours ardentes,  insatiables,  inassouvies,  toujours  harce- 
lées par  une  inaltérable  soif  d'amour  que  les  forces  d'un 


BABYLONE.  357 

homme  étaient  impuissantes  a  éteindre.  Leurs  désirs 
effrénés  devaient  renfermer  quelque  chose  d'indéfini,  d'in- 
commensurable, qui  aboutissait  au  panthéisme  de  l'amour 
et  rendait  nécessaire  la  possession  de  tout  l'autre  sexe. 
Ce  n'était  pas  un  homme,  en  effet,  qu'elles  aimaient, 
c'était  l'homme.  Leur  passion  franchissait  les  bornes 
de  l'individualité;  filles  de  la  grande  déesse,  elles  étaient 
la  représentation  du  sexe  ;  leur  amour  tenait  de  la  gran- 
deur du  Tout,  leur  désir  des  ardeurs  du  Soleil,  leur  père, 
et  leur  volupté  de  la  magnificence  de  la  Terre,  leur  mère. 
Ce  sont  ces  femmes  qui  causèrent  la  perte  du  Perse 
et  du  Juif,  comme,  plus  tard,  elles  devaient  causer  celle 
du  Grec  et  du  Romain.  Ce  sont  elles  qui  propagèrent  la 
loi  de  l'Amour  en  prêtresses  de  la  divinité,  et  comme  des- 
tinées par  la  nature  à  accomplir  l'unité  des  races.  Mais 
on  n'avait  pas  obtenu  ainsi  l'unité  physique.  Poussée 
donc  par  la  loi  des  contrastes,  l'Humanité  tendit  par  la 
voie  de  la  chasteté  à  l'unification  morale;  la  matrone  de 
l'Euphrate  disparut  devant  la  vierge  de  la  Judée,  et  ce  fut 
une  femme  qui  personnifia  aussi  l'idée  inverse.  L'amour 
charnel,  inspiré  par  la  fécondation  de  la  nature,  avait 
provoqué  la  tendance  contraire,  et  bientôt  l'on  vit  appa- 
raître, inspiré  par  un  idéal  d'outre-tombe,  l'amour  chaste 
et  stérile  dont  la  réalisation  consiste  en  une  perpétuelle 
virginité;  amour  en  Dieu  aussi,  mais  en  Dieu  esprit  et 
non  en  Dieu  nature.  A  une  tendance  en  un  sens,  l'Hu- 
manité, comme  si  elle  était  régie  par  la  loi  du  pendule, 
répond  ainsi  par  une  autre  tendance  en  sens  contraire. 
Toute  thèse  contient  son  antithèse  ;  et  celle  de  Zirbanit 
fut  Marie. 

Nous  avons  vu  qu'à  Babylone,  comme  chez  les  Acca- 
diens,  le  mal  qui  accablait  les  hommes  provenait  des  es- 
prits célestes  ou  des  démons  infernaux,  de  ces  démons  qui 
étaient  les  ombres  des  méchants,  s'échappant  du  pays  des 
ténèbres  pour  tourmenter  les  mortels  sur  la  terre.  Mais, 


358  LE  DÉMON. 

en  dehors  de  ces  causes,  il  en  était  d'autres  encore  aux- 
quelles on  attribuait  les  maux  qui  pèsent  sur  les  vivants. 
Gomme  le  raconte  Bérose ,  la  théogonie  babylonienne 
enseigne  que  la  création  fut  précédée  d'une  époque  où  tout 
était  eau  et  ténèbres  ;  du  sein  de  ces  eaux  surgirent  spon- 
tanément une  quantité  d'êtres  irréguliers;  chacun  d'eux 
était  pourvu  des  membres  d'un  autre;  c'est  ainsi  que  cer- 
tains avaient  deux  tètes,  une  d'homme  et  une  de  femme; 
d'autres  possédaient  les  deux  sexes  ;  certains  quadrupèdes 
étaient  munis  de  quatre  ailes  ;  il  y  avait  des  hippocen- 
taures, des  taureaux  à  tête  d'homme,  des  chiens  à  quatre 
corps  et  à  queue  do  poisson,  des  chevaux  cynocéphales, 
des  serpents  à  tête  humaine.  C'était,  en  un  mot,  le  règne 
de  la  confusion  des  formes  au  sein  du  chaos.  Une  femme, 
du  nom  d'Omorca  ,  présidait  à  cet  universel  désordre. 
Pour  rétablir  l'ordre,  Bel  la  coupa  on  deux  morceaux;  la 
lune  et  le  ciel  étoile  sortirent  de  la  moitié  supérieure,  la 
terre  et  la  mer  de  la  partie  inférieure.  Les  monstres  qui 
vivaient  dans  son  sein  disparurent.  Bel  fit  alors  jaillir 
du  sang  de  sa  tète,  et  le  répandant  sur  la  terre,  il  créa 
les  hommes  qui,  par  suite  de  cette  origine,  possèdent 
l'intelligence  divine.  Ensuite,  il  divisa  les  ténèbres,  et 
les  êtres  ténébreux,  ne  pouvant  supporter  1  éclat  do 
la  lumière,  périrent.  Enfin,  il  établit  l'ordre  dans  la 
création,  et,  depuis  lors,  il  brille  resplendissant  dans 
l'espace. 

Nous  voyons  ainsi  qu'à  Babylone  on  crut  que  le  mal 
précéda  le  bien,  que  le  désordre  vint  avant  l'ordre,  celui- 
là  personnifié  dans  un  être  féminin,  celui-ci  en  un  dieu 
non  pas  créateur,  mais  ordonnateur  seulement  de  l'uni- 
vers qui  souffrait  dans  une  condition  non  adéquate. 

Les  textes  cunéiformes  parlent  encore  de  la  lutte  entre 
un  monstre  nommé  Tiamat  et  les  dieux  (1),  ainsi  que 
d'un  autre  monstre,  Boul  — le  Dévorant,  —  qui  s'élançait 

(I)  G.  Smith,  the  Chaldean  Account  of  Genesis,  1876. 


BABYI.ONE.  359 

périodiquement  du  sein  de  la  mer  pour  dévaster  le  pays 
et  dévorer  les  jeunes  filles  qu'il  rencontrait  sur  son  pas- 
sage. La  légende  raconte  que  le  roi  Izdubar,  ayant  résolu 
de  tuer  Boul,  ordonna  à  son  fils,  le  chasseur  Ssaïd,  de  se 
rendre  dans  ses  domaines,  suivi  de  Hakirtou  et  d'Oupa- 
samrou,  les  deux  plus  belles  femmes  du  royaume  ;  lorsque 
le  monstre  passerait  devant  elles,  il  était  entendu  qu'elles 
devaient  laisser  tomber  leurs  voiles  et  se  montrer  toutes 
nues  à  ses  yeux,  afin  de  l'attirer  en  milieu  où  le  chasseur, 
caché  en  embuscade,  lui  donnerait  la  mort.  C'est  ainsi 
qu'il  fut  fait,  et  Ssaïd  rentra  triomphant  dans  la  ville 
d'Erech  (1). 

ABabylone,  ainsi  qu'en  Assyrie,  la  mort  du  dieu  solaire 
était  considérée  comme  la  cause  des  maux  qui  s'appesan- 
tissent sur  la  terre,  lorsque  la  nature,  triste  et  languis- 
sante, se  dessèche  et  pleure  la  perte  de  l'époux  qui  la 
fécondait.  Ainsi,  Myr-Mylitta,  qui,  sous  le  nom  de  Zirba- 
nit,  produit  des  cultos  d'amour  sensuel,  devient,  sous 
l'aspect  de  Taauth,  la  déesse  funèbre  de  la  guerre  et  de 
la  mort,  qui  se  rapproche  de  l'Istar  d'Arbelles,  la  d